Audition de M. Anouar Kbibech, président du Rassemblement des Musulmans de France

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Nous recevons à présent M. Anouar Kbibech, président du Rassemblement des Musulmans de France, secrétaire général du Conseil français du culte musulman depuis juin 2008 et président fondateur du collectif France Plurielle, qui oeuvre à l'intégration des Musulmans de France dans un esprit de dialogue et d'ouverture.

Nous aimerions connaître votre point de vue sur la politique de lutte contre les toxicomanies, les types d'actions que vous préconisez et recueillir votre opinion sur la politique française de lutte contre les toxicomanies.

M. Anouar Kbibech . - Messieurs les Présidents, Madame et Monsieur les Rapporteurs, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, Mesdames et Messieurs les Députés, je tiens tout d'abord à vous remercier de m'avoir invité à cette audition dont l'objectif est, je le suppose, de recueillir le point de vue du Rassemblement des Musulmans de France et, au-delà, de l'Islam, ainsi que l'analyse d'une fédération musulmane par rapport à la problématique posée. L'ensemble des composantes de l'Islam de France partagent la même vision à ce sujet.

Je vous prie toutefois de bien vouloir n'y voir aucune entorse à la laïcité ou à la loi républicaine, que nous partageons tous et auxquelles nous sommes profondément attachés.

Quelle est la position de l'Islam vis-à-vis de la drogue, fléau et centre de la démarche de toxicomanie ? Je tiens à rappeler ici une position générale : la religion musulmane interdit catégoriquement tout ce qui nuit à la santé. C'est fondamental. Parmi les grandes finalités religieuses de la jurisprudence musulmane, il en existe cinq que l'on essaie de préserver, l'intégrité physique -le corps humain- l'intellect ou la conscience, la continuité de l'espèce humaine à travers la progéniture, la propriété personnelle et enfin l'honneur et la dignité de la personne humaine.

Or, on constate que ce fléau de la toxicomanie détruit l'ensemble de ces cinq grandes finalités. Il s'attaque à la santé, à l'agent, à l'honneur et à la dignité de la personne humaine ; c'est à ce titre que la drogue est totalement proscrite dans la religion musulmane. C'est une position de fond qu'il faut rappeler.

Effectivement, ce mal frappe trop souvent nos jeunes alors que selon la position théologique de l'Islam, on ne devrait pas avoir de toxicomanes de religion ou de culture musulmane. Malheureusement, on retrouve dans un certain nombre de lieux, notamment carcéraux, beaucoup de jeunes tombés dans cette déviance, qui sont même poursuivis pénalement.

Tout ceci nous incite à essayer d'organiser des campagnes de sensibilisation et d'information afin de susciter un certain nombre de comportements responsables et préventifs en connaissance de cause. A ce titre, des campagnes ont été réalisées par le Rassemblement des Musulmans de France à travers l'ensemble de nos imams et de nos aumôniers, afin de réaliser ce travail d'éducation et d'information auprès des jeunes et des moins jeunes, les parents étant également directement concernés par cette déviance.

Ces campagnes permettent de sensibiliser les personnes qui ne sont pas encore atteintes ; pour celles qui le sont déjà, il s'agit de leur donner la volonté, les moyens et les ressources psychologiques et spirituelles pour y arriver.

Tous ceux qui représentent la religion musulmane devraient opérer leur révolution intellectuelle : le religieux ne peut se limiter à s'ériger uniquement en censeur des moeurs. A ce titre, la toxicomanie peut être perçue par la religion avec une certaine sagesse et un certain esprit de soutien vis-à-vis de ceux qui sont frappés par ce fléau. On ne souhaite donc pas que le personnel religieux s'érige en juge mais se situe dans une démarche de soignant, plus médecin que juge. C'est ce que l'on demande aux différents cadres religieux rattachés au Rassemblent des Musulmans de France.

L'attitude purement moraliste, voire moralisatrice, ne peut plus se défendre d'un point de vue strictement religieux, l'Islam, comme toutes les autres religions révélées, considère qu'il appartient à Dieu seul de juger les hommes et non aux hommes de jeter l'anathème sur leurs semblables. C'est fondamental en termes de posture pour pouvoir traiter ceux qui son malheureusement atteints par ce fléau.

Ainsi cette religion éclairée peut-elle contribuer à une meilleure adaptation des comportements des religieux, de nos imans et de nos aumôniers dans l'assistance mais aussi dans la prévention de la toxicomanie.

Aujourd'hui, l'aumônerie musulmane, à travers le Conseil français du culte musulman, essaye de se structurer aussi bien dans l'environnement carcéral que dans les hôpitaux, où on peut rencontrer un certain nombre de jeunes traités pour toxicomanie mais également dans le monde éducatif -lycées, collèges. Le rôle de l'aumônerie musulmane peut être précieux à ce titre.

Malheureusement, les politiques menées depuis un certain nombre de décennies ne donnent pas à l'aumônerie musulmane les mêmes moyens qu'à d'autres. Il existe donc dans ce domaine un vrai déficit qu'il faut essayer de rattraper pour se donner les moyens de cet accompagnement et afin de pouvoir accomplir ce rôle.

Il existe une spécificité dans la diversité culturelle et la représentation qu'on peut avoir du toxicomane dans la religion musulmane. Elle peut parfois représenter un obstacle dans cet accompagnement. On peut en effet percevoir, dans une vision purement religieuse, que le toxicomane est dans le péché du fait de son comportement déviant. Toutes les aumôneries, quelle que soit la religion, vous diront la même chose : leur rôle n'est pas de juger ceux qui sont en face mais plutôt de les aider à s'en sortir !

Cette représentation du toxicomane que l'on peut avoir dans la religion peut parfois constituer un obstacle à l'information, voire à la discussion. Elle peut donc nuire à la prévention de ce type de situation.

La religion en général peut jouer un rôle dès l'enseignement scolaire. Le fait d'admettre dans un certain nombre de programmes le rôle que peut jouer l'histoire des religions ou l'instruction civique, afin de rappeler les bases éthiques de la morale quotidienne que chacun doit respecter, comme le propose l'ensemble des religions monothéistes, peut contribuer à la prévention à laquelle nous aspirons tous.

L'Islam ne s'érige pas uniquement comme un simple système d'interdits et de permissions mais recèle dans son message tous les éléments d'une réflexion en vue de construire une existence responsable, saine et équilibrée. C'est ce message qu'il faut mettre en valeur et développer. Les populations issues de l'immigration ou les plus jeunes qui se reconnaissent dans la religion ou dans la culture musulmane peuvent peut-être être plus sensibles que d'autres à ce message.

Face à ce défi planétaire qu'est la toxicomanie, l'apport du religieux pour la reconstruction de la pensée spirituelle de l'humanité et le recentrage des bases éthiques de la vie morale dans les comportements quotidiens devraient inciter à changer, voire faire changer les comportements des uns et des autres.

La religion pourrait alors avoir un rôle complémentaire par rapport à la science et à la société. En conjuguant tous nos efforts, nous pourrons arriver à bout de la toxicomanie.

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Merci.

La parole est au rapporteur.

M. Gilbert Barbier , corapporteur pour le Sénat . - Comment pouvez-vous intervenir dans les quartiers difficiles où il existe un trafic ? La pratique religieuse ayant plus ou moins disparu, pour un pratiquant de votre religion, le fait de consommer est-il un interdit qui peut être supporté ? Est-ce une transgression ? Comment arrivez-vous à intervenir dans les milieux défavorisés en général ?

Par ailleurs, un des plus grands producteurs de cannabis est le Maroc, où la présence de votre religion est très importante. Le Roi y représente d'ailleurs l'autorité religieuse. Comment se fait-il qu'on n'arrive pas à contrôler et à supprimer progressivement cette culture qui envahit nos pays, notamment la France ?

M. Anouar Kbibech . - L'intervention dans les quartiers difficiles nécessite en effet un travail de proximité qui peut se faire à travers deux vecteurs. Le premier est celui des mosquées de quartiers. Beaucoup de jeunes, quand ils sont à la mosquée, ne traînent pas dans les cages d'escalier et les ascenseurs avec des dealers qui rôdent autour.

Un travail de prévention peut donc être mis en oeuvre par les mosquées mais au-delà, un certain nombre d'associations culturelles de quartier peuvent également jouer ce rôle. Cinq cents associations ou mosquées sont aujourd'hui affiliées au Rassemblement des Musulmanes de France. Certaines associations à vocation sociale jouent aussi un rôle de cellule d'écoute dans un certain nombre de quartiers. La condition est avant tout d'être sur place et aux côtés des jeunes. Il faut donc sortir de la mosquée, aller vers les quartiers et vers jeunes. Le RMF insiste sur la mise en place de ce type d'associations de proximité qui ont un rôle essentiellement éducatif et social sans qu'il soit forcément religieux.

S'agissant des interdits, j'ai rappelé les grandes finalités de la jurisprudence musulmane : la drogue est une arme de destruction massive, sans compter les « dégâts collatéraux » que cela peut générer au sein de la famille. Un toxicomane en manque peut induire des situations dramatiques au sein d'un certain nombre de familles, qui connaissent souvent des conditions financières et sociales très modestes.

Nous avons mis en place quelques centres d'accueil dans lesquels nous recevons des mères de famille qui n'arrivent pas à canaliser toute l'agressivité du jeune qui a basculé dans la drogue. Il y a là tout un travail d'accompagnement très important à accomplir à la fois vis-à-vis des jeunes mais également vis-à-vis des familles, des enfants et des mères, l'écoute au sein du couple n'étant pas celle qu'elles attendent. Elles s'adressent donc parfois à ces cellules d'écoute ou à ces centres d'accueil pour s'exprimer.

Pour ce qui est de la production du cannabis et de l'opium, il est vrai que certains pays musulmans font partie des principales sources de production ou de culture. Il ne s'agit bien entendu pas d'une démarche religieuse. On trouve très souvent à l'origine de cette situation une démarche politique, voire financière impliquant un certain nombre de réseaux internationaux. Je suis moi-même originaire du Maroc ; ce pays a inauguré il y a quinze ans une politique d'éradication de la culture de cannabis et un certain nombre de caïds ont été emprisonnés.

M. Gilbert Barbier , corapporteur pour le Sénat . - La question est de savoir si, dans votre religion, la production de drogues rejoint l'interdit de la consommation.

M. Anouar Kbibech . - Oui, tout à fait. Tous ceux qui consomment, commercialisent ou produisent ces drogues proscrites sont dans la même position vis-à-vis de la religion musulmane.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Bon nombre de pays producteurs sont musulmans ! En Afghanistan, selon un reportage diffusé récemment à la télévision, la moitié des provinces à peu près produit de l'opium, procurant ainsi à ceux qui cultivent le pavot 20 à 30 % de revenus supplémentaires par rapport à une autre culture. Que fait la religion dans ce cas ? S'adapte-t-elle ? On peut logiquement s'interroger...

M. Anouar Kbibech . - Il est un fait qu'il existe un certain nombre de pays dans lesquels cette culture est répandue. Comme je l'ai dit, ceci ne légitime absolument pas cette production aux yeux de la religion. Un certain nombre de chefs religieux de ces pays critiquent ces cultures qui se développent et incitent les gouvernements à mener une véritable lutte contre cette production.

Certains acteurs, au sein même de ces pays musulmans, ne restent pas muets et refusent cette politique du fait accompli, sachant qu'il existe derrière un certain nombre d'intérêts politiques et financiers. Ce n'est pas parce qu'un État, même s'il se proclame musulman, ferme les yeux ou autorise ce type de culture que cela lui donne une légitimité religieuse -bien au contraire !

Mme Catherine Lemorton, députée . - J'entends bien le souci de mes collègues sur la question de la production de pays qui peuvent avoir une culture dite musulmane et qui produisent des opiacés. Je leur fais remarquer que nous avons pendant des années exporté nos productions d'alcool vers des pays qui interdisaient l'alcool, notamment les pays de culture musulmane. On peut donc se renvoyer la balle ! Le lobby de nos viticulteurs est également très important !

Cela m'amène à ma question. Les jeunes qui fréquentent les mosquées des quartiers sont-ils moins frappés que les autres par l'addiction à l'alcool ? Ce n'est le cas ni de la religion catholique, ni de la religion juive, qui utilisent d'ailleurs le vin lors de leurs cérémonies.

M. Anouar Kbibech . - Certains pays musulmans produisent également de l'alcool -et le Maroc en fait partie. C'est au titre de l'exportation mais il existe malheureusement un certain nombre de cas d'alcoolisme aigu parmi la population du pays.

Pour le reste, il y a bien un lien direct et immédiat pour les jeunes qui fréquentent les mosquées entre le fait de respecter un certain nombre de prescriptions religieuses et le fait de lutter contre cette consommation de drogues ou d'alcool.

Le RMF est très actif dans le milieu des prisons, l'aumônier général des prisons, Moulay el Hassan el Alaoui Talibi, étant également membre de notre Rassemblement. Beaucoup d'aumôniers qui agissent dans le domaine de la prison m'expliquent que le jeûne du ramadan est souvent l'occasion de se soustraire à l'emprise de la toxicomanie. Les jeunes impliqués dans une démarche délictueuse liée à la drogue sont dans un état de manque et de surexcitation le reste de l'année mais, durant le ramadan, un déclic se produit. Certains rechutent malheureusement par la suite mais pendant le mois du ramadan, ils sont dans de très bonnes dispositions. Ils arrivent à jeûner et cela les aide dans leur période de sevrage.

Certains sont totalement sortis d'affaire après le ramadan et abandonnent ce comportement. Ceci a été mesuré par les différents aumôniers qui opèrent dans les prisons françaises.

Mme Michèle Delaunay, députée . - Vous avez dit que le fait qu'il existe une production de drogues dans des pays musulmans ne confère à celle-ci aucune légitimité religieuse. A l'inverse, pensez-vous qu'une condamnation très forte de vos responsables religieux -qui sont quelquefois les chefs des gouvernements en place- pourrait avoir un rôle déterminant ?

M. Anouar Kbibech . - Ces condamnations existent ; encore faut-il que les gouvernements en place leur donnent l'écho nécessaire. Elles sont peu audibles parce qu'elles vont à l'encontre d'un certain nombre de politiques menées par les gouvernants.

Cela étant, la ferveur et la force de ces condamnations existe. Malheureusement, l'impact médiatique n'est pas aussi fort que celui que détient le pouvoir politique.

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Dans l'état des réflexions de votre religion, vous admettriez, soutiendriez ou critiqueriez le législateur laïc qui s'orienterait vers une dépénalisation de l'usage de la drogue ? Quelle est votre position ? Etes-vous favorable à une répression ou pensez-vous qu'il convienne de dépénaliser l'usage des drogues ?

M. Anouar Kbibech . - Pour le RMF -et c'est aussi la position de la religion musulmane- tout ce qui va dans le sens de la libéralisation ne peut que contribuer au renforcement de cette pratique ou de ces comportements. Nous serions plutôt favorables au renforcement du dispositif répressif, afin qu'il soit suffisamment dissuasif et joue un rôle de prévention.

Il existe un cas particulier : dans la religion musulmane, une règle dit qu'à situation exceptionnelle, mesure exceptionnelle. Quand quelqu'un est dans l'addition ou la dépendance totale et que certains traitements lui permettent de se dégager de cette addiction par étape, il peut y avoir une certaine compréhension. Je vais souvent en Belgique et je croise beaucoup de jeunes qui reviennent des Pays-Bas. Je pense qu'une démarche de ce type n'irait pas forcément dans le bon sens.

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Merci d'avoir accepté de témoigner devant notre mission.

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