CHAPITRE 5 - SYNTHÈSES PROSPECTIVES

Lors de la table ronde organisée le 1 er juin dernier par votre délégation à la prospective, un débat nourri s'est engagé sur la question préliminaire et décisive, de la nature des tendances divergentes observées en Allemagne.

Le diagnostic sur ce point se révèle plus difficile qu'on ne pourrait le croire au vu de la prégnance dans le débat public de la référence à un « modèle allemand » si typé qu'il prendrait la figure de l'évidence et serait, à ce titre, supposé connu de tous. Connu de tous mais également suivi par tous, s'agissant d'un modèle qui ne serait pas seulement descriptif mais s'imposerait à tous pour ses vertus.

Or, et ce rapport s'est employé à le montrer, la réalité est plus complexe.

Sur le modèle entendu au sens le plus neutre d'abord, que faut-il voir ? Une transition en Allemagne ou une Allemagne en transition ? Autrement dit, les orientations suivies par ce pays visaient-elles seulement à purger certains excès dus ou à la réunification ou à vider le système de certaines rigidités pour mieux rebondir, ou bien l'Allemagne, sortant de sa culture d'économie sociale de marché, est-elle en train de changer de nature ? Voyons-nous à l'oeuvre un simple épisode de désinflation compétitive ou bien l'installation d'un nouveau paradigme ?

Sur les aspects plus normatifs de ce qu'on appelle le modèle allemand, la question de sa cohérence est évidemment posée.

Cohérence interne d'abord : l'Allemagne suit-elle une trajectoire de plus forte croissance ou cette trajectoire est-elle orientée par d'autres objectifs ?

Et, dans les deux cas, est-elle susceptible d'atteindre sa cible ?

Cohérence externe ensuite : l'Allemagne assume-t-elle son rôle dans le monde et, particulièrement, en Europe et dans la zone euro, ou bien s'installe-t-elle comme un passager clandestin, de l'Europe principalement, ce qui ne serait conforme ni à son importance ou à ses possibilités ni à des équilibres économiques durables en Europe ?

Sur toutes ces questions, les analystes ont des points de vue radicalement différents.

On doit admettre au moins deux hypothèses pour explorer les futurs : celle d'une « normalisation » de la trajectoire allemande ; celle de la mutation de cette trajectoire en un modèle que certains qualifient de « néo-mercantiliste ».

Les perspectives offertes par cette dernière interprétation dépendent beaucoup du degré de soutenabilité qu'on accorde au régime actuel de croissance allemand, pour l'Allemagne elle-même, et pour ses partenaires de la zone euro, dont évidemment la France.

Elles dépendent également des réactions des partenaires et comprennent, à ce titre, une éventuelle dislocation de l'Union économique et monétaire à partir de réactions différenciées au tempo imposé par l'Allemagne.

Votre rapporteur estime que l'installation de l'Allemagne dans la trajectoire qu'elle a suivie une bonne partie des années 2000 aurait de graves conséquences.

Il reste heureusement un deuxième scénario moins dramatique. C'est celui d'un rééquilibrage des moteurs de la croissance en Allemagne.

Mais cette perspective suscite une première interrogation sur la faisabilité pour l'Allemagne d'une réorientation de ses équilibres économiques. L'Allemagne peut-elle et veut-elle, faire plus de place à sa demande intérieure dans sa trajectoire de croissance ?

Hormis l'incrustation dans le système économique allemand de mécanismes qui ne favorisent pas ce changement, les perspectives de croissance de l'Allemagne, notamment du fait des projections de sa démographie, n'impliquent-elles pas, pour elle, le choix de maintenir son cap ?

En outre, même si, à court terme, les incidences d'une telle réorientation seraient favorables à la France, des perspectives plus diversifiées montrent, que ses effets ne seraient probablement pas décisifs et, plus structurellement, qu'elles ne dispenseraient pas de corriger les problèmes structurels du pays alors qu'à l'avenir devrait perdurer un équilibre franco-allemand où la France ne devrait pas trop compter sur son partenaire pour nourrir sa croissance économique.

I. LA MUTATION DE LA TRAJECTOIRE ALLEMANDE EN MODÈLE ÉCONOMIQUE CRÉERAIT DES TENSIONS SYSTÉMIQUES

La croissance économique allemande a reposé sur l'augmentation continue de son solde commercial.

Un pareil équilibre expose aux fluctuations du commerce mondial et oblige au maintien d'une forte compétitivité dans un contexte où aucun pays ne maîtrise la totalité des paramètres susceptibles de jouer en ce domaine.

En outre, même à supposer cette hypothèque levée, il peut y avoir, pour l'Allemagne, une incohérence à suivre un régime de croissance fondé sur le commerce mondial dont la résolution durable est problématique pour l'Allemagne elle-même.

Par ailleurs, même réussie en interne, elle implique des déséquilibres peu soutenables pour les partenaires, notamment européens.

Enfin, il ne faut pas négliger le volet financier du système dont la stabilité est fragile et dont les efforts en retour peuvent poser problème.

A. UNE CROISSANCE VULNÉRABLE À LA DEMANDE MONDIALE

La croissance allemande est exposée à un ralentissement de la demande mondiale.

La crise économique a illustré la sensibilité de la croissance allemande au commerce mondial. Son expansion a entraîné l'explosion des exportations allemandes mais son effondrement a fait plonger le pays dans la récession.

La baisse de la demande mondiale a réduit la contribution des exportations à la croissance et provoqué une dégradation de l'excédent commercial allemand, même si celle-ci a été modérée du fait du lien existant entre les exportations et les importations du pays dans le système d' outsourcing qu'il a construit.

Évolution par pays de la contribution des exportations à la croissance et des balances commerciales
(en % du PIB)

Note de lecture : Pour l'Allemagne, la crise s'est traduite par une réduction de 10 points de pourcentage de la contribution de ses exportations à la croissance et la réduction de son excédent commercial a atteint plus de 2 points de PIB.

Évolution des contributions à la croissance en Allemagne

Croissance en volume

Contribution de la demande intérieure

Contribution des exportations

Contribution du solde commercial

2007

1,5

0,4

3

1,1

2009

- 1,9

0

- 2,8

- 1,8

Source : Commission européenne

La contribution des exportations à la croissance fortement positive en 2007 s'est effondrée. La demande intérieure étant peu dynamique (sa contribution était tombée à 0,4 point de PIB en 2007 contre 1,8 point en 1999 et devient nulle en 2009), le PIB s'est contracté (- 1,9 %).

Évidemment, la crise peut, dans une certaine mesure, être considérée comme un événement exceptionnel.

Face à des variations plus modérées, les entreprises allemandes semblent en mesure de réaliser un effort de marge du fait de la profitabilité des exportations résultant notamment de l'externalisation du système de leur production. Par ailleurs, elles pourraient peut-être peser sur leurs sous-traitants, afin d'accroître leur compétitivité.

En bref, il existe une plage d'indétermination quant aux effets du ralentissement de la demande adressée à l'Allemagne sur sa croissance dépendant de sa capacité à gagner des parts de marché dans un contexte moins porteur.

C'est ainsi avec une certaine prudence qu'il faut prendre l'estimation selon laquelle l'affaiblissement durable des importations des partenaires européens de l'Allemagne à la suite du désendettement auquel ils sont désormais obligés pourrait lui coûter 1,2 point de croissance par an 59 ( * ) .

Cependant, l'examen de la logique d'un régime de croissance tirée par l'extérieur en révèle la force des contraintes.

La logique d'une croissance économique tirée par l'extérieur repose sur les effets du commerce extérieur sur l'activité économique.

Une croissance tirée par l'extérieur nécessite
une augmentation continue de l'excédent extérieur

La production est appréciée à travers le produit intérieur brut (PIB). Celui-ci est la somme des valeurs ajoutées par les entités présentes sur le territoire, les valeurs ajoutées recouvrant la seule production propre de ces entités. Autrement dit, on déduit de leur production les productions achetées par elles et consommés lors du processus de production (qu'on appelle pour cette raison les consommations intermédiaires).

La production est destinée à être vendue. Ainsi, à l'exception de ce qui est stocké, la production 60 ( * ) est égale à la demande. Celle-ci peut être domestique (venant des agents économiques localisés dans le pays) ou étrangère.

L'effet de la demande étrangère sur la production passe par les exportations. Mais, l'appréciation de l'impact du commerce extérieur sur la production doit tenir compte des importations. Si la production nationale est positivement influencée par les exportations, en revanche, d'un point de vue comptable, la demande domestique (qu'il s'agisse de consommation ou d'achat de biens d'investissements) qui suscite des importations réduit la contribution des revenus distribués par les producteurs locaux à la production locale. Les exportations représentent une aimantation des revenus étrangers par les producteurs nationaux mais les importations sont une fuite des revenus nationaux vers les producteurs étrangers.

Pour apprécier les effets des échanges commerciaux d'un pays avec le reste du monde, il faut faire le bilan de ces deux phénomènes. Si les exportations excèdent les importations, alors l'insertion du pays dans les échanges internationaux se traduit, globalement, par des gains de richesse résultant d'un effet du commerce international positif sur la valeur de la production nationale. Dans la situation inverse, le commerce international exerce des effets défavorables sur la valeur de la production locale.

Il y a donc, soit une contribution positive des échanges internationaux à la production locale, soit une contribution négative.

Jusqu'à présent, le raisonnement exposé a concerné le niveau de la production. Il convient de l'élargir à la question de la croissance économique qui mesure la variation de la production d'une période à une autre.

S'il est entendu qu'un pays qui connaît un excédent de ses exportations par rapport à ses importations tire profit du point de vue du niveau de sa production des échanges commerciaux internationaux, ce profit ne s'étend à la croissance de cette production que s'il augmente lui-même.

Autrement dit, pour que le solde extérieur positif du pays exerce un effet favorable sur la croissance du pays, il faut que ce solde augmente, et pour que cela se produise, il faut que les exportations du pays croissent davantage que ses importations.

Or, étant donné le contenu en valeur ajoutée des exportations allemandes, affaibli par la nécessité de recourir à des consommations intermédiaires importées pour les produire de façon concurrentielle, il faut une croissance très forte des exportations pour tirer la croissance 61 ( * ) .

Quant à la réduction des importations, elle suppose d'inverser l'essor des consommations intermédiaires importées et de peser sur la demande intérieure.

Ces perspectives ne sont pas nécessairement hors d'atteinte mais elles accroîtraient les déséquilibres internes et externes associés au régime de croissance allemand.

En outre, une telle stratégie est dépendante des variations du taux de change et de la demande adressée au pays. Or, même si le commerce international allemand est réalisé principalement en Europe, une partie non négligeable implique des pays avec lesquels la relation de change est incertaine. Par ailleurs, les déséquilibres commerciaux qu'impliqueraient des excédents croissants pousseraient les partenaires à réagir, soit par la voie de la politique de change, soit en ajustant leur taux de change réel ou le rythme de leur demande.


* 59 « L'Allemagne peut-elle conserver son modèle de croissance ? » Flash économie n° 280 - Natixis.

* 60 Les capacités de production quant à elles pourront être supérieures ou inférieures à ce qui est nécessaire pour satisfaire la demande. Si elles sont supérieures, il y a des surcapacités d'offre par rapport à la demande (inversement, il peut y avoir des sous-capacités).

* 61 Le ratio valeur ajoutée/exportations serait passé sur longue période de 6,7 en 1991 à 4,3 en 2002.

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