MERCREDI 6 AVRIL 2011

Présidence de M. François Pillet, sénateur, coprésident, et de
M. Serge Blisko, député, coprésident

Audition du docteur William Lowenstein, directeur général de la clinique Montevideo à Boulogne-Billancourt

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Nous débutons cet après-midi en auditionnant l'un des plus éminents spécialistes français des problèmes de toxicomanie, le docteur Lowenstein, qui dirige le Centre Montevideo à Boulogne-Billancourt, clinique spécialisée dans les soins aux usagers de drogues.

Nous souhaiterions connaître votre expertise sur ce sujet, Docteur, mais aussi votre opinion sur les politiques de lutte contre la toxicomanie, opinion que je crois très critique et qui nous donnera sûrement matière à réflexion et à débat.

Vous avez la parole.

Docteur William Lowenstein . - Je vous remercie de votre invitation. Votre mission, d'après ce que j'ai pu en lire, recueille le savoir théorique et pratique des experts, scientifiques, responsables, spécialistes et intervenants. J'espère que cette approche vous permet une juste lecture de l'état des lieux et une définition précise des concepts: usage, abus, dépendance, méthodologies, prévention, soins, réduction des risques et répression- ainsi que des approches de politique de santé publique avec son versant légal et judiciaire -prohibition, criminalisation ou décriminalisation, dépénalisation ou pénalisation, libéralisation, légalisation...

Pour les médecins et les scientifiques, le travail de précision que vous menez est toujours un préalable nécessaire à toute synthèse ou décision, afin de ne pas laisser nos esprits se brouiller par des positions idéologiques ou dogmatiques.

Même s'il s'agit d'un réflexe plus journalistique que médical dont je vous prie de m'excuser, je souhaiterais, si vous en êtes d'accord, vous délivrer les trois messages principaux de mon intervention. Je me permettrai ensuite de me présenter, avant de survoler rapidement les évolutions cliniques constatées actuellement et de conclure sur la nécessité de faire évoluer notre politique de santé en matière d'addictions.

Quels sont les trois points essentiels à mes yeux ? Il s'agit de reconnaître l'addiction comme une maladie, de s'assurer de la qualité du recueil des données et d'un observatoire français des drogues et des toxicomanies indépendant, enfin de changer de cap pénal.

Reconnaître la dépendance -et plus précisément l'addiction au stade des dépendances- comme une affection de longue durée ouvrant la prise en charge à 100 % par la sécurité sociale et conduisant les mutuelles et assurances à ne plus exclure l'addiction de leurs garanties, de leurs emprunts ou de leurs assurances me paraît, en 2011, plus que nécessaire. Ce qui fut fait pour le VIH sida doit pouvoir l'être pour les addictions qui touchent entre dix à cent fois plus de personnes.

Second point : continuer à appuyer nos analyses et décisions thérapeutiques ou de santé publique sur des études épidémiologiques incontestables. Le départ récent -pour ne pas dire la révocation- du président de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), le docteur Jean-Michel Costes, après quinze ans d'un extraordinaire travail d'organisation de recueil des données, de prospection et de publications indiscutables, choque profondément la communauté des addictologues et des intervenants. Comment débattre sereinement si l'Observatoire français perd son indépendance, si les chiffres sont discutables ?

Le président de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT), M. Etienne Apaire, annonce une diminution de l'usage du cannabis et une consommation modérée de la cocaïne en France. Nous aimerions le croire sans avoir à en douter !

Mon troisième et dernier message préliminaire concerne le changement de cap. Après quarante ans de pénalisation, il est temps d'en débattre. Quelle est la méthode de décriminalisation la plus adaptée à notre pays ? La dépendance est une maladie et non un crime, paradoxe toujours délicat à faire partager. La plupart des experts reconnaissent, statistiques et expériences internationales à l'appui, que le phénomène des addictions est bien plus socioculturel, médical et individuel que pénal. En d'autres termes, le phénomène des addictions est pratiquement aveugle face à la loi ! Les comportements addictifs son très peu sensibles aux lois ; cependant, les conséquences sanitaires et sociales des addictions sont d'autant plus violentes et graves que la loi est répressive.

C'est pourquoi nous suivons avec une grande attention l'évolution du Portugal qui a eu lui aussi sa loi de 1970 mais a su réunir son gouvernement et ses experts en 1998 pour faire voter, à partir de 2000, une nouvelle loi régulièrement évaluée décriminalisant l'usage et la détention pour dix jours de toute drogue.

Permettez-moi de présenter maintenant mon parcours... Je suis médecin interniste, addictologue, ancien interne des hôpitaux de Paris, chef de clinique, médecin des hôpitaux et habilité à diriger la recherche depuis 1991. Après vingt-trois ans à l'Assistance publique, à l'hôpital Laennec et à l'hôpital européen Georges Pompidou, j'ai quitté cette extraordinaire école de la vie et de la médecine pour créer en France le premier institut privé de recherche et de traitement des addictions, la clinique Montevideo, Institut Baron Maurice de Rothschild, dont je suis aujourd'hui directeur général.

Je me suis intéressé aux addictions en 1984. Jeune chef de clinique, j'ai pris en charge les premiers cas de sida chez les héroïnomanes par voie veineuse. J'ai publié en 1995 dans la presse médicale, avec l'aide du regretté professeur Dominique Dormont, la première lettre scientifique en Europe sur l'infection -que l'on appelait alors le LAV et non le HIV- chez les injecteurs de drogues.

En 1986-1987, j'ai participé à l'étude demandée par Mme Michèle Barzach et coordonnée par le docteur Ingold sur la mise en vente libre du matériel d'injection qui, il y a vingt-trois ans, posait déjà un problème de morale et de santé publique.

A partir de 1991, nous nous sommes engagés, avec d'autres collègues, dans une étape cruciale de la réduction des risques, la médicalisation des toxicomanies et l'accessibilité aux médicaments de substitution aux opiacés -méthadone en 1994 et la buprénorphine ou subutex- prescrits par les généralistes en 1996. Ceci a été rendu possible grâce au soutien et aux décisions pragmatiques de Mme Simone Veil et de son cabinet.

En 1994, j'ai créé à Laennec, à cinquante mètres d'une crèche et à soixante-dix mètres d'une école, le premier centre méthadone intra-hospitalier, le centre Monte-Cristo.

En 2006, avec l'aide de Mme Marie-Claire Carrère-Gée et de M. Frédéric Salat-Baroux, nous avons pu conseiller le Président de la République française, M. Jacques Chirac, pour qu'il annonce, le 17 avril 2006, en tout début du deuxième temps du plan cancer, la priorité donnée aux addictions et la nécessité d'un plan national addictions 2007-2011.

Dans ce plan national, passé sous la tutelle de M. Xavier Bertrand, figurait la création d'une commission nationale « addictions » dont je suis toujours membre, tout comme je suis président du groupe de travail sur les traitements de substitution aux opiacés.

Depuis six ans, je suis membre du bureau du Conseil national du sida, plus spécialement chargé de la question des addictions. Le président du Conseil national, Willy Rozenbaum, doit venir, je crois, vous présenter la synthèse de nos travaux réalisée en 2010 sur les politiques publiques à l'égard des drogues et leur impact sur la santé publique en ce qui concerne le VIH et les hépatiques. Ceci me permet d'éviter d'en parler aujourd'hui -bien qu'il soit crucial, comme M. Rozenbaum vous le dira...

Je vous propose à présent un rapide survol clinique de ce que nous observons aujourd'hui sur le terrain des hospitalisations et des consultations.

Le premier motif d'hospitalisation reste l'alcool, responsable de 40.000 décès par an. Ces hospitalisations sont « classiques », avec des hommes de cinquante à cinquante-cinq ans ou des femmes de quarante-cinq à cinquante ans, les conséquences étant plus précoces chez les femmes que chez les hommes.

Une nouvelle population frappée par l'alcool est apparue, celle des jeunes au sein des poly-abus et du « binge drinking », ce que l'on pourrait appeler en France les « apéritifs géants » même s'ils ne concernent pas que des lieux publics.

L'alcool reste le premier motif d'hospitalisation. Le second -quelle que soit, parfois, l'autosatisfaction épidémiologique de certains- est devenu la cocaïne. Cette cocaïne touche tous les milieux. Combien de morts, combien d'infarctus, combien d'accidents vasculaires, combien d'insuffisances rénales aiguës a-t-elle provoqué ? L'épidémiologie française est pour l'instant incapable de le dire ! La drogue illicite qui tue le plus aux États-Unis n'est pas l'héroïne mais la cocaïne. Tant que nos services d'urgences, nos SAMU, nos médecins, confrontés à un accident vasculaire cérébral chez un jeune, ne rechercheront pas la cocaïne, il sera difficile d'en avoir une épidémiologie précise, en dehors des chiffres des douanes.

Troisième motif d'hospitalisation, le cannabis. Là aussi, on trouve, de façon caricaturale, deux populations, soit des adolescents avec une consommation extraordinairement intense que l'on n'aurait pu imaginer dans les années 1970-1980 et très souvent une psychopathologie associée, soit des adultes de trente-cinq à cinquante-cinq ans qui n'en peuvent mais de leur dépendance, c'est-à-dire de leur consommation modeste mais quotidienne et régulière depuis vingt à quarante ans.

A noter qu'alcool, cocaïne, cannabis, les trois premiers motifs d'hospitalisation, constituent des dépendances qui ne bénéficient pas de traitements officiels ou consensuels. C'est dire la nécessité, comme cela avait été annoncé dans le plan national « addictions 2006 », de promouvoir une recherche en addictologie, avec un partenariat public-privé qui tarde à trouver ses marques. Ces trois substances psychoactives touchent par ailleurs de plus en plus précocement des jeunes femmes et des patients atteints de poly-dépendances.

Le quatrième motif d'hospitalisation est la dépendance médicamenteuse aux somnifères, aux tranquillisants ou aux antidépresseurs, qui touche plus particulièrement les femmes.

Nous sommes intervenus plusieurs fois pour tenter de limiter les prescriptions, la responsabilité médicale étant évidemment engagée au premier plan. Du point de vue de la culture médicale, il faut redire, comme cela a déjà été fait il y a une quinzaine d'années, que ces médicaments sont tout, sauf des médicaments qui ne réclament pas de surveillance, de prescriptions ou d'évolution.

Le cinquième motif d'hospitalisation est plus moderne : c'est celui des troubles addictifs alimentaires -anorexie, boulimie- souvent confinés dans le psychiatrique pur, et même dissimulés en ce qui concerne les femmes boulimiques et vomisseuses.

En sixième motif d'hospitalisation réapparaît l'héroïnomanie, avec de nouveaux usages chez des jeunes de dix-sept à vingt-cinq ans, souvent extraordinairement précarisés.

Outre le tabac, qui reste en première position et qui est responsable de 60.000 décès par an, sont apparues les nouvelles addictions et notamment les addictions sans drogue -cyberdépendance, jeux pathologiques...

J'ai eu le plaisir de croiser tout à l'heure le sénateur Trucy ; nous avons parlé de l'ouverture des paris et des jeux en ligne en 2010, fondée sur son travail et sur une loi d'Eric Woerth qu'on ne peut que conseiller de relire, tant le pragmatisme l'emporte sur la morale ou la crainte de créer des addictions !

En parlant du web, je voudrais évoquer le nombre grandissant de patients qui commandent sur des sites de tous pays de nouvelles drogues de synthèse -les « party pills »- totalement légales et livrables en 48 heures tant qu'elles ne sont pas repérées et interdites.

L'ecstasy est interdite, mais il suffit de rajouter une demi-molécule d'oxygène pour créer une nouvelle molécule qui deviendra une drogue légale.

Le cannabis étant interdit, il suffit de synthétiser des cannabinoïdes dits de synthèse vendus comme engrais, sels de bain, encens et déconseillés à la consommation humaine pour ne pas être inquiété par la police ou par les douanes ! Chaque semaine, une nouvelle molécule de synthèse est créée avant d'être interdite. Dans un jeu sans fin du chat et de la souris informatique, des centaines de millions de comprimés ou de grammes de poudre sont vendus.

Ce décalage entre les possibilités répressives et la rapidité du web me permet de faire l'articulation avec le dernier point, la question de notre politique de santé dans le domaine des addictions. Pour ce qui est du sida et les hépatiques, Willy Rozenbaum présentera notre réflexion au sein du Conseil national du sida...

En ce qui concerne les stratégies plus globalement mises en place depuis quelques années et plus particulièrement depuis la nomination de M. Etienne Apaire à la présidence de la MILDT, il est clair que la France s'est réorientée, après une période d'ouverture médicale et de réduction des risques, vers une politique anti-usage, sauf pour l'alcool puisqu'on est dans ce domaine dans une politique anti-abus dont le messager principal est : « Buvez avec modération ». Beaucoup entendent : « Buvez ! », peu entendent : «... Avec modération ».

Trois exemples de cette politique anti-usage : le « niet » aux salles de consommation médicalement assistées, le « niet » au programme d'échange de seringues en prison, le « niet » au programme de produits de substitution injectables.

Beaucoup d'entre nous espèrent, notamment, à travers les travaux de cette mission, un débat national puis européen qui évite de retrouver les impasses dangereuses et coûteuses de la guerre à la drogue décrétée par Nixon.

La guerre à la drogue était une mauvaise politique de santé publique mais on aurait pardonné au président américain si elle avait réussi. Nous savons que ce n'est pas le cas. Il est grand temps, comme dans bien d'autres pays -États-Unis, Suède, États d'Amérique du Sud, Portugal, Belgique, Italie- d'étudier d'autres voies pour les politiques publiques de santé en matière d'addictions, notamment celle de la décriminalisation !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Y a-t-il des questions ?

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Je sors d'une audition du groupe d'études parlementaire sur le sida à l'Assemblée nationale.

Selon les conseillers de la santé de l'administration pénitentiaire, la situation en prison est compliquée. Il n'y a pas de non théorique ou réglementaire à l'échange de seringues en prison, puisqu'il se pratique faiblement -20 à 25 %. En revanche, rien n'est fait pour la favoriser, l'organiser, la rendre opérante.

S'y ajoute, pour des raisons de stigmatisation, le refus quasi généralisé, malgré le fait que la proposition soit systématique à l'entrée, d'un test anonyme et gratuit. Même si certains malades bénéficient d'une trithérapie avant leur arrivée, ils l'interrompent pour ne pas être identifiés comme porteurs du virus ; de fait, ils infectent d'autres détenus par relations homosexuelles ou échanges de seringues car tout pénètre en prison, aux dires de l'administration qui, de ce point de vue, tient au moins un langage de vérité !

Je voulais corriger ce point : il n'existe pas de « non » en matière de politique publique, plutôt un « oui » très mou, qui consiste à ne pas être opérant. Je ne suis pas sûr qu'il soit facile de l'organiser en prison, indépendamment des réticences de l'administration pénitentiaire, sachant qu'il existe des différences entre les établissements.

Sur le plan pénal, la simple détention et la simple consommation sont relativement peu sanctionnées -rappel à la loi, injonction thérapeutique. Il existe donc une tolérance d'usage qui ne correspond pas tout à fait dans ce que vous décriviez...

Docteur William Lowenstein . - En ce qui concerne les incarcérations pour simple usage et détention -selon les travaux de l'OFDT publié dans le Bulletin épidémiologique hebdomadaire de novembre ou décembre 2010- il existe une diversification des sanctions pénales, des admonestations et des rappels à la loi. Il n'en demeure pas moins que l'on compte 3.000 personnes incarcérées pour simple usage ou pour qui une peine de prison a été prononcée...

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - C'est en effet beaucoup !

Docteur William Lowenstein . - C'est bien entendu le plus dépendant qui va se retrouver en prison, après avoir déjà eu un rappel à la loi ! Un rappel à la loi sur la maladie est bien inefficace, vous en conviendrez ! S'il suffisait de faire appel à la loi pour soigner les personnes dépressives ou les schizophrènes, nous le saurions !

De façon beaucoup plus large se pose la question de l'inscription sur le casier judiciaire de 150.000 à 160.000 infractions par an, à 80 % pour détention de cannabis. Il n'est pas anodin de compromettre la carrière et l'avenir de quelqu'un pour une simple détention qui concerne en France plus de 3 millions de personnes...

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Je voudrais relativiser votre propos : le fait que cette infraction soit inscrite dans le casier judiciaire ne peut entraver la carrière d'un usager de drogues que dans le secteur public. Il existe d'ailleurs une possibilité de demander de ne pas faire figurer cette mention, ce qui est en général accepté dans 99 % des cas. Dans le privé, il n'est pas possible d'avoir accès à ce casier et dans le public, ce ne peut être le cas que si la personne concernée n'a pas demandé de dispense d'inscription au bulletin n° 2.

Docteur William Lowenstein . - Ce qui arrive dans 95 % des cas...

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Je ne me souviens pas d'avoir rencontré un tel cas dans ma vie professionnelle.

Mme Samia Ghali, sénatrice . - Je pense que l'inscription sur le casier judiciaire est une erreur. On ne se drogue pas par plaisir ! Je considère qu'il s'agit d'une maladie qu'il est souvent difficile de combattre mais que certains finissent par vaincre. Alors qu'ils désirent oublier leur passé, on vient le leur rappeler en exigeant qu'ils fassent retirer une mention de leur casier judiciaire où certains crimes plus importants ne figurent même pas ! Cette question est importante selon moi si l'on veut accompagner les malades.

Toutefois, il est important que la police puisse interpeller les usagers, qui doivent pouvoir être sanctionnés, en particulier les jeunes à la sortie des lycées. Les parents ont du mal à s'apercevoir que leur enfant se drogue car un toxicomane sait très bien dissimuler son état. Le fait que la police intervienne est important, ne serait-ce que pour permettre aux parents d'accompagner leur enfant et de ne pas le laisser sombrer. Quel est votre sentiment sur ce point ?

Par ailleurs, quelles sont les chances de s'en sortir d'un usager de cannabis par rapport à celles d'un toxicomane dépendant de la cocaïne ?

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Vous vous êtes intéressé en particulier à des publics plus fragiles. Vous avez évoqué les femmes et la dépendance, sujet rarement abordé ici. Existe-t-il une spécificité et des différences en matière de risques sanitaires ?

En second lieu, vous avez parlé du dépistage des comportements abusifs et des pratiques à risque. Pensez-vous qu'il faille revisiter notre politique de dépistage et de prévention ? Le docteur Bailly, psychiatre à Reims, nous a dit que ce dépistage n'intervient pas de façon assez précoce et qu'il faut agir bien plus tôt...

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Selon vous, on trouve 15 % de toxicomanes parmi d'anciens sportifs intensifs. Existe-t-il un rapprochement entre drogue, dopage et toxicomanie ?

D'une manière générale, est-il possible de consommer des drogues illégales sans devenir dépendant ?

Docteur William Lowenstein . - Sûrement !

S'agissant de la sanction, je ne souhaite pas que ce que j'ai pu dire apparaisse comme un plaidoyer pour la légalisation. Je suis plutôt favorable à la décriminalisation. Nos débats sont parfois brouillés par le manque de précision : légalisation ne signifie pas libéralisation ; décriminalisation ne signifie pas dépénalisation. Je pense que vous avez invité ou inviterez quelques juristes ou pénalistes éminents pour débattre de ce sujet. D'autres pays ont fort utilement travaillé avec des pénalistes d'expérience, chaque nation ayant ses conventions nationales sans pour autant être en opposition totale avec une certaine évolution.

En ce qui concerne la sanction, comment punir pour retrouver l'efficacité que l'on demande aux soins, à la prévention ou à la réduction des risques et, de façon plus générale, à bien d'autres activités, médicales ou sanitaires ? Vous rappeliez le rôle de la police en matière de prévention : c'est le mouvement dans lequel s'engagent beaucoup de pays, qui essayent de mettre en place des « guidelines » pour que cette répression préventive puisse être efficace.

Il ressort des travaux disponibles -qui restent à évaluer- que si cette répression conserve sa forme actuelle d'interpellation ou de garde à vue, elle n'est qu'un défi de plus dans le parcours de l'adolescent qui n'en tirera rien de constructif mais qui obtiendra ainsi son premier galon de résistant au système. La plupart des gens qui ont travaillé sur le terrain ne sont pas contre la répression mais pour une répression efficace et évaluée, qui puisse être coordonnée par les différents acteurs. Il faut cesser d'opposer l'état sécuritaire à l'état sanitaire dans notre pays, la protection de l'individu et de la société découlant de leur complémentarité.

Je ne suis pas contre la répression mais pour une répression adaptée et protectrice, ce qui n'est pas actuellement le cas, selon moi.

Légaliser suppose une société plus mature que la nôtre. C'est pourquoi je pense que la première étape devrait être celle de la décriminalisation. Celle-ci diminue le rapprochement avec les milieux gris de la petite et moyenne délinquance.

Je ne pense pas que nous soyons aussi cyniques que les États-Unis, qui font les comptes de ce qu'ils vont pouvoir économiser en Californie ou ailleurs en médicalisant la prescription de cannabis ou en légalisant sa production et sa vente. Encore une fois, la dépendance au cannabis ne doit pas être minimisée. Avant d'arriver au schéma utopique d'une légalisation responsable, beaucoup de chemin reste à parcourir sur l'information, la répression efficace, l'amélioration des soins et la médicalisation.

Le cannabis serait actuellement responsable de 230 à 250 morts par an du fait des accidents de la voie publique, même si les travaux à ce sujet demandent un surcroît de précision. Il est vrai que, médicalement, on a eu du mal à prendre en considération le poids de cette dépendance. En effet, la dépendance au cannabis, contrairement aux autres, ne tue pas -ou pas encore car, en matière pulmonaire, cardiovasculaire, arthritique, je crains que les mauvaises nouvelles ne soient au rendez-vous dans quelques années.

On a eu beaucoup de mal -sans doute à cause de l'héroïnomanie et du sida- à appréhender la gravité de ce handicap et ce qu'était une désocialisation, une déscolarisation, avec des infections opportunistes gravissimes, des overdoses irréversibles, etc. Médicalement, la médecine a du mal à prendre le handicap au sérieux lorsqu'il n'est pas immédiatement mortel. On a selon moi, de ce fait, sous-estimé la dangerosité du cannabis.

On a cependant progressé grâce au calcul de l'indice addictogène qui représente le nombre de personnes devenues dépendantes par rapport à celles qui sont en contact avec la substance psychoactive. Dans notre pays, grâce à la culture qui est la nôtre, l'alcool, drogue sale, comme disent les neurobiologistes, a un indice addictogène se situant entre 10 et 15 %. On se souvient que les Indiens du Nord de l'Amérique pouvaient être « addicts » en quelques mois à 90 ou 95 %...

Il en va de même, d'après les chiffres, pour le cannabis. Nous serions à un indice addictogène entre 10 et 15 %. D'après le nombre d'hospitalisations et de consultations, je pense que l'on est plus proche des 15 que des 10 %.

De façon plus surprenante, en ce qui concerne l'usage, l'abus et la dépendance de cocaïne, on retrouve des chiffres de 15 à 17 %, d'où la difficulté des messages, 95 % des personnes pouvant toucher à la cocaïne sans devenir dépendantes. L'indice addictogène grimpe avec les deux leaders incontestables que sont le tabac et l'héroïne, quasiment proches de 60 %. Un jeune fume une cigarette : il a 60 % de probabilités de fumer les mêmes quarante ans après ! Un adolescent qui découvre les opiacés et l'héroïne a 60 % de probabilités de devenir dépendant.

Les indices addictogènes les plus élevés doivent nous inciter à développer des politiques anti-usage permettant d'empêcher la rencontre avec la substance à haut indice addictogène. Les trois substances précitées -alcool, cocaïne et cannabis- sont à indice addictogène plus bas. Aux États-Unis, où la consommation de cocaïne est extraordinairement répandue, on est à environ 15 % de dépendance.

Cela dit, l'indice addictogène n'est pas le seul facteur. Existe-t-il des consommations de drogues illicites sans dépendance ? Oui, bien sûr ! Cela nous pose d'ailleurs d'énormes problèmes de prévention vis-à-vis des personnes qui consomment dans un cadre festif ou vis-à-vis des personnes dépendantes qui connaissent bien les dangers de l'addiction qu'ils subissent.

C'est pourquoi on essaye de cibler les messages. Il ne peut évidemment pas y avoir de prévention globale ou de politique globale. « Dire non à la drogue », « La drogue, c'est de la merde ! » ou « Ne fermons pas les yeux » fait certainement le bonheur de quelques agences publicitaires mais n'a vraisemblablement aucun impact, tant la situation, en termes de santé publique, est hétérogène.

Il n'existe pas de médicament efficace, ce qui ne facilite pas les pronostics. Nous disposons de quelques médicaments pour traiter les abus et la dépendance à la cocaïne mais ils ne font pas consensus et sont encore moins officiels. C'est cette recherche -il en va de même pour le cannabis- qu'il faut essayer de promouvoir.

Autre inégalité liée à la « mémoire du plaisir » -le « découplage sérotonine-noradrénergie » : toutes les substances ne sont pas égales entre elles face aux risques de rechutes. Pour l'alcool ou les opiacés, ce risque existe toute au long de la vie de l'individu. Il n'en va pas de même pour les addictions au cannabis ou à la cocaïne qui, lorsqu'elles sont correctement traitées, peuvent définitivement disparaître.

Quant aux femmes, je craignais de me retrouver face à un féminisme exacerbé me reprochant de les stigmatiser alors que l'absence de spécificité de genre, en matière de dépendance, constitue plutôt un handicap pour elles. En second lieu, je craignais de ne pas trouver suffisamment de travaux spécifiques sur le sujet. Or, à ma grande surprise, il en existe beaucoup, notamment en Amérique du Nord mais aussi dans les pays scandinaves ainsi qu'en Australie ou en Nouvelle-Zélande.

Si nous continuons, notamment pour les jeunes femmes, à tolérer la prescription de pilules contraceptives en association avec l'usage de tabac et de cannabis, il est à mes yeux certains que l'infarctus va devenir une maladie féminine. En France, la pilule contraceptive est un acquis extraordinaire ; parmi celles microdosées, peu sont remboursées par la Sécurité sociale mais la triste trilogie cannabis-tabac-pilule constitue un risque à la puissance trois !

Cela mit à part, il est extrêmement difficile de faire passer un message spécifique en direction des femmes en dehors de la grossesse. Vous avez tous relevé la difficulté que l'on a eue pour apposer une petite étiquette sur les bouteilles de vin et d'alcool afin de prévenir la femme enceinte que l'alcool qu'elle ingère passe directement, à travers le placenta, dans le cerveau du bébé. C'est peut-être la seule tolérance zéro, dans ma pratique, que je soutiens à 100 %. Cela a été difficile, alors même qu'il existait environ 3.000 syndromes d'alcoolisation foetale répertoriés en France.

Encore s'agissait-il de la femme sous son aspect social et médical le plus facile, celui de la femme enceinte. La médecine s'intéresse à la spécificité de genre essentiellement lors de la grossesse et lors de la ménopause. Il y a beaucoup à faire pour que la médecine académique soit un peu moins « machiste ».

En matière d'alcool, la surface corporelle féminine étant généralement moins grande que la surface corporelle masculine, la masse graisseuse différente et l'équipement enzymatique du foie beaucoup moins performant, la femme va développer, à peu près une dizaine d'années avant l'homme, pour les mêmes doses d'alcool, une cirrhose, des polynévrites, des atteintes périphériques des membres supérieurs et inférieurs, etc. Ces spécificités de genre me permettent de faire le lien avec le retard de culture qui existe en médecine de première ligne.

Les addictions peuvent être supervisées par trois pôles, un pôle hospitalo-universitaire qui fera de la science, un pôle de médecine de ville et un pôle médico-social. Or, le pôle de médecine de ville est fondamental. C'est celui qui a complètement modifié l'évolution du traitement des addictions aux opiacés.

Sans ce repérage, ce dépistage, cette culture précise en addictologie, on perd une occasion de prévention que les Suédois ont bien cernée.

Les États-Unis, dans l'évolution des modèles, en dehors du pragmatisme économique, regardent de près l'évolution suédoise, qui est très exigeante en matière de prévention et de dépistage. Les Suédois ont investi massivement dans la prévention ; pour le moment, dans beaucoup de pays, l'efficacité de la prévention est impossible à évaluer. On ne sait qu'une chose : plus tôt on la réalise, plus elle a de chances de laisser une trace. Plus tôt on tient aux enfants un certain type de discours en matière de protection du patrimoine santé -y compris s'agissant des substances psychoactives- plus ce discours a de chances de les marquer. C'est ce qu'essayent d'organiser les Suédois.

Un modèle est parfois cité en exemple par le président de la MILDT, celui de la sécurité routière. Je me suis toujours interrogé sur le fait de savoir comment ce modèle répressif avait pu sauver des vies. En fait, on est typiquement, avec ces voitures qui ont tué jusqu'à 10.000 personnes par an et fait 100.000 blessés par an, dans une démarche de réduction des risques que l'on voudrait voir adaptée aux addictions, avec une part de répression et de prévention -ceintures de sécurité, ABS, contrôles techniques, amélioration de l'outil...

On n'a pas interdit la voiture, on n'a pas mis en prison les présidents de Renault ou de PSA : on a fait une politique pragmatique de réduction des risques dans laquelle la répression a trouvé sa juste place. Comment s'inspirer de cette réalité, le mythe d'une société sans drogue étant selon moi un mythe d'échange politique mais non un mythe pragmatique médicalement parlant ? Comment obtenir l'efficacité -certes insuffisante- que l'on constate en matière de sécurité routière, dont les mesures combinent à la fois sécurité publique et sécurité individuelle ?

Concernant le dopage sportif, une étude nationale a été conduite en 1999 à la demande Mme Marie-George Buffet. Il s'agissait d'une étude rétrospective, ce qui en diminue la valeur mais d'autres recherches sont en train de confirmer ces résultats. Un échantillon de 1 111 personnes a été questionné dans les centres de soins pour toxicomanes et les centres d'alcoologie -qui ont maintenant fusionné, ce qui est une très bonne chose.

On a en effet retrouvé le chiffre que vous citez chez des personnes suivies pour leur alcoolo-dépendance ou leur toxicomanie ayant pratiqué le sport de façon intensive à un niveau national ou régional, en amateurs ou en tant que marathoniens ou triathlètes, ces derniers faisant également énormément de sport.

A notre grand étonnement, il s'agit d'une minorité de personnes, comme si le sport intensif avait permis de bloquer les choses. Mais, même si celui-ci permet de calmer l'hyperactivité, chez l'enfant par exemple, il ne résout rien, surtout le jour où l'on arrête à cause d'une non-sélection ou pour une blessure. C'est alors que les individus sont les plus vulnérables. Voilà pourquoi j'avais proposé à Jean-François Lamour d'accompagner les anciens sportifs de haut niveau durant l'année suivant leur arrêt, leur blessure ou leur non-sélection, afin d'éviter que ces personnes, qui nous ont fait rêver, ne deviennent dépendantes à l'alcool ou à d'autres substances.

Mme Samia Ghali, sénatrice . - Vos propos concernant la légalisation des drogues me rassurent, en particulier vis-à-vis des enfants mais comment faire passer des messages sur le tabac chez les jeunes si on légalise les autres drogues ? Comment éviter de paraître archaïque en s'opposant à cette légalisation ? Je ne me considère pas comme archaïque ! Je suis de la génération qui, dans les années 1980, a vu la drogue de près. Je suis aujourd'hui mère de quatre enfants de 20, 17, 11 et 3 ans et je ne souhaite pas voir instaurer cette dépénalisation pour répondre à un effet de mode ! Notre mission devrait d'ailleurs réfléchir à cette question.

Enfin, j'aimerais savoir quel est le risque pour un jeune qui prend du cannabis de se retourner vers une autre substance ?

Docteur William Lowenstein . - Pour abonder dans votre sens, il ne s'agit pas de trancher entre le noir et le blanc mais de savoir ce qui est le moins risqué, aucun système n'étant idéal. Personnellement, je ne suis pas favorable à une légalisation immédiate car l'évolution socioculturelle, individuelle et médicale est fondamentale pour une société responsable. Je pense que l'urgence réside aujourd'hui dans la décriminalisation et le repositionnement de la répression.

Pour ce qui concerne la théorie de l'escalade, un certain nombre de travaux ont démontré le contraire depuis 1978. On peut aisément calculer que, sur 3 millions de consommateurs de cannabis, on compte 250.000 à 300.000 usagers d'héroïne.

D'autres facteurs interviennent ce qui ne signifie pas que, dans certains cas, le cannabis ne serve pas de déclencheur, notamment lorsqu'il met un adolescent en contact avec un revendeur de drogues multiples. C'est aussi un principe de réduction des risques avancé par certains et qu'il nous faut entendre pour décriminaliser, voire légaliser les drogues. Comment protéger ces usagers de ce monde de la délinquance ? Dans mon esprit, les choses sont claires pour ce qui concerne les usagers dépendants. Il faut médicaliser le système. Il ne faut pas tout permettre mais, comme au Portugal, constituer sous la responsabilité du ministère de la santé des commissions dites de probation qui n'abandonnent pas le toxicomane. S'il n'y a plus de sanction pénale, cela ne veut pas dire qu'il n'y a plus de sanctions administratives, ni d'interdits symboliques. Personne ne peut conseiller à qui que ce soit de fumer du cannabis ou de boire de l'alcool -surtout aux jeunes- mais la culture de notre pays doit évoluer.

En matière d'alcool par exemple, la position des parents, qui espèrent toujours protéger leurs enfants, doit changer ! Qui fait boire les enfants pour la première fois ? L'alcool est la seule drogue qui soit administrée par les parents, parfois à 5, 7 ou 10 ans, lors de l'anniversaire ou du réveillon du 31 décembre ! On peut éduquer les parents : il n'est pas normal de permettre à un enfant de 5 ou de 7 ans de tremper ses lèvres dans une coupe de champagne parce que c'est la fête ! Pourquoi ne pas lui faire goûter une autre substance ? Il ne faut pas laisser les parents dans la crainte mais les mettre face à leurs responsabilités !

On pourrait prendre le même exemple pour le cannabis : parmi notre génération, beaucoup de parents qui fument ou disent avoir fumé affirment devant leurs enfants que ce n'est pas très grave. Il faut donc, me semble-t-il, faire évoluer la responsabilité parentale dans bien des domaines.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci.

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