II. PHILIPPE MOATI, PROFESSEUR À L'UNIVERSITÉ PARIS DIDEROT

1- Quelles sont les principales évolutions sociétales que vous percevez ou anticipez, susceptibles de favoriser ou de peser sur l'évolution du commerce en ligne ?


• « Pour : »

L'individualisme croissant des consommateurs conduira probablement à dépasser la « consommation de masse ». Cet individualisme présente plusieurs facettes. En premier lieu, un désir de personnalisation de la relation commerciale. En second lieu, un désir de liberté et d'ubiquité, de maîtrise et de puissance du consommateur (après tout, dans le cadre d'un certain désenchantement démocratique, l'achat peut apparaître comme l'ultime pouvoir du citoyen). En dernier lieu, une distance accrue vis-à-vis du modèle de consommation contemporain : on veut plus de sens (d'où la propension des entreprises à recourir à des affichages de type RSE), plus d'utilité (rapport qualité-prix), plus d'innocuité (environnement, santé) et aussi plus de « réalisation de soi » (plus de sensations, d'expériences inédites et enrichissantes...)

Or, l'e-commerce favorise précisément la personnalisation de la relation commerciale via des échanges de mails et des enquêtes de satisfaction, permettant une « personnalisation de masse ». La relation commerciale tend à s'étendre avant et après l'acte d'achat stricto sensu .

De même, le désir de maîtrise est parfaitement exaucé en donnant accès, à portée de quelques « clics », à une offre commerciale impressionnante, avec des « boutiques » allant du « grand public » aux plus spécialisées ou aux plus luxueuses.

Par ailleurs, la recherche croissante de « solutions » intégrées à un problème (ex : concevoir puis monter et entretenir une cuisine 193 ( * ) , approvisionner son réfrigérateur, se déplacer) plutôt que l'achat de tel ou tel bien (phénomène identifié, du moins, anticipé sous l'appellation d'« économie quaternaire » ou d'« industrialisation des services ») se manifeste(ront) par des offres s'appuyant largement sur les possibilités offertes par les NTIC et le commerce électronique.

D'ores et déjà, amazon.com offre aux américains un service d'abonnement comprenant des produits alimentaires (produits non frais), permettant d'automatiser son ravitaillement en indiquant une périodicité pour chaque article.

Lorsque les réfrigérateurs seront pourvus de détecteurs de puces RFID - ce qui sera probablement le cas dans une dizaine d'années- ce type de service d'approvisionnement, dont les automatismes seront alors toujours pertinents (les produits seront renouvelés dès qu'il en est besoin) deviendra extrêmement séduisant.

L'hédonisme croissant d'un consommateur de plus en plus orienté vers les loisirs et la réalisation de soi, pour qui l'« achat-corvée » n'a plus de sens, sera la clé du succès de ce genre de « solution » intégrée qui, à coup sûr, accompagnera l'envol du commerce électronique pour l'alimentaire - il patine actuellement - à l'horizon d'une décennie.


• « Contre : »

Le commerce physique a cherché à s'adapter en se rapprochant des consommateurs (cf. les « carrefour city » et « carrefour contact »). En réalité, le consommateur « papillonne » de plus en plus, ce qui incite les distributeurs à privilégier les approches multimodales, comprenant commerce électronique et physique.

On se dirigerait vers des « plates formes servicielles multimodales » accessibles partout.

2- Quelle pourrait être, dans les deux décennies à venir, l'impact du développement de l'e-commerce sur l'organisation et la structure du commerce ?

Si les distributeurs privilégient désormais une logique de complémentarité, la question se pose avec acuité de savoir qui souffrira le plus des fuites engendrées par le commerce électronique dans le commerce physique.

On assiste aujourd'hui à l'émergence des « drives », entrepôts gérés par certaines enseignes de la grande distribution, idéalement localisés sur une trajectoire travail-domicile, où les clients viennent chercher des courses préalablement commandées sur Internet. La formule est d'autant plus pertinente qu'elle est beaucoup moins coûteuse pour le distributeur que la livraison à domicile, alors même qu'elle peut constituer une facilitation pour le consommateur, qui n'est pas forcément chez lui aux heures de livraison. Deux modèles existent : pour le premier, l'entrepôt est situé sur le parking du supermarché (ex : « Auchandrive ») et, pour le second, le « drive » est seul (ex : Chronodrive).

Quoi qu'il en soit, si les anticipations des acteurs, à un horizon de 10 ans, d'un passage d'une part de 3 ou 4 % du commerce électronique dans la distribution, à une part de 24 % 194 ( * ) , se réalisaient (et même si l'on atteignait seulement 10 %...), de nombreuses surcapacité apparaîtraient. Dans une telle occurrence, il me semble que le grand commerce de périphérie serait bien plus exposé que le commerce de proximité.

Enfin, le commerce rural sera contraint d'évoluer.

3- Pensez-vous que le commerce électronique soit sur le point d'atteindre une « masse critique » propre à permettre le développement d'une logistique d'acheminement mutualisée et performante ?

Trois formules principales coexistent :

- l'entrepôt central (pour l'alimentaire : Carrefour, Casino, Cora) avec livraison à domicile ;

- le « picking » 195 ( * ) en magasin (pour l'alimentaire : système U) : la commande est préparée dans le magasin le plus proche du client, qui vient la chercher ;

- la livraison en point relais (ex : Kiala) : formule intermédiaire.

A un horizon de court et moyen terme, je ne crois pas à l'émergence spontanée de solutions mutualisées. Pourquoi, en effet, un compétiteur tel qu'Amazon, qui bénéficie aujourd'hui d'indéniables avantages compétitifs de par l'aboutissement de sa logistique, y renoncerait-il ? Des installations mutualisées pourraient en revanche provenir d'initiatives publiques locales, aux fins de désenclavement.

*

Dans l'état actuel, l'impact environnemental du commerce électronique serait d'ores et déjà favorable, voire très favorable, comme le récent rapport commandé par la FEVAD à Estia, dont la méthodologie paraît sérieuse, tend à l'établir.

4- Comment voyez vous l'avenir du commerce électronique concernant l'alimentaire, dont la part dans la vente à distance demeure marginale ?

Si le commerce alimentaire électronique n'occupe aujourd'hui qu'une part résiduelle du commerce de détail - à l'exception de rares niches -, je suis convaincu de l'inéluctabilité de son développement.

Pour le moment, la France manque de « pure players » dans ce secteur (Telemarket, seul du genre, n'est pas assez puissant pour mener une stratégie de conquête décisive) et les grandes enseignes n'ont pas tellement envie de progresser sur ce créneau, car elles sont convaincues que les prix de revient, donc les prix proposés aux consommateurs, empêcheront toute progression significative des volumes. Pourtant, au Royaume-Uni, Tesco y a cru, et ça marche très bien, avec des volumes permettant probablement de substantielles économies d'échelle.

5- Quel impact pourrait avoir le développement, que certains pronostiquent, du commerce sur les lieux de transit (gares, stations de métro voire hôpitaux) ?

On en parle depuis dix ans, et c'est aujourd'hui une réalité. On peut rapprocher de cette tendance des « hub » de mobilité automobile, qui tendent à regrouper divers commerces autour d'un drive ; Auchan teste ainsi un concept associant un drive, un magasin de produits frais, une boulangerie et un « Nicolas »...

6- Dans votre enquête sur le commerce de demain, l'anticipation moyenne d'une part de l'e-commerce dans le commerce de détail atteignant 24 % en 2020 n'est-elle pas d'autant plus spectaculaire que les acteurs du commerce électronique ne participaient pas à l'enquête ? Que penser, cependant, de la forte disparité des évaluations (par exemple, 20 % des personnes interrogées estiment que la part de l'e-commerce n'excèdera pas 12 % en 2020, et 20 autres pourcents estiment que cette part sera d'au moins 35 %) ?

Certes... A noter que la dispersion relevée ne saurait être considérée comme forte.

*

Le commerce physique de biens culturels subit un double choc, celui de la dématérialisation du produit et celui de l'e-commerce, qui engendrera vraisemblablement une forte contraction de son activité.


* 193 Grâce à des outils de simulation disponibles sur le site des « cuisinistes », le consommateur tend, de plus en plus communément, à ébaucher la conception de sa cuisine en ligne. Postérieurement à la pose, le recours à des puces RFID devrait un jour permettre aux cuisines d'alerter directement le cuisiniste en cas de dysfonctionnement.

* 194 Enquête du CREDOC sur le commerce de demain.

* 195 Technique logistique consistant à composer le panier commandé par un cyberconsommateur à partir des stocks d'un ou plusieurs magasins réels proches du lieu de livraison.

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