DEUXIEME PARTIE : L'ACCEPTATION D'UNE INNOVATION PAR LA SOCIÉTÉ, CONDITION DE SA DIFFUSION

Au cours du dernier siècle, notre civilisation est lentement passée d'une ère de modernité, reposant sur la notion de progrès et d'idéal positif, à une ère de « post-modernité », tel que nous l'a exposé Etienne Klein.

En effet, le projet technique et scientifique, c'est-à-dire celui qui rend possible l'innovation par ses applications technologiques, est de plus en plus détaché de tout projet de civilisation, ce qui a entrainé le glissement sémantique du mot « progrès », devenu désuet, au mot « innovation ».

Toute innovation est ainsi interrogée pour elle-même, et n'est plus intégrée au sein d'un horizon plus général, d'un idéal plus grand, d'un cadre plus vaste, dans lequel il est impératif qu'elle s'inscrive. Les évolutions techniques et scientifiques ne sont plus considérées comme un moyen en vue d'une fin susceptible d'atteindre un idéal, comme le prévoyait le projet des Lumières, pour lesquels la science et la technique devaient à terme parvenir à maitriser la Nature pour que les hommes deviennent enfin libres et heureux.

Le processus d'innovation est déstabilisant, et place le citoyen, à chaque nouvelle étape, dans des situations nouvelles, qui le laissent sans repères ni références. Il ouvre l'horizon sur de nouvelles possibilités positives, mais également sur de nouvelles possibilités négatives, donc de nouveaux risques et de nouvelles peurs.

Aujourd'hui, l'innovation ne vaut que pour elle-même, sans conception de l'avenir d'une façon qui le rende désirable. Nos concitoyens, notamment en Europe et en France, ont de plus en plus le sentiment qu'à mesure que nous innovons, le nombre de problèmes et de risques à surmonter non seulement ne diminue pas, mais qu'il croît.

Sentiment qui justifie cette deuxième partie de notre rapport.

I. LA FORMATION SCIENTIFIQUE DÈS L'ÉCOLE PRIMAIRE

Comprendre le plus tôt possible les grands enjeux scientifiques d'aujourd'hui et de demain, apprendre à raisonner et à expérimenter, découvrir la démarche du chercheur, et comprendre le vocabulaire scientifique, permettent de mieux appréhender les innovations.

A. MIEUX ENSEIGNER LES SCIENCES À L'ÉCOLE

Quel est ce vocabulaire scientifique, dans notre cas ? Il y a les notions liées à chaque thème, bien évidemment, qui sont très difficiles à comprendre pour le non spécialiste. Plusieurs études ont montré que le vocabulaire d'une publication scientifique est devenu tellement spécialisé qu'elle en devient incompréhensible pour tout non-initié.

Mais il y a aussi des concepts tels que celui de risque et d'incertitude, plus généraux et utilisés transversalement dans les différents domaines des sciences, au sens également très précis.

Nous avons décidé d'ouvrir ce deuxième chapitre par la retranscription synthétique des interventions en audition publique de deux personnalités particulièrement exceptionnelles : Cédric Villani et Pierre Léna. Ces deux personnalités hors du commun, l'un médaillé Fields 2010, l'autre membre de l'Académie des Sciences et cofondateur de la Main à la Pâte pour apprendre aux enfants à lire, écrire, compter et raisonner , ont porté des jugements d'une extrême justesse sur l'école d'aujourd'hui. Il nous a donc semblé important de les reprendre dans le corps du rapport.

1. Les réflexions de Cédric Villani

Les propos de Cédric Villani, médaillé Fields en 2010, sont éloquents. La sélection qui en est faite est tirée de son intervention à l'audition publique organisée par l'Office parlementaire le 24 novembre 2011 sur les comparaisons internationales.

Elle porte sur l'évolution du contexte de l'enseignement, la nature de l'innovation, la manière de développer des solutions innovantes, les forces et faiblesses du système français de recherche et développement, la taille des classes, les critères permettant d'apprécier la performance du système éducatif, le temps nécessaire pour étudier correctement, l'accès aux références et l'importance de l'éducation non formelle.

Pour Cédric Villani, la science a changé depuis vingt ans, les attitudes de travail aussi. « On a assisté à la généralisation du courrier électronique permettant de collaborer d'une manière instantanée, à de longues distances et à un rythme effréné. Puis les outils électroniques sont entrés dans le quotidien. Les recherches électroniques menées, grâce à Google ou à d'autres, vont permettre des références et des contributions. Les articles sont devenus majoritairement électroniques, de même que les présentations dans les grandes conférences. Le logiciel TeX conçu par Donald Ervin Knuth permet à tous les mathématiciens du monde de fabriquer de beaux articles avec de belles formules mathématiques. Les simulations numériques sont devenues des outils indispensables pour le théoricien comme pour le mathématicien appliqué.

Tous ces changements sont des innovations qui font intervenir à la fois des innovations conceptuelles et des perfectionnements. Plusieurs types d'innovations sont empilés sur chacune de ces révolutions, le fine-tuning , ou le tweaking . Ce terme de tweaker est utilisé lorsque quelqu'un va prendre le concept d'un autre pour l'adapter, le tordre, le chambouler, jusqu'à ce qu'il arrive à obtenir un rendement considérable.

Que voit-on à travers ces exemples ? Qu'une vraie innovation, une vraie révolution, implique toujours à la fois une percée conceptuelle, et puis, derrière, des compétences assez différentes, dites d'ingénieurs, de type « bidouillage ». On voit le statut ambivalent de l'innovation comme le montre le rôle du courrier électronique, à la fois outil de collaboration extraordinaire et un frein à notre concentration et à notre création. C'est tellement sérieux que l'inventeur de TeX, l'un des informaticiens les plus réputés dans le monde, a décidé il y a quinze ans de couper court à tout courrier électronique. Dans un autre domaine, on connaît les problèmes considérables d'instabilité posés par l'efficacité bien trop puissante des échanges financiers qui s'opèrent à l'échelle de la milliseconde.

D'une manière générale, l'innovation arrive souvent en réponse à un problème. Si tout se passe bien, la solution résout le problème, mais permet idéalement d'aller au-delà de la simple résolution. D'une manière générale, dans notre monde où l'on est face à des problèmes liés à la surpopulation, à l'environnement, à l'extinction massive des espèces vivantes, au réchauffement climatique, problèmes difficiles à contester, on n'attend plus de solution miracle et l'on est bien forcé de compter sur l'innovation comme outil indispensable à la prévention de crises.

Qu'est-ce qu'il faut pour favoriser le développement de solutions innovantes ? Il faut trois maillons : d'abord former des têtes bien faites , des théoriciens comme des personnes formées sur tous les domaines théoriques prêtes à travailler sur n'importe quel problème. Il faut ensuite des têtes curieuses , des citoyens curieux et motivés, ce qui pose la question de la vocation. Il faut enfin des conditions institutionnelles, matérielles, fiscales, économiques, qui forment l'écosystème complexe de la R&D . Sur tous ces sujets, on peut utiliser des données quantifiées, et des indicateurs comme ceux de l'étude PISA ( Programme for International Student Assessment ), les indicateurs du Boston Consulting Group pour l'innovation, les données indiquées dans le rapport OCDE sur la science. A chaque fois, ce sont à la fois des indicateurs chiffrés et des impressions.

Le système français de recherche développement se caractérise par un système fiscal dans l'ensemble rénové et performant, mais souffrant d'une certaine instabilité sur les questions de définition. Il se caractérise aussi en France par quelques verrous psychologiques, soit du côté des innovateurs, soit du côté des bailleurs de fond. Sont cités, le plus souvent, une vision a priori trop pessimiste, qui n'est pas corroborée par les faits du système ; une autocensure sur le développement des entreprises ; une culture trop prudente vis-à-vis de l'échec considéré comme infamant ; une défiance réciproque entre le monde universitaire et le monde de l'industrie, défiance dont nous commençons à peine à sortir.

Du côté psychologique, en revanche, nous avons un point fort : l'esprit idéaliste, sans doute acquis dès l'éducation héritée des Lumières. Il va bien sans doute avec notre tradition abstraite, nos performances en mathématiques, et aussi avec nos bonnes performances dans les domaines de l'industrie classique.

Autre caractéristique du système de R&D français, c'est l'attractivité naturelle de la France, grâce au rayonnement de sa culture et à son système d'enseignement supérieur de haute qualité, mis en place en grande partie lors de la révolution française, et puis dans l'entre-deux-guerres. C'est un environnement attractif pour attirer des étudiants et des chercheurs étrangers.

Les paramètres de l'éducation sont très difficiles à évaluer mais grâce aux critères PISA, il est assez facile d'évaluer les performances des systèmes. En revanche, pour analyser les méthodes, c'est très compliqué. Prenons l'exemple de l'étude de la taille des classes. Quand on regarde les classements et les résultats PISA, la taille des classes influe relativement peu sur le succès des méthodes. Des pays comme le Japon ou la Corée, avec des classes très chargées, parviennent à des résultats remarquables en termes d'éducation. On peut néanmoins critiquer cette conclusion en disant qu'elle n'est pas significative car le niveau de discipline au lycée en Corée n'a rien à voir avec celui de la plupart des classes françaises. On voit qu'il est difficile d'analyser les résultats sans se référer de manière importante au contexte socioculturel.

Le Haut conseil de l'éducation a synthétisé les enseignements des classements internationaux en affirmant que les systèmes efficaces ont quatre ingrédients : premièrement, ils cherchent à réduire les écarts, sans création dans l'ensemble de filières de niveaux et sans redoublement ; deuxièmement, ils ont un objectif clair que l'on pourrait qualifier de socle commun faisant l'objet d'un large consensus, avec en particulier des connaissances opérationnelles et des capacités de raisonnement ; troisièmement, ils ont un système efficace de formation des enseignants à des pratiques éducatives qui favorisent le succès des élèves ; quatrièmement, ces systèmes ont une organisation souple qui laisse aux établissements des marges d'autonomie.

Au plan international, il y a des modèles qui sont reconnus par tous : la Finlande, et peut-être un autre, symbole remarquable, la Corée. Les enseignants coréens sont parmi les meilleurs. L'éducation est prise au sérieux comme nulle part ailleurs. En Corée, quand il y a des périodes d'examens, on adapte les horaires des avions pour ne pas déranger les étudiants au travail. La Corée est bâtie sur un système de cours obligatoires et une vraie foi dans le travail. Le dicton populaire dit que pour bien réussir, il faut veiller tard la nuit, dormir quatre heures et pas cinq les veilles d'examen. Information majeure, le cursus est classique. Pas de vraie originalité recherchée, l'essentiel, c'est la foi dans le travail. Au niveau de l'accès à l'éducation dans l'ensemble de la population, les résultats sont spectaculaires. Quels sont les revers de la médaille ? D'abord une tension imposée aux étudiants, avec pas mal de stress. Et puis l'absence d'une vraie élite performante de recherche coréenne, absence notée au niveau des prix Nobel ou médailles Fields au regard de leur place sur l'ensemble de l'innovation.

A l'opposé, on trouverait le système américain, médiocre en termes d'accès à la connaissance de l'ensemble de la population, mais qui arrive, par la liberté qu'il permet, à permettre à certains individus extrêmement atypiques et créatifs d'émerger en mathématiques. Ce sont des génies comme John Nash ou William Thurston.

Que dire de l'éducation française dans ce contexte ? L'éducation traditionnelle française, telle que je la comprends, repose sur un programme très développé, très solide. Ce tissu d'écoles d'ingénieurs, de grandes écoles, de classes préparatoires, d'écoles normales supérieures, est un des ingrédients clés qui a joué dans le succès français. L'équation est très complexe, en particulier en ce moment, où il y a plutôt un déséquilibre entre classes préparatoires et universités. Les universités sont sans doute trop nombreuses, les filières sont très réduites, il y a peu d'étudiants. Selon une opinion largement partagée dans la communauté scientifique, y compris par moi-même, le système est battu en brèche pour diverses raisons, à tous les niveaux, en particulier la diminution des horaires et la simplification des programmes.

Le collège en particulier a un bilan particulièrement piteux, avec un malaise enseignant perçu par 75% des maîtres, des problèmes de violence scolaire, et une proportion importante d'échecs.

Et puis il y a une question triviale : c'est la question des horaires. Nous sommes beaucoup à penser que seule une quantité suffisante de temps imparti aux cours permet de bien développer le sujet. En particulier, cela permet à l'enseignant de proposer suffisamment d'exercices pour assurer à la fois la bonne maîtrise par les élèves des concepts, mais aussi leur intégration. Les exercices ont ce double rôle d'assurer les bases, de la même façon qu'un virtuose doit commencer par faire ses gammes de manière systématique avant de créer. Et puis le deuxième rôle est de permettre la compréhension des concepts par l'exemple. Cette question des horaires est peut-être la pierre angulaire de la pétition qui a circulé récemment, « la France a besoin de scientifiques », signée par la plupart des grandes figures scientifiques de l'Académie des sciences et des institutions savantes.

La motivation est une question fondamentale : comment faire en sorte que les jeunes soient intéressés par les sciences, qu'ils se lancent dans de telles carrières et qu'ils soient intéressés par la recherche ?

Il y a aussi la question de l'accès aux références. Dans un monde où tout est mouvant, où l'on est submergé par le flot d'informations, est-ce que c'est la bonne tactique de soumettre aux jeunes élèves un tel flot d'informations et faire faire tout de suite de la recherche sur Internet, du tri de références ? Je n'en suis pas persuadé. Ma conviction intime, au contraire, serait plutôt de les élever dans un environnement très sûr et stable, avec des références incontestables, pour les laisser ensuite affronter en toute sûreté le grand chaos du monde dans lequel nous vivons.

Finalement, je crois que les à-côtés sont fondamentaux . C'est ce qu'apporte l'enseignement non formel, l'enseignement dispensé en dehors du cours, où l'on va, par des démarches originales, ou par une conférence, ou par une intervention extérieure, donner un regard culturel sur un sujet mathématique. Idéalement, l'enseignant veut faire un cours classique, et puis utiliser des intervenants extérieurs pour donner un éclairage, une étincelle en plus à leurs élèves, pour les motiver. Il suffit parfois de piquer la curiosité d'un élève, ce qui restera toute la vie. Il n'y a pas forcément besoin de rechercher des choses extravagantes ou très originales au niveau du cours en lui-même. Il n'y a pas forcément besoin de repenser tout le système ».

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