Audition de M. Gilbert Pépin, biologiste, expert près la Cour d'appel de Paris, agréé par la Cour de cassation, expert près le tribunal administratif de Paris

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous accueillons M. Gilbert Pépin, biologiste, expert près la cour d'appel de Paris, agréé par la Cour de cassation, expert près le tribunal administratif de Paris, qui va nous faire part de son expérience de toxicologue.

M. Gilbert Pépin, biologiste, expert près la Cour d'appel de Paris, agréé par la Cour de cassation, expert près le tribunal administratif de Paris . - Je dirige depuis vingt-cinq ans à Paris un laboratoire de toxicologie, dénommé Toxlab ; l'équipe compte trente-cinq personnes et travaille dans tous les domaines que je vais vous présenter. Je suis aussi président de la Compagnie nationale des biologistes et analystes experts et de la Compagnie de toxicologie judiciaire, ainsi que de la Société française de toxicologie analytique, qui regroupe trois cent trente membres. Je m'occupe de toxicologie judiciaire depuis trente-cinq ans.

Je vais évoquer successivement les effets des stupéfiants sur la conduite automobile, la soumission chimique, les résultats des analyses des drogues, les rapports entre toxicomanie et accidents du travail et les décès en rapport avec les usages de stupéfiants.

Nous avons effectué une étude, qui porte sur trois années et quatre cent quatre-vingt deux cas, sur les molécules impliquées dans les accidents mortels de la circulation. Nous avons trouvé 31 % de cas positifs aux drogues, dont 27,8 % au cannabis. La totalité des drogues était présente chez 34,3 % des conducteurs sous l'emprise de stupéfiants au moment de l'accident.

Pourquoi se limiter aux accidents mortels et ne pas prendre en compte l'ensemble des accidents corporels, pourtant en beaucoup plus grand nombre ? C'est que le cannabis s'élimine en six heures ; au bout de deux heures, le taux a considérablement diminué, d'où une difficulté pour l'interprétation scientifique. En revanche, dans le cas d'accidents mortels, le taux mesuré est tel qu'il était au moment du décès.

Notre étude montre que le cannabis est la drogue la plus souvent détectée dans les accidents mortels. La part des opiacés n'est que de 4,8 %, avec cette réserve que, dans la plupart des cas, il s'agit de morphine, administrée à des agonisants. La part de la cocaïne est quant à elle de 4,7 %. Les amphétamines sont quasiment absentes.

Le cannabis s'utilise soit pur, soit en mélange avec le tabac. Un « joint » comporte cinq à vingt milligrammes de delta-9-tétrahydrocannabinol, dit encore THC. Le cannabis peut aussi être mangé, dans des pâtisseries, ou bu : aux Antilles, certaines boissons peuvent en contenir.

Lorsque le cannabis est fumé, 20 % seulement du principe actif passe dans les poumons, puis dans les alvéoles et dans le sang. Le reste est volatilisé dans la combustion. Le pic plasmatique est atteint en quelques minutes - deux à huit selon la dose. En cas d'absorption par voie orale, le délai, plus long, est de deux à quatre heures.

Le THC quitte le sang pour se fixer dans les lipides - or le cerveau n'est composé quasiment que de lipides. Contrairement à l'alcool, il ne s'élimine donc que très lentement de l'organisme et pourra être retrouvé dans les urines pendant très longtemps.

Au sein du cerveau, le noyau accumbens gère le plaisir ; c'est à ce niveau que les drogues vont agir. Les effets psychiques du cannabis dépendent de la quantité consommée, de la qualité du produit et, dans une forte proportion, de la tolérance du sujet, qui est variable d'un individu à l'autre. Ainsi, sur une population scolarisée qui aura touché au cannabis, environ 30 % n'y trouveront aucun intérêt, 30 % trouveront cela désagréable, pouvant même ressentir des envies de nausée, et enfin les 30 % restants y trouveront un plaisir et auront envie d'y revenir.

Joue également l'association éventuelle avec un autre produit.

L'intoxication avec une dose de 25 milligrammes - c'est ce que contient une cigarette - provoque avant tout des effets relaxants : troubles de l'humeur avec ébriété, euphorie, besoin flagrant de bavarder ou rire, sensation de bien-être, succession rapide d'idées, d'images, d'illusions. L'augmentation de la concentration n'est pas sans conséquences : le principe actif du THC est un agent hallucinogène au même titre que le diéthylamide de l'acide lysergique (LSD). Il y a alors levée des inhibitions, facteur très important dans les actes criminels, et indifférence envers l'environnement.

Ces effets sont évidemment peu compatibles avec la conduite : ils provoquent une diminution de la vigilance et altèrent la perception de la vitesse et des distances. Un délai s'installe entre la perception et la réaction. La vision devient floue, en association avec une mydriase.

Alors que l'alcool s'élimine vite, l'action du cannabis sur la conduite, une fois qu'il est présent dans le cerveau, peut durer très longtemps.

Sur quatre cent quatre-vingt deux cas mortels, notre laboratoire a dénombré cent six cas positifs. Les taux sont très souvent minimes : entre deux et cinq nanogrammes par millilitre en moyenne, mais moins d'un nanogramme pour nombre de cas. La faiblesse de ces taux a causé des difficultés : les laboratoires d'analyse, lorsque ces études ont été lancées, n'étaient pas tous capables de les détecter. Bien sûr, nous avons aussi repéré des taux très élevés. Les sujets se trouvent alors dans des phases quasi hallucinatoires.

Il arrive aussi que le THC métabolite, dit aussi THC-COOH, soit seul présent dans le sang, le THC lui-même étant absent.

Comment interpréter ces résultats ? La présence de THC-COOH ou de 11-hydroxy THC signifie que le sujet est sous l'emprise du cannabis. Si la concentration en THC est supérieure à celle en 11-hydroxy THC, il a consommé par inhalation - il a fumé - ; si elle est inférieure, il a mangé ou bu le cannabis.

Lorsque la concentration en THC-COOH est supérieure à 0,2, on sait que la personne a consommé, mais au moins six heures plus tôt. S'il en était autrement, il y aurait présence du THC lui-même. En l'absence de THC, mais si le taux de THC-COOH est notable, le sujet est quand même sous l'emprise du cannabis. Nous savons en effet aujourd'hui que, même si le THC n'est plus détectable dans le sang, il est encore présent dans le cerveau.

Paradoxalement, une concentration en THC très élevée, supérieure à 50 par exemple alors que les taux moyens vont de 1 à 10, dénonce non pas un gros consommateur mais quelqu'un qui vient de consommer. Le pic, qui n'intervient qu'au bout de huit à dix minutes, mais qui ne dure pas, monte à 100, voire 200.

À l'inverse, une concentration très élevée de métabolite THC (THC-COOH) désigne un sujet qui consomme énormément et constamment.

Selon les données établies dans le laboratoire que je dirige, et qui ne sont contestées par personne, le cannabis est présent aujourd'hui dans le sang de 27,6 % des conducteurs qui décèdent au volant, le taux montant à 42 % chez ceux de moins de vingt-sept ans. Lors d'une étude réalisée en 2003 et 2004, ce dernier taux n'était que de 39,6 %. Cette évolution très préoccupante est pourtant négligée aujourd'hui...

La dangerosité du cannabis au volant s'établit au moyen d'un coefficient multiplicateur de risques. Celui-ci est en France de 2,5 et en Australie de 2,7. Celui de l'alcool est de 3,8, celui des médicaments de 1,7 et celui de la combinaison de cannabis et d'alcool peut dépasser 14 : autrement dit, certaines personnes peuvent présenter un risque d'accident supérieur de 14 à 20 fois à celui d'un utilisateur normal.

Entraînant une somnolence, certains médicaments anxiolytiques peuvent affecter la conduite. Mais, même si le médecin doit alerter son patient sur le risque encouru, ces produits ne pourront jamais être interdits. En effet, ils soignent un trouble et le patient qui s'abstiendrait de les prendre serait plus dangereux au volant qu'en les prenant.

La cocaïne aussi va rendre la conduite dangereuse : la personne va être excitée et se croire douée de qualités qu'elle n'a pas. Cela dit, le nombre d'accidents mortels impliquant des conducteurs sous l'emprise de la cocaïne est faible. Pour les utilisateurs chroniques qui vont devenir irritables parce que se croyant persécutés, la conduite est si difficile qu'ils préfèrent ne pas prendre le volant. Ils ne sont donc responsables que de peu d'accidents : la cocaïne n'est présente que dans huit des quatre cent quatre-vingt deux cas d'accidents mortels que nous avons recensés.

Alors que l'amphétamine est un stimulant, on ne la détecte pas dans les accidents mortels. C'est que les jeunes qui l'utilisent dans les « rave parties », outrepassant leurs capacités naturelles, épuisent leur organisme ! À l'issue de la soirée, s'ils arrivent encore à monter dans leur voiture et se tuent au volant, les amphétamines, qui les ont épuisés, ont déjà disparu de l'organisme.

Quant aux opiacés, ils provoquent une si forte somnolence que, dans la plupart des cas, le sujet est incapable de conduire.

En revanche, bien qu'il altère la mémoire, l'humeur et les capacités de réaction, le cannabis n'empêche pas de conduire.

Comment le repérer ? Si le conducteur qui a récemment causé un accident grave à Ozoir-la-Ferrière, déjà plusieurs fois condamné, ne s'est rendu que plusieurs jours plus tard à la police, c'est qu'il pensait qu'après ce délai, l'alcool et le cannabis qu'il avait consommés ne seraient plus détectables. L'examen des urines et des poils pubiens a prouvé au contraire qu'il était bien un consommateur régulier de cannabis.

Pourquoi ce type d'examen ? C'est que si la rémanence des drogues et des médicaments dans le sang est de douze à trente-six heures, et de vingt-quatre à soixante-douze heures dans l'urine, elle est perpétuelle dans le poil. On retrouve dans les momies incas les marqueurs métaboliques de la cocaïne ! Le cheveu poussant d'un centimètre par mois, on peut même, en le tronçonnant, dater les prises et déterminer la nature et la quantité des produits consommés ! Il est aussi possible d'analyser les ongles. Cheveux, poils et ongles sont ce que l'on appelle les phanères. Tenant compte des particularités de ceux-ci, le législateur a du reste bel et bien prévu qu'en cas de récidive de consommation de drogues, le préfet soumette le prévenu à des analyses et à des examens médicaux, cliniques et biologiques, notamment salivaires mais aussi capillaires.

La soumission chimique est l'administration à une personne, à son insu - dans sa boisson ou sa nourriture par exemple - d'une substance psycho-active à des fins criminelles. Cette substance jouera sur sa volonté, sur son libre arbitre, sur son indépendance ou sur sa mémoire. La victime va consentir à ce qui lui sera demandé.

Les principaux effets que recherchent les auteurs sont des effets amnésiants, anxiolytiques - pour abaisser le seuil de l'anxiété -, sédatifs, hypnotiques, myorelaxants, narcotiques, euphorisants et dysleptiques - l'effet dysleptique est le propre des produits hallucinogènes, le consommateur confondant rêve et réalité.

La soumission chimique est utilisée à des fins de viol, d'agression pédophile et, en troisième lieu, pour des vols. Viennent ensuite les extorsions de fonds - et les captations d'héritages -, les homicides... et les actions pour la garde d'enfant. En effet, dans certaines séparations difficiles, il arrive que de la drogue soit donnée à son insu à l'un des parents, dont il sera dit ensuite qu'il en est consommateur, ce qui sera confirmé par l'analyse toxicologique ! En revanche, celle-ci pourra aussi faire apparaître le caractère ponctuel de la prise, et donc la possibilité d'une prise involontaire. Nous sommes souvent confrontés à de tels cas.

La soumission chimique n'est pas un fait nouveau : les Allemands - mais aussi les Alliés - l'ont utilisée pendant la guerre de 1939-1945 pour faire parler des prisonniers.

Les drogues concernées sont d'abord l'alcool, puis le cannabis, les amphétamines, le LSD et aussi le GHB, le gamma-hydroxybutyrate dénommé également la « drogue du viol ». Parmi les médicaments, le clonazépam, sirop au goût sucré, est le plus utilisé.

Nous dissocions l'administration à l'insu de la personne et l'abus d'état de faiblesse. Dans ce dernier cas, la personne prend consciemment le produit, mais le dosage de celui-ci aboutit à altérer, voire à annihiler sa volonté et son discernement. Dans l'abus d'état de faiblesse, on retrouve l'alcool - 16,4 % des cas - mais également les stupéfiants, - 17,5 % - et leurs associations. Dans plusieurs cas judiciaires, nous avons constaté des viols sous association de cannabis et d'alcool, de cannabis seul - mais où les « joints » étaient élaborés à partir d'huile de cannabis, dont le principe actif est très fort - et encore d'amphétamines, plus précisément d'ecstasy.

Les sommités florales du cannabis proviennent généralement des Pays-Bas, où est opérée une sélection génétique. Nous constatons une augmentation des taux de concentration du cannabis : en 2007, nos analyses indiquaient en moyenne des taux de 7,9 %. Aujourd'hui, cette moyenne est de 16,5 % ! Dans certains cas, on trouve des taux de 30 %. La qualité néerlandaise ne cesse de progresser !

L'herbe, quant à elle, est souvent cultivée chez soi. Les acheteurs de graines, peu connaisseurs, se retrouvent souvent à faire pousser du sisal, utilisé pour confectionner des paniers ou des cordes, et donc dépourvu de THC ! En se fournissant sur internet ou à Amsterdam, les plus malins peuvent arriver à récolter de l'herbe au taux de 14,7 %. Mais ils sont loin d'être les plus nombreux.

La forme de cannabis la plus consommée - les saisies en témoignent - est la résine de cannabis. Comme le prouvent les observations satellitaires, le Maroc, de loin le plus important fournisseur de la France, réduit les surfaces consacrées à cette production. En revanche, il améliore la qualité de ses produits. Le taux, constaté sur la base de 231 analyses - contre 542 en 2009 - est passé en trois ans de 13,4 % à 14,7 %.

Une question régulièrement évoquée est celle d'adjuvants dangereux qui seraient mêlés au cannabis. En 2007, l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies a relevé que de nombreux produits d'adultération des résines de cannabis - henné, cire, paraffine, colle, huile de vidange, déjections animales, et même médicaments - étaient couramment cités dans des ouvrages destinés aux consommateurs, mais il a indiqué n'en avoir lui-même découvert nulle part. La Gendarmerie royale marocaine, dans une étude sur des saisies effectuées de 1992 à 2008, déclare n'avoir trouvé que de la nicotine, du fait du mélange de feuilles de tabac aux feuilles de cannabis. Nous n'avons nous-mêmes trouvé que des microbilles de verre : le cannabis est vendu au poids et le verre pèse lourd... En conclusion, aucune étude scientifique ne nous permet de considérer que le pain de cannabis circulant en France comporterait des excipients dangereux.

En revanche, pour l'héroïne et la cocaïne, 627 analyses conduites sur deux années ont révélé non seulement la présence d'excipients banaux, comme la caféine ou la lidocaïne, succédané de la cocaïne, mais aussi de médicaments, la présence d'alprazolam constituant le cas le plus grave. Les 415 analyses spécifiques à l'héroïne ont confirmé ce résultat.

Les doses de cocaïne ou d'héroïne pèsent de 50 à 200 milligrammes. Eu égard à leur concentration maximale, les excipients ne sont normalement pas à l'origine d'une toxicité aiguë. En revanche, associé à l'héroïne, l'alprazolam, qui est une benzodiazépine, va provoquer une perte de conscience très rapide du consommateur. Si celui-ci est au volant, c'est l'accident ; nous en avons répertorié, dont certains mortels. On retrouve aussi d'autres produits toxiques, comme le lévamisole et la phénacétine, antalgique retiré du marché français en raison des maladies qu'il causait. Nous ne savons pas pourquoi les fabricants mélangent ces produits à l'héroïne ou à la cocaïne.

Ces molécules sont cependant intéressantes pour la police dans la mesure où leurs pourcentages et leur association permettent de remonter les filières : elles servent de traceurs.

Nous pouvons aujourd'hui fournir des données en matière d'accidents du travail. En effet, les entreprises soumettent désormais leurs salariés à des tests. Ceux-ci permettent de conclure que 20 % des accidents du travail seraient causés par des addictions aux drogues, le nombre habituellement cité des consommateurs de cannabis étant de 1,2 million.

Quelques accidents de taille peuvent être signalés. L'échouage de l'Exxon Valdès, en Alaska, la plus grande catastrophe écologique d'origine humaine, aurait pour origine non pas l'alcoolisation de son commandant, mais la prise par celui-ci de cannabis, entraînant une somnolence. Quelques incidents anciens dans des centrales nucléaires en France auraient aussi été dus à des contrôleurs fumeurs de « joints »... Depuis, les contrôles sont systématiques. La prise de cannabis est aussi impliquée dans des accidents de chantier, comme des chutes mortelles de grutiers.

Un constructeur d'automobiles, inquiet de défauts de fabrication spécifiques à une usine, nous a demandé une enquête. Sur la chaîne, 20 % des ouvriers ont été contrôlés positifs ; des petits trafiquants vendaient au sein même de l'entreprise. Des personnels navigants de l'aviation commerciale ou des conducteurs d'autobus ont aussi été contrôlés positifs. Nous sommes désormais amenés à effectuer des contrôles dans des sociétés de transport public. En 2010, sur 264 prélèvements, 10 % révélaient une consommation de cannabis ; en 2011, sur 369, c'est 11 %. Dans une communication présentée à l'Académie nationale de médecine, le professeur Ivan Ricordel, ancien directeur du laboratoire de toxicologie de la préfecture de Paris, et le docteur Wenzel, médecin principal du travail à la SNCF, considèrent que 15 % à 20 % des accidents mortels du travail sont liés à l'usage de l'alcool, des psychotropes ou des stupéfiants.

De nombreux freins économiques, techniques et réglementaires s'opposent au dépistage systématique des conduites addictives en entreprise : les syndicats n'y sont pas favorables, il faudrait modifier les règlements intérieurs... En bref, le médecin du travail demeure le rouage majeur de la prévention du risque.

Il reste qu'à la SNCF, des contrôles sont réalisés depuis 2004. Menés dans un cadre bien accepté par l'ensemble des acteurs de l'entreprise, et dans le strict respect du secret médical, ils ont conduit en quatre ans à une réduction de 50 % du nombre de consommateurs détectés et des accidents.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - La SNCF est caractérisée par une très ancienne tradition, à laquelle adhèrent les syndicats, de lutte contre l'alcoolisme. Les problèmes posés par la drogue étant de même nature, il n'est pas étonnant qu'elle se soit investie dans ce nouveau combat et ait abouti à des résultats.

M. Gilbert Pépin . - Air France également effectue des contrôles sur ses personnels navigants.

Combien de décès sont-ils dus aux stupéfiants ? Le laboratoire que je dirige a conduit 2 100 analyses toxicologiques après autopsie en 2009 et 2 330 en 2010. Celles-ci permettent de constater que 22 % environ des personnes décédées présentent des traces de cannabis dans le sang. Pour la cocaïne, ces traces concernaient 1,3 % de ces personnes en 2009 et 1,4 % en 2010 ; pour l'héroïne, les chiffres sont respectivement de 0,7 % et 0,5 % ; il faut y ajouter des taux de 3,3 % et 2,8 % pour la méthadone, produit de substitution.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Ces expertises sont bien des expertises médico-légales, et non des autopsies hospitalières ?

M. Gilbert Pépin . - Absolument. Elles font suite à des décès considérés comme douteux par le médecin qui ne délivre pas le permis d'inhumer.

L'étude dite DRAMES sur les décès en relation avec l'abus de médicaments et de substances, pilotée par l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, a rassemblé tous les experts toxicologues judiciaires se consacrant exclusivement à l'autopsie. Nous étions dix-neuf. Avec l'accord de la Chancellerie, nous avons mis en commun tous nos résultats. Au total, 218 décès ont été reliés directement à l'usage soit de médicaments de substitution, soit de stupéfiants. La répartition est la suivante : l'héroïne est impliquée dans 62 décès, la cocaïne dans 16, l'ecstasy dans 2, l'association de deux ou trois substances illicites dans 33. Au total, ces 113 cas représentent 51,8 % de l'ensemble. Les autres cas concernent, pour 19 d'entre eux, les opiacés licites : morphine pour les soins, codéine, en vente libre en pharmacie, sufentanil et tramadol, antidouleurs prescrits par les médecins. Il faut aussi citer les traitements de substitution aux opiacés : la méthadone compte pour 62 cas, la buprénorphine pour 20, l'association des deux pour deux cas, et enfin la kétamine et le GHB pour deux cas aussi chacun.

Ces 218 cas ne couvrent pas la France entière, mais tout de même 70 % du territoire, je pense.

Ces données font ressortir que la France enregistre beaucoup moins de morts du fait des opiacés que les autres pays européens. Cette situation est due à la politique de substitution - 125 000 personnes sont sous buprénorphine et 50 000 sous méthadone - qu'elle conduit, et pour laquelle elle a de l'avance sur ses partenaires. Ces morts étaient beaucoup plus nombreuses lorsque j'ai débuté et, à cette époque, les statistiques officielles souffraient de fortes sous-évaluations.

Alors que nous pouvons penser que nos chiffres sont plutôt sûrs - légalement, les morts sous stupéfiants dans les hôpitaux doivent être déclarées -, le laboratoire que je dirige comptabilise à lui seul, dans une petite région du Royaume-Uni où il travaille pour les services officiels, plus de morts que ces 218 que nous avons recensés.

Depuis vingt-cinq ans, au rythme de deux fois par semaine, j'ai participé comme expert à 1 600 procès d'assises. L'ensemble des paramètres étant exposé par les avocats, je découvre avec stupeur que même lorsqu'elle n'est pas la cause de la mort, la drogue est à l'origine d'un grand nombre de cas de criminalité. Les meurtriers, mais aussi les victimes, sous l'emprise de la drogue, ne savent pas ce qu'ils font. L'agent le plus horrible est le cannabis. Détendus, les sujets n'ont plus conscience du danger. Un porteur de canif va agresser en riant un porteur de revolver qui va le tuer en riant tout autant !

Je vais cinq à dix fois par mois en visite en maisons d'arrêt. Des auteurs de crimes, souvent atroces, m'y déclarent ne pas comprendre ce qui s'est passé, reconnaissent le caractère effroyable de leurs actes et expliquent être contents d'être en prison, parce que depuis qu'ils y sont, ils sont sortis de l'enfer de la drogue. Si bien sûr la drogue circule parmi les détenus, elle y est chère et très rare. Au bout du compte, contrairement à ce qui se dit, la prison les sèvre et ils en sont heureux. Je vis depuis longtemps cette réalité qui est à peu près unique en France. En effet, l'éthique commande de ne pas laisser souffrir les gens. Si une personne arrêtée est porteuse d'une ordonnance médicale, son traitement lui sera bien sûr fourni. Mais si elle est consommatrice de drogue, elle ne le révélera pas forcément. Elle manifestera alors sa souffrance mais, en l'absence de données médicales, le médecin de la prison ne lui prescrira qu'un anxiolytique. Au bout d'une semaine, ce détenu sera sevré.

M. Patrice Calméjane, député . - Cette situation n'explique-t-elle pas une partie au moins des suicides survenant dans les premiers jours d'incarcération ?

M. Gilbert Pépin . - Peut-être.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Disposez-vous d'études sur le suicide ?

M. Gilbert Pépin . - Non. Je ne suis confronté aux suicides que dans le cadre de mes fonctions médico-légales. D'autres éléments que la drogue sont sans doute impliqués dans les suicides dans les maisons d'arrêt. Ne disposant pas de données scientifiques, je ne peux les présenter mais on peut penser que la promiscuité et ses conséquences jouent un rôle important.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Vous n'avez pas évoqué l'usage d'amphétamines chez les conducteurs professionnels. Or, selon les médecins du travail, les cadences imposées aux chauffeurs routiers en ont fait un véritable fléau.

M. Gilbert Pépin . - Mon laboratoire étant situé en région parisienne, j'ai à traiter de très peu de cas de chauffeurs routiers. Mais une très belle étude publiée à Lille met en évidence exactement les éléments que vous indiquez.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Les jeunes préparant des concours difficiles, notamment dans les classes préparatoires aux grandes écoles, seraient aussi, dans une grande proportion, d'importants consommateurs d'amphétamines ou d'autres produits. Le confirmez-vous ?

M. Gilbert Pépin . - Ce type de situation ne vient pas jusqu'à mon laboratoire. Cela dit, j'en entends parler autour de moi, notamment par mes enfants - ils ont aujourd'hui trente-cinq ans - et leurs amis.

Il y a cinq ans environ, et sans que cela se soit su, les États-Unis ont été envahis par la cocaïne. L'économie était touchée. Les Américains ont pris des mesures radicales. Ils ont d'abord décidé de détruire massivement - dans le plus grand secret - les sous-marins et les avions qui transportaient la cocaïne, y compris au moyen de missiles déclassés. Ils ont ensuite mis en place un système de détection obligatoire dans les écoles et les universités : un étudiant positif pendant trois ans est interdit de toute école ou université ! Enfin, les fonctionnaires et les titulaires de postes d'entreprises apportant à l'État une collaboration dans des domaines sensibles sont soumis une fois par an à un test capillaire. De ce fait, en un an, le nombre de sujets positifs a diminué de 55 %. C'est grâce au TIAFT (The international association of forensic toxicologists), qui réunit mille cinq cents toxicologistes médico-légaux, que je peux vous donner cette information.

M. Patrice Calméjane, député . - L'augmentation de la concentration de la teneur en THC du cannabis représente-t-elle vraiment un facteur de risque nouveau ? Cette concentration continue-t-elle à augmenter ?

Pouvez-vous aussi nous décrire l'état de la consommation dans les départements et territoires d'outre-mer, notamment aux Antilles ?

M. Gilbert Pépin . - Dans les départements et territoires d'outre-mer, la consommation de drogue est beaucoup plus forte qu'en métropole. Je pense tout particulièrement à celle de cocaïne en Guadeloupe et en Martinique - cette dernière remarque ne vaut pas pour la Guyane.

L'augmentation de la teneur des produits comporte bel et bien des risques. Il y a une dizaine d'années, deux jeunes touristes italiennes ont été retrouvées noyées en France dans 80 centimètres d'eau alors qu'elles savaient nager. Nous avons établi les causes de la mort. Elles étaient héroïnomanes. Mais comme la teneur de l'héroïne italienne était faible, elles sont venues en France faire leurs emplettes. Les trafiquants français leur ont donné, par sympathie, une bonne dose : 200 milligrammes au lieu de 100. Mais le taux, au lieu de 7 % en Italie, était de 14 %. Les deux éléments ont conduit au coma par surdose. Les croyant décédées, les trafiquants les ont jetées dans le canal. L'augmentation de la concentration est donc dangereuse.

M. Patrice Calméjane, député . - Les délits de fuite des personnes sous l'emprise de la drogue qui provoquent des accidents de la route sont de plus en plus fréquents. Les chauffeurs pensent en effet que, s'ils se ménagent un délai, leur consommation deviendra indétectable. Vos propos nous montrent que tel n'est pas le cas...

M. Gilbert Pépin . - Il est très facile à un toxicomane de falsifier une analyse urinaire. Les méthodes sont accessibles sur internet ! Nous recourons bien sûr à d'autres méthodes.

L'analyse des cheveux est un outil puissant. Le Land de Sarre, en Allemagne, a décidé, en cas de récidive d'usage de stupéfiants, de ne rendre le permis de conduire - et aussi le véhicule car il est également confisqué - qu'après analyse des phanères. Je rappelle que pas une seule prise de cocaïne n'échappe à cette analyse. La conséquence a été, en Sarre, une diminution des accidents et de la consommation de 70 %. La déléguée interministérielle à la sécurité routière, Mme Michèle Merli, est au courant de cette action.

Il est impossible à un Français d'aller travailler aux États-Unis sans avoir préalablement fait réaliser une analyse de cheveux.

Dans la mesure où elles restent rares, le coût de ces analyses - par chromatographie en phase gazeuse - est élevé, mais il est appelé à s'effondrer avec l'augmentation de leur nombre, pour quasiment rejoindre celui des analyses de salive.

Par ailleurs, ces analyses sont précises. C'est moins vrai des analyses salivaires : les analyses sanguines faites en confirmation d'analyses salivaires réalisées par la gendarmerie montrent un pourcentage d'erreur de 10 %. Pour autant, ces tests sont très utiles et il est regrettable que les crédits de la gendarmerie ne lui permettent pas d'en acheter autant qu'il serait nécessaire.

Mme Fabienne Labrette-Ménager, députée . - Un test coûte 18 euros.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Ce chiffre est à mettre en rapport avec le coût économique global d'un mort, soit un million d'euros.

M. Gilbert Pépin . - Cela dit - c'est une remarque anecdotique -, le cannabis, seule drogue dans ce cas, ne passe pas dans la salive. Ce sont les débris du « joint » qui sont repérés.

Mme Fabienne Labrette-Ménager, députée . - J'ai appris de la gendarmerie que lorsqu'un gendarme arrête une personne, il n'a pas le droit de procéder au test si celle-ci a consommé du cannabis dans la demi-heure précédente. Il suffit donc à la personne interpellée d'affirmer que tel est le cas pour empêcher la réalisation du test.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Pour réduire les risques, certains, y compris des médecins, souhaiteraient distribuer des seringues en prison. Qu'en pensez-vous ?

M. Gilbert Pépin . - En tant que toxicologue, je ne comprends pas cette position. Le message à faire passer est que la drogue est un produit dangereux et interdit. De plus, les produits de substitution aux opiacés ne nécessitent pas de seringues.

Certes, il existe, nous dit-on, des sujets insensibles à la méthadone ou à la buprénorphine. Mais, de l'avis général, ces cas sont très rares. Faut-il changer une politique générale pour prendre en compte des cas très particuliers qu'on ne comprend pas ? La variété de la biologie est considérable. Aux assises, je peux répondre que 2,30 grammes d'alcool dans le sang, c'est beaucoup. Mais je ne peux pas en préciser les effets. Je cite l'Académie nationale de médecine ou celle de pharmacie. Mon laboratoire a fait apparaître chez des personnes conduisant des mobylettes des taux de 5,50 grammes d'alcool dans le sang, alors que le taux mortel est de 4 grammes. Un collègue a même trouvé - il a publié ce cas - un taux de 9 grammes ! Inversement, il suffit aux Aïnous, au Japon, de 0,3 gramme pour être complètement ivres ! Cette population ne dispose en effet pas d'enzymes pour métaboliser l'alcool. On ne peut, je le répète, distribuer des seringues au motif de traiter des cas très particuliers, pour lesquels il s'impose plutôt de rechercher des solutions individuelles.

Cela dit, nous savons qu'un jeune qui fume trois « joints » par jour - il ne s'agit pas d'usage occasionnel, dans des soirées par exemple - va à l'échec scolaire et compromet son insertion dans la société, voire s'expose à tomber dans la délinquance.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Merci beaucoup, Monsieur Pépin, pour cette audition passionnante.

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