VII. PIERRE VOLLE, PROFESSEUR DE MARKETING MANAGEMENT À L'UNIVERSITÉ PARIS-DAUPHINE

1- Pensez-vous que la croissance du commerce électronique qui, ces dernière années, suit en France une pente sans véritable équivalent dans le reste de l'Europe, est durable ?

La question est d'abord de trouver la bonne mesure pour appréhender le poids du commerce électronique dans l'économie. La plus pertinente est probablement celle du poids de l'e-commerce dans la dépense des ménages ; il représente environ 2 % en France et 2,5 % aux Etats-Unis. Nonobstant une statistique globalement insuffisante, une fréquence d'environ 10 achats par an et par ménage en France suffit à montrer que la marge de progression est conséquente. La position intermédiaire de la France sur les indicateurs d'Eurostat laisse également présumer de fortes marges de progression.

La croissance du commerce électronique demeure vive et repose d'abord (à hauteur d'environ 60 %) sur la création de chiffre d'affaires, les effets de substitution jouant cependant, en complément (à hauteur de 40 %), un rôle important. On soulignera le paradoxe d'un commerce électronique surtout pratiqué par les urbains qui bénéficient pourtant d'une offre complète à portée de main. Le phénomène est bien en partie distinct de la VAD traditionnelle (i.e., VPC).

Finalement, plutôt que de parler de « commerce électronique », on devrait parler d'une « électronisation progressive du commerce ». L'électronisation du commerce pose essentiellement le problème de la relation-client, de l'essor du « multi-canal » et maintenant du « cross-canal ».

Les principaux moteurs à venir sont l'effet de génération (les 15-24 ans, rompus à l'usage des TIC, vont accéder massivement à la consommation électronique), et la dimension hédoniste de la consommation.

La question de la confiance, qui reste un enjeu important pour de nouvelles marques, est cependant un peu derrière nous. Le rôle de la DGCCRF demeure essentiel pour contrôler certaines pratiques, notamment celles de rabais dont le taux affiché est parfois fantaisiste.

Il est tout à fait plausible que le poids du commerce passe de 2 % à 5 % des dépenses des ménages en 2020. Pour l'alimentaire, les « drives » répandus par Auchan constituent une innovation dont le développement est rapide.

2- Anticipez vous des innovations (techniques, de méthode commerciale, logistiques...) porteuses pour le développement de l'e-commerce ? Identifiez-vous, réciproquement, certains facteurs risquant de compromettre ce développement ?

Il est amusant de se rappeler qu'au tournant des années 2000, on pronostiquait l'impossibilité de commercer électroniquement pour un seul produit : la chaussure ; on connaît les réussites d'e-commerce advenues depuis dans ce secteur...

Aux Etats-Unis, Zappos a précisément recherché la difficulté en vendant des chaussures par Internet ; le succès a été au rendez-vous, sur la base d'un site particulièrement réaliste et abouti. A l'origine, Amazon avait développé la stratégie inverse en misant sur l'e-commerce le plus simple, celui du livre. Quelles sont les innovations à venir ?


• En premier lieu, celles tenant au réalisme de l'achat en ligne (3D, immersion, réalité augmentée...).


• En second lieu, le contact humain via Internet au moment de l'achat. Si des « avatars » existent déjà sur de nombreux sites, pour l'avenir, la connexion des services d'appel au Web laisse un champ immense à ce type d'enrichissement du lien (Lasercontact, leader des centres d'appel - et filiale des Galeries Lafayette - préfigure cette évolution).

En dernier lieu, les coûts d'acquisition du client pour le marchand. Ces coûts, qui représentent environ 10 % pour les VADistes traditionnels contre environ 40 % pour les « pure players ». Ces coûts peuvent représenter jusqu'à 15 % de leur chiffre d'affaires. Ces frais colossaux se décomposent essentiellement entre l'affiliation 196 ( * ) et les comparateurs de prix.

On peut raisonnablement s'attendre à des innovations de nature à baisser des coûts d'acquisition constituant aujourd'hui une véritable barrière à l'entrée, qui explique le succès des plates-formes de market-place ouvertes par certains e-commerçants à d'autres acteurs pour vendre leurs produits.

On notera, par ailleurs, que les relations entre sites marchands et fournisseurs sont très peu étudiées : c'est la boîte noire...

3- Quelle peut-être l'incidence de l'e-commerce sur la dynamique de la production et des prix ? En particulier, quel serait l'impact :

- du renouvellement accéléré des gammes que permet le commerce virtuel ?

- du développement du C2C, par lequel un consommateur peut anticiper la revente d'un bien acquis dans le cadre du B2C ?

- d'une concurrence accrue ?

Décèle-t-on un impact sur les processus de production eux-mêmes, par exemple dans le sens d'un approfondissement des organisations à flux tendus (la commande sur Internet déclenchant le processus de production) ?

Je ne décèle pas un tel impact mais je remarque l'émergence des modèles de « client concepteur » et de « client investisseur » qui participent activement à l'élaboration du produit ou service commandé via le Web. Pour la première partie de la question, je n'ai pas connaissance d'étude permettant, à ce jour, d'y répondre directement.

4- Comment les business models du commerce électronique s'adaptent-ils, le cas échéant, à une concurrence accrue par les prix ?

Les business modèles sont marqués par deux phénomènes majeurs :

- la fragmentation

A cette fragmentation répond l'émergence de nouvelles taches, telles que la création de trafic ou le design des sites Web. L'essor des besoins concernant ces nouvelles compétences, encore mal identifiées par l'appareil de formation, sont des freins au développement du commerce électronique . Par la suite, les compétences d' intégration (de ces activités fragmentées) apparaissent comme essentielles, qu'on fasse appel, pour en appréhender le champ, aux notions de « réseau de valeurs » ou d'« éco-système ».

- l' hybridation

Le modèle de commerce s'élargit, en mutant, vers des modèles connexes tels que la vente de prestations de services (conseils...) à d'autres e-commerçants, ou celui d'agents rémunérés à la commission.

D'une façon générale, l'e-commerce se caractérise par des rentabilités très faibles . Par exemple, Amazon ne réalise qu'un milliard de dollars de profit pour 40 milliards de dollars de chiffre d'affaires. Ce chiffre est tout à fait comparable aux rentabilités dégagées dans le commerce en général. Le commerce reste une activité de volume pour lequel le point mort est élevé, même dans le commerce électronique. C'est ainsi que les modèles « s'hybrident », pour multiplier les sources de revenu.

5- Le m-commerce vous semble-t-il appelé à connaître un essor significatif en France ? Croyez-vous au potentiel d'interactions entre e-commerce et réseaux sociaux ?

Le m-commerce permet le développement d'applications spécifiques et si, par exemple, configurer une alerte s'avère difficile sur un mobile, ce support se révèle très pertinent pour les enchères. Pour ce qui est des réseaux sociaux, on va jusqu'à parler de « f-commerce » pour le commerce sur Facebook...

Mais l' électronisation du commerce demeure le phénomène transverse majeur ; cette électronisation se concrétise par une fragmentation du processus d'achat qui peut aller, par exemple, de l'alerte avertissant d'une bonne affaire sur Facebook au retrait en boutique en passant par la commande sur un terminal fixe.

Comme cette fragmentation s'assortit d'une complexification des achats, l'avenir appartient plutôt aux contenus « liquides », c'est-à-dire aux contenus qui se déversent facilement d'interface à interface. Qui permettra cette « liquidité » ? Peut-être Google... ou d'autres acteurs, à condition que l'opération d'achat, même fragmentée, demeure simple et accessible.

A noter que ce concept de liquidité ne doit pas être confondu avec celui, connexe, d'« u-commerce », c'est-à-dire de commerce ubiquitaire.


* 196 L'affiliation est un partenariat entre un site ayant du trafic (l'affilié) et un autre ayant du contenu à vendre ou à promouvoir (l'affilieur). Si un affilié touche en général un pourcentage des ventes réalisées par son entremise sur le site de l'affilieur, d'autres modalités de rémunération existent : au « clic », au formulaire rempli...

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