4. D'éventuelles réticences face à un certain envahissement psychologique

Rien ne permet d'exclure qu'individus, psychologues, médecins, voire philosophes, n'arrivent un jour à identifier, de façon plus ou moins concordante, certains risques psychologiques et cognitifs résultant d'un usage exagéré, voire simplement passif, du commerce électronique . S'ils étaient avérés, ces risques pourraient essentiellement consister en trois types de phénomènes, dont une fréquence accrue deviendrait alors problématique :


• En premier lieu, dans la phase qui précède l'achat, certains comportements de recherche compulsifs pourraient émerger et se développer, à mesure que progresse le nombre des e-commerçants, des techniques commerciales et des informations disponibles. Certains consommateurs, libérés par l'e-commerce des entraves temporelles et géographiques propres au commerce physique, adoptent d'ores et déjà des comportements qualifiables d'obsessionnels.

Il arrive ainsi que toute perspective d'achat justifie, sur Internet, une multiplication des comparaisons (sites, prix, remises, services etc.) et des consultations d'avis (en ligne, ou de personnes interpellées dans les réseaux sociaux), suivant une séquence plus ou moins ritualisée, afin de satisfaire une soif inextinguible d'optimalité (meilleur rapport qualité-prix) et de rassurance (opinion d'autrui confortant ses propres choix).

Ces besoins sont toujours plus vastes et difficiles à satisfaire car le risque d'ignorer une indication utile pour effectuer un choix parfaitement éclairé augmente avec la profondeur de l'offre et la quantité des informations disponibles sur la toile ; en outre, le renouvellement des produits et des prestations s'accélère tandis que, pour un article ou un service donné, les prix sont eux-mêmes de plus en plus instables (essor du yield management), fragilisant les « études de marché » en cours et ajoutant à la fébrilité du sujet.

Dans un champ instable et en expansion, toute collecte exhaustive d'information, condition d'une décision d'achat apaisée, devient graduellement impossible...

Ce comportement addictif, à tendance « rationnel », est peut-être à distinguer d'un autre comportement, à tendance « ludique », qui n'est d'ailleurs pas exclusif du premier.

La quête de « bonnes affaires » est alors systématique et se trouve plus ou moins détachée de leur utilité immédiate. L'optimalité devient un objectif en partie abstrait, et l'obtention d'un service ou d'un bien pour un prix inférieur à sa valeur de marché habituelle constitue un vecteur important de la satisfaction retirée d'une transaction. Cette attitude comporte une dimension spéculative, car une augmentation de prix (pour la même prestation, ou une prestation présentant une utilité équivalente) est escomptée : une économie ou un bénéfice sont en effet attendus lorsqu'un bien est stocké en attendant qu'il se révèle utile, ou s'il est revendu plus cher en « C to C ».

Dans ce schéma, un aléa explique l'excitation ressentie par les internautes, et qui sera recherchée par la suite. Aléa d'une recherche de « ventes flash » ou de « ventes privées » accaparant progressivement l'attention et le temps disponible ; aléa résultant, aussi, des systèmes d'enchères, qui maintiennent en haleine les caractères les plus joueurs.

D'innombrables messages et lettres d'information signalant des conditions et des remises exceptionnelles sur certains articles, le plus souvent pour une durée limitée, entretiennent cette tendance qui conduit par ailleurs à mémoriser le niveau des prix d'un grand nombre de références. Dans un avenir proche, ces aptitudes pourraient être décuplées et survalorisées avec l'émergence de ventes « super flash », accessibles dans des délais très brefs...

4 secondes pour décider un achat...

« Papercut, une chaîne suédoise de distribution de produits culturels, propose sur son site Internet une expérience inédite à ses clients. Baptisée SpeedSale, cette fonctionnalité ne laisse que quatre secondes aux internautes pour saisir une offre promotionnelle. Une liste de 16 produits à prix cassés leur est présentée une fois, et seulement une fois ! Si le client ne valide aucun achat, il lui est impossible de revenir sur la liste et un message apparaît alors : « Vous aviez une chance et vous l'avez gâchée, revenez le siècle prochain ». L'internaute est alors redirigé vers la page d'accueil du site de Papercut ».

Source : Le Figaro économie, « L'e-commerce surfe sur la vague de l'achat compulsif », le 14 octobre 2010

Dans un contexte d'accès permanent aux outils de recherche, ces comportements et les risques d'addiction à des situations qualifiables in fine de ludiques, évoquent irrésistiblement le cas des jeux en ligne, qui engendrent des risques de dépendance soulignés par de nombreux observateurs. Ajoutons qu'un lien pourrait être établi avec le risque de surendettement.

Au final, les consommateurs et les psychologues, conscients du temps soustrait au sommeil, de la fatigue nerveuse et, le cas échéant, de la morbidité (de type TOC) afférente à ces comportements, pourraient en catégoriser le(s) trouble(s).

Par ailleurs, on voit que le commerce électronique, en raison de son immixtion dans les différentes formes de sociabilité électroniques d'une part, et du développement de caractéristiques ludiques d'autre part, parvient à s'encastrer entre ces usages d'Internet, en forte progression, que sont les réseaux sociaux et les jeux en ligne (qui comportent, eux-mêmes, une certaine dimension sociale). Progressivement, se dessine donc un continuum d'usages sociaux-commerciaux-ludiques, de nature à séduire, en raison de sa cohérence et de sa disponibilité, un nombre croissant d'individus. C'est donc l'addiction à Internet, d'une façon générale, que le commerce électronique pourra entretenir et renforcer, en parfaite synergie avec les usages sociaux et ludiques qui prévalent sur la Toile.

Un demi-million d'Allemands seraient « dépendants » à Internet

Pour Mechthild Dyckmans, chargée de la mission sur les drogues auprès du ministère allemand de la santé, la dépendance à Internet est une maladie. Son étude, rendue publique le 26 septembre 2011, montre qu'elle provoque une « diminution du temps de sommeil », une « désocialisation » ou l'apparition de symptômes de sevrage en cas d'arrêt, comme l'« anxiété » ou l'« irritabilité » autant de phénomènes habituellement associés à la toxicomanie ou à l'alcoolisme.

L'étude met précisément l'accent sur la dépendance aux réseaux sociaux et aux jeux. Parmi les quelque 560.000 personnes, âgées de 14 à 64 ans, concernées par l'addiction à Internet, la dépendance aux réseaux sociaux se révèle encore plus importante chez les filles (77 %) que chez les garçons (65 %), dont une majorité (un sur trois) est en revanche touché par l'addiction aux jeux en ligne (7 % des filles).

Source : AFP

Sans atteindre à des comportements pathologiques, d'autres internautes réaliseraient confusément que le temps consacré à des recherches commerciales s'avère souvent disproportionné au regard des résultats obtenus. En pondérant l'amélioration du rapport qualité/prix ou utilité/prix résultant d'une « étude de marché » ou d'une recherche de « bonne affaire » par le temps disponible - ressource en voie de raréfaction - qui leur a été consacré, il se pourrait que le gain se révèle, dans de nombreux cas, dérisoire pour des acquisitions parfois vaines.

Toutes ces considérations pourraient engendrer une attitude plus distante et frugale vis-à-vis de l'e-commerce.


• En second lieu, il semble que l'électronisation du commerce débouche spontanément sur une relance incessante de consommateurs plus ou moins consentants, dont l'attention doit être captée par tous les moyens et sur tous les supports, notamment mobiles. Il n'y a rien là d'exploratoire : le « u-commerce » (commerce ubiquitaire) est un axe répertorié, et abondamment cité dans la littérature « marketing », de développement du commerce électronique.

Une hyper-information commerciale, excédant très largement les capacités cognitives de traitement des informations, pourrait alors déboucher sur une saturation des mécanismes de l'attention, au détriment de l'aptitude à suivre le chemin d'une réflexion propre.

Par conséquent, le u-commerce est susceptible d'entraîner certaines réactions de rejet, soit par lassitude, soit au terme d'éventuels travaux scientifiques quant aux effets, peut-être délétères, d'une saturation des fonctions cognitives sur la concentration, voire sur l'autonomie de la volonté.


• En dernier lieu, un « profilage » marketing de plus en plus acéré, même transparent ( supra ), pourrait susciter un malaise grandissant auprès des consommateurs. Grâce à la connaissance croisée des historiques et des séquences de consultation, les propositions commerciales sur Internet, aussi bien principales (sur le site visité) qu'incidentes (fenêtres et liens surgissant) ont tendance à devenir de plus en plus pertinentes et adaptées aux goûts de chacun des consommateurs.

Ces derniers pourraient s'inquiéter d'une immixtion « orwelienne » dans l'intimité de leurs choix, et refuser tout bonnement de jouer le rôle assigné par leurs profils de consommation. Dans un mouvement de « révolte du sujet », la désactivation des « cookies » pourrait devenir systématique tandis que d'aucuns renonceraient à fréquenter les sites les plus « intelligents », attitudes qui compromettraient le développement de nombre des fonctionnalités avancées de l'e-commerce.

Mises, le cas échéant, bout à bout, ces approches pourraient bien faire école, celle de la dénonciation d'une « société d'e-consommation » quelque peu envahissante , voire aboutir à des préconisations médico-sociales de modération quant aux usages des particuliers et aux pratique commerciales, avec d'éventuels prolongements dans le droit positif. Il reste que, par le passé, une dénonciation récurrente, fondée ou non, de la « société de consommation », n'en a jamais compromis l'essor.

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