2. Contribution de JACQUES DE COURSON, économiste et urbaniste, administrateur de l'ONG, « Urbanistes du monde » : « Eloge (ambigu) des catastrophes urbaines »

"Détruire, dit-elle" (Marguerite Duras)

Tous les journaux télévisés et les quotidiens ouvrent leur "une" sur une ou plusieurs catastrophes: guerres, inondations, tsunamis, tremblements de terre, explosions, épidémies, accidents... Ils enchaînent ensuite sur plusieurs faits divers, plus ou moins sordides - meurtres, assassinats, hold-ups, corruption aggravée, viols en réunion - qui feront la une des journaux gratuits ou populaires du lendemain. D'où viennent cette curiosité, cette fascination,  cette curiosité malsaine pour les évènements dramatiques qui bouleversent l'actualité le plus souvent ordinaire des gens ordinaires? N'est ce que de l'information à laquelle les citoyens ont "droit" et qui les "intéressent" particulièrement à l'égal du mariage du petit-fils de la reine d'Angleterre ou de la béatification de Jean-Paul II (1er mai 2011) ? Et quelles influences profondes sur les esprits et la conception du monde  cette mise à nu et en image des catastrophes présentées et répétées quotidiennement (pour le plus grand profit des publicitaires!) a-t-elle sur les esprits ? Le monde est-il réellement en péril, le mal si commun, la haine si répandue, la guerre si familière, les destructions, attentats et explosions si banals ? Peut-être. Il reste que les "catastrophes" de Fukushima, Benghazi, Abidjan, Marrakech et autres lieux  tétanisent l'opinion et pour cette raison  intéressent les urbanistes, les élus locaux et  les médias.

D'après le petit  Robert une " catastrophe " est un malheur effroyable et brutal (cf. bouleversement, calamité, cataclysme, désastre, drame). Il s'agit donc d'un événement aux conséquences funestes qui survient à un moment inattendu, sans préalable, de façon brutale et dont les conséquences sont parfois dramatiques. Comme peu de gens s'intéressent aux catastrophes, surgissent à la campagne, sauf les agriculteurs concernés (le plus souvent indemnisés au titre des "catastrophes naturelles"), les poseurs de bombe, les terroristes,  les policiers et gendarmes, les hommes politiques, les militaires ; et les journalistes, préfèrent les catastrophes qui concernent les villes parce que les auditeurs/lecteurs/spectateurs et victimes éventuelles y sont concentrés.  Le malheur est donc le plus souvent urbain, imprévisible et destructeur. Comment le " nommer ", le gérer (avant, pendant et après) et lui donner un sens,  et parfois même considérer une catastrophe urbaine comme  une opportunité, faire  ainsi du drame subi un projet voulu ? Peut-on transformer le mal en bien, faire du neuf avec du vieux et de la catastrophe un levier pour l'action ? Tel est l'objet de cette brève communication rédigée à la demande du Sénat dans le cadre du groupe de travail " villes du futur " animé par M. Jean-Pierre Sueur, sénateur.

Une catastrophe urbaine peut être:

- naturelle : glissement de terrain, séisme, inondation, tsunami, orage de grêle, tornade, tempête, avalanche, invasion de crickets... ;

- industrielle : Bhopal, Toulouse (AZF), destruction d'une plate-forme pétrolière ... ;

- technique : rupture d'un barrage, crash d'un avion, incendie , effondrement minier ... ;

- militaire : conflit, guerre civile, explosion, bombardement ... ;

- ethnique, religieuse ou sociale: révolte de la faim, attentat terroriste, massacre...

Parfois même les sources de conflit peuvent se multiplier. Exemple : la catastrophe de Fukushima issue d'un tsunami qui a déclenché un accident nucléaire. La catastrophe peut être ponctuelle (cf. les attentats terroristes de New-York, Paris, Madrid et Londres, de longue durée (l'ouragan Katrina aux Etat-Unis) ou sans limite dans le temps  (" révolution " politique dans les pays arabes), voire progressive et impossible à maîtriser  (dérèglement climatique, fonte des glaciers, hausse du niveau des mers). Elle peut même devenir un phénomène planétaire (accroissement des pollutions marines,  déforestation et désertification, accélération des migrations internationales) aux conséquences irréversibles sur les villes concernées.

Pour les responsables des villes touchées par ces catastrophes, quels qu'en soient la cause, l'ampleur, la durée, l'étendue et les conséquences immédiates ou futures, trois initiatives sont attendues de la part des responsables publics :

- les prévenir (si elles sont prévisibles scientifiquement, socialement ou politiquement) et par conséquence en connaître, autant que faire ce peut, les causes et  l'impact. Les autorités concernées devraient donc a minima appliquer le principe de précaution qui imposerait d'éviter de  prendre  inconsidérément des risques graves. On peut ainsi penser que le gouvernement japonais a eu grand tort d'autoriser la réalisation de la centrale nucléaire de Fukushima  en zone urbaine, sur un site sismique et en bord de mer, et que le gouvernement français a pris quelques risques en autorisant la construction de la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine à 90 kilomètres en amont de la capitale ;

- les gérer au mieux des moyens de la collectivité concernée, complétée éventuellement par l'aide internationale. On a vu que dans les cas de Port-au-Prince (Haïti) et La Nouvelle-Orléans (Etats-Unis) l'organisation des secours a été gravement déficiente. Par contre dans les grandes villes des pays européens (attentats de Paris, Londres et Madrid par exemple) l'efficacité et la rapidité  des services de sécurité ont été  saluées unanimement. Malheur aux pays pauvres,  vive les préfets et merci les ONG ! Ainsi Jean-Pierre Duport, jadis préfet de la région parisienne, définissait le rôle du préfet en faisant remarquer qu'en cas de catastrophe tous les maires savent  qu'en cas de " pépin " grave le seul à pouvoir réquisitionner la gendarmerie, la police, les pompiers, la protection civile, le corps médical, les volontaires, et si nécessaire l'armée, et de les coordonner, était, dans le système français, ... le préfet lui-même. En mai 1968, alors que le pays tout entier était au bord de la " révolution ", le gouvernement  absent et le chef de l'Etat à l'étranger, le seul qui a " tenu " fut le préfet de police Maurice Grimaud. Merci M. le préfet !

- assurer la remise en état ou la reconstruction post-catastrophe. C'est toujours le cas, avec le plus souvent quelques retards dus aux expertises nécessaires exigées par les autorités judiciaires pour établir les responsabilités des uns et des autres. Ainsi en fut-il lors de la tempête survenue en Vendée qui eut pour conséquence  la destruction de nombreux pavillons. Affaire à suivre. Dans tous les cas, il s'agit de détruire, nettoyer, réaménager et parfois reconstruire. La vie continue, et certains sont actifs dans ces périodes de restauration. Des entreprises, collectivités et propriétaires en sont même parfois les bénéficiaires  et en tirent  quelque profit. Les titulaires de " dommages de guerre " après la deuxième guerre mondiale en savent quelque chose. J'imagine ainsi que les propriétaires des tours du World Trade Center de Manhattan à New York trouveront  à leur reconstruction à neuf, dix ans après, quelque intérêt. Les catastrophes causent ainsi, plusieurs années plus tard, des drames irréparables mais font en même temps  quelques heureux.

Allons plus loin. L'histoire est pleine - réalité ou récit mythologique - de la description de villes entières qui furent soit abandonnées (Babel, Sodome et Gomorrhe, Babylone, Milet...) soit/et détruites ou incendiées  (Jérusalem, Rome, Alexandrie). Plus près de nous ce fut le cas pour  Lisbonne (qui émut tant Voltaire), puis plus tard Hiroshima et Nagazaki, Dresde, Rouen, Le Havre, ... du fait des combats de la Seconde Guerre mondiale, puis à l'époque moderne Agadir, Skopje, Osaka, et aujourd'hui Fukushima,  puis demain d'autres encore. A croire que détruire le coeur d'une ville devient un exercice banal des écoles d'état-major et que déloger un tyran de son " bunker " afin de le juger, sans " dommages collatéraux " et troupes au sol, est devenu un exercice banal de  technologie militaire extrêmement sophistiquée comme récemment à Bagdad, Abidjan ou Tripoli. Parfois même la catastrophe urbaine fut évitée de justesse comme ce fut le cas pour Paris grâce au général von Choltitz qui décida de désobéir aux ordres de Hitler en 1944.

Que conclure de ces apocalypses volontaires ou subies pour les villes de notre temps et qu'en penser pour celles du futur ?

Relevons d'abord les dangers d'une fascination, très répandue dans l'opinion, des catastrophes et, comme le dit le philosophe Pascal Bruckner (Le Monde du 2 mai 2001), d'une sorte de " séduction du désastre ", que diffusent  romans, films et bandes dessinées contemporains. L'apocalypse fait vendre et la crainte des " moyens de destruction massive " a même réussi à convaincre l'opinion américaine et anglaise que la guerre d'Irak était nécessaire. " Détruire, dit-elle " titrait Marguerite Duras. A croire que les techniques de destruction ont fait quelque progrès technologique puisqu'il suffit d'un Boeing ordinaire et d'un kamikaze armé d'un cutter pour détruire une tour au coeur de Manhattan sans aucun dégât collatéral. Serait-ce possible pour la tour Eiffel ?

Notons ensuite que la destruction volontaire de quartiers et même de villes entières fait maintenant partie des  pratiques courantes de l'urbanisme dans les villes des pays développés (cf la destruction des Halles - une première fois il y a 40 ans puis une deuxième fois aujourd'hui -, des usines Citroën, des entrepôts de Bercy à Paris et des casernes de la Part-Dieu à Lyon), et de plus en plus fréquemment, dans les villes des pays en développement. Ainsi Kaboul (7 millions d'habitants), capitale de l'Afghanistan, aujourd'hui détruite aux trois-quarts par les guerres civiles successives, devrait être remplacée par une ville nouvelle de trois millions d'habitants au nord du site actuel. Ainsi fut conçu - et heureusement pour Paris, non réalisé - le " Plan Voisin " de Le Corbusier  ("Urbanisme", Flammarion, 1925) qui avait pour objet de détruire le centre de Paris pour le remplacer par une forêt de tours de bureaux "à l'américaine".

Parfois enfin, et heureusement, des mesures sont prises à temps pour prévenir les  conséquences des catastrophes (permettant ainsi par exemple l'évacuation des populations concernées avant  un événement auquel on ne peut s'opposer, comme dans le cas des tsunamis) et parfois même les rendre impossibles (la construction en cours des 78 digues mobiles de 18 kilomètres permettant de protéger Venise de l'"aqua alta" et la réalisation de bassins de rétention ou barrages permettant de réguler les crues des fleuves comme ce fut le cas pour le Rhône, la Loire et la Seine en France). Reste un problème géo-politique grave que la communauté internationale n'a jamais réussi à résoudre : les migrations internationales dues à des causes militaires, humanitaires, économiques, politiques ou climatiques. La petite île de Lampedusa, les villes de Melila ou Calais, et tous les ports du sud de l'Europe, sont ou vont être tôt ou tard  l'objet de véritables catastrophes humanitaires aux conséquences imprévisibles et dramatiques. Faut-il donc construire un "mur" autour de l'Europe comme ce fut le cas si longtemps entre les deux parties de Berlin ?

Sommes- nous ainsi rentrés, comme le prédit Jacques Attali (Economie des catastrophes, Julliard, 1974)  et quelques prophètes moins talentueux qui jouent sur les peurs millénaristes de nos contemporains, dans le temps des catastrophes au début de ce nouveau siècle un peu " bousculé " ? Les villes que l'on dit et prédit " durables " ne sont elles pas tout simplement devenus plus éphémères et plus fragiles ? De New York (2001, 1000 morts) à Fukushima (2011, 2000 morts), l'hécatombe va-t-elle se poursuivre et s'accélérer au cours des prochains siècles ? A quand la prochaine guerre des villes ? Le pire est-il à venir ? L'histoire (des catastrophes) a-t-elle une fin ?

Jacques de Courson

Economiste et urbaniste

Administrateur de l'ONG Urbanistes du Monde

Paris. 2 mai 2011

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