3- La nécessité du recours à de grandes cohortes

a- La justification des besoins

Certains projets sensibles sont d'une telle ampleur qu'ils posent bien des questions éthiques qui dépassent sans aucun doute les possibilités matérielles et humaines des instances de contrôle. C'est le cas de l'utilisation des données générées par les grandes cohortes de personnes acceptant de faire partie d'un vaste projet d'étude. Cependant toute personne qui entre dans une cohorte a la possibilité de se retirer de cette cohorte à tout moment. Cette question est d'autant plus sensible que l'on compte quatre projets de constitution de grandes cohortes financés au titre des investissements d'avenir pour les neurosciences et la psychiatrie.

Cyril Poupon, 82 ( * ) a rappelé les raisons de l'exigence de recherches de cette dimension dans le domaine de l'étude du cerveau humain : « Quel est le futur au niveau de l'analyse des données ? Dans le passé, les études en neurosciences cognitives ou cliniques reposaient sur de petites cohortes d'une vingtaine ou d'une trentaine de sujets sains, ou d'une vingtaine de patients. Il est fondamental de changer d'échelle. Nous avons besoin de constituer de très larges cohortes qui apporteront la puissance statistique nécessaire pour mieux comprendre l'évolution du cerveau dans toutes ses dimensions, en couvrant toutes les étapes d'évolution du cerveau de son développement in utero jusqu'à sa phase de vieillissement normale » .

Selon lui, la très forte variabilité structurelle et fonctionnelle du cerveau humain rend les petites bases de données insuffisantes. Ainsi, « si l'on s'intéresse à un supposé patient, pour définir des biomarqueurs d'imagerie qui permettent de pronostiquer une pathologie, il faut que la variabilité de mesure du biomarqueur ne soit pas supérieure à la variabilité interindividuelle de la structure chez l'ensemble des sujets » . Une puissance statistique relativement élevée qui repose essentiellement sur la constitution de larges cohortes est nécéssaire.

Pour Hervé Chneiweiss et la plupart des experts rencontrés à l'étranger, l'utilité de ces cohortes ne fait pas de doute. Hervé Chneiweiss, 83 ( * ) a précisé : « la question de la recherche de données sur les cohortes est très importante, que ce soient les cohortes évoquées par Cyril Poupon, que ce soit l'une des plus grandes au monde dont on dispose en France, la cohorte 3C (environ 10 000 personnes), constituée depuis 1966 sur trois cités, Dijon, Montpellier et Bordeaux, et qui a suivi les personnes agées de plus de 65 ans au cours du temps afin d'étudier les liens entre les facteurs de risques vasculaires et neurodégératifs sur la survenue de plusieurs événements morbides (maladie coronaire, accidents vasculaires cérébraux et démences.) »

Selon lui, cette cohorte est une mine de découvertes à une échelle supérieure à l'étude de Framingham qui, dans le domaine cardiovasculaire, a complètement changé la façon de faire de la médecine à partir des années cinquante. L'étude de Framingham, c'était 40 000 personnes d'une ville suivies pour leurs risques cardiovasculaires. Aujourd'hui, les chercheurs considèrent que de telles cohortes sont nécessaires dans le domaine des maladies neurologiques et des maladies psychiatriques.

Ils estiment qu'au nom de la sécurité, ou de la protection de la vie privée des personnes, il ne faut pas élever des barrières telles que l'utilité des cohortes, la recherche et l'impact que cela peut avoir sur la santé publique, en soient perturbés. Il faut donc respecter l'anonymat des patients, parce qu'ils deviennent un échantillon de l'étude, et être capable d'annoter les échantillons et d'effectuer un suivi.

b- L'exemple de la cohorte Elfe

La cohorte Elfe est constituée de 18 500 enfants nés en 2011 qui seront suivis au moins jusqu'à leur majorité ; c'est la première étude longitudinale française consacrée au suivi des enfants, de la naissance à l'âge adulte, qui aborde les multiples aspects de la vie de l'enfant sous l'angle des sciences sociales, de la santé et de la santé-environnement. Lancée auprès de 500 familles pilotes en 2007, elle est généralisée en France métropolitaine depuis avril 2011. Soutenue par les ministères en charge de la Recherche, de la Santé, et du Développement durable, ainsi que par un ensemble d'organismes de recherche et d'autres institutions, l'étude Elfe mobilise plus de 60 équipes de recherche, soit 400 chercheurs, avec plus de 90 sujets spécifiques 84 ( * ) . Une étude du même ordre existe en Grande-Bretagne pour les enfants nés depuis mars 1958, qui ont aujourd'hui 54 ans et sont toujours suivis.

L'étude est pilotée par un groupement d'intérêt scientifique (GIS) regroupant tous les grands acteurs de la recherche épidémiologique, médicale et statistique : Institut de veille sanitaire (InVS), Institut national d'études démographiques (INED), Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), INSEE, direction générale de la santé... La Caisse nationale d'allocations familiales participe également à l'étude, et d'autres organismes devraient rejoindre prochainement le GIS.

L'objectif est de suivre ces enfants de la naissance à l'âge adulte afin de mieux comprendre comment leur environnement affecte, de la période intra-utérine à l'adolescence, leur développement, leur santé, leur socialisation et leur parcours scolaire. Cet objectif sera décliné en une vingtaine de thèmes particuliers, qui feront chacune l'objet d'études spécifiques : démographie et famille, socialisation et éducation, développement psychomoteur, alimentation et nutrition, croissance physique et puberté, périnatalité, maladies respiratoires, santé mentale, accidents et traumatismes, exposition aux polluants de l'environnement, activité physique...

Recrutés sur une base volontaire, les familles et les enfants seront suivis durant vingt ans. Le recueil des informations se fera sous diverses formes : enquêtes en face-à-face avec la mère, enquêtes téléphoniques, questionnaires remplis par les parents et les médecins traitants, questionnaires sur la nutrition... D'autres modalités sont également prévues, comme des prélèvements biologiques ou sanguins (à la naissance, à trois ans et à six ans), utilisation de "pièges à poussière" par les parents (lingettes électrostatique captant la poussière ambiante dans le logement), tests psychomoteurs, bilans de compétences scolaires... Les données sont "anonymiséess" et les familles participantes seront, par ailleurs, régulièrement informées de l'avancement de l'étude et de ses résultats.

Parmi les résultats attendus de ce vaste projet figurent notamment l'établissement de nouvelles courbes de croissance physique, la mesure de l'impact de l'environnement sur la santé et le développement des enfants et adolescents, la mesure de l'impact des inégalités sociales, ou encore une meilleure compréhension des éléments qui peuvent influer sur les trajectoires scolaires.

Lors de la présentation du rapport sur la « situation et perspectives de développement de l'épidémiologie en France en 2011 » de l'Académie nationale de médecine examiné en réunion de l'OPECST, le 25 janvier 2012, Alfred Spira 85 ( * ) , a eu l'occasion de rappeler que seules de telles cohortes portant sur la vie entière des individus peuvent permettre d'étudier le déclenchement de maladies à l'âge adulte, ce qui permet ensuite la mise en place d'un dépistage extrêmement précoce et d'une médecine personnalisée préventive.

Mais, il est évident qu'une recherche d'une telle ampleur, portant au surplus sur des enfants, pose de multiples problèmes éthiques qui dépassent certainement les possibilités techniques des organes de contrôle, et de la CNIL notamment : fiabilité de tous les enquêteurs, de l'anonymisation, vérification des donneurs de consentement, intrusion dans la vie privée des enfants et des familles, risques de diffusion à l'extérieur d'informations personnelles et de stigmatisation de certains, droit individuel à connaître les résultats, transmission correcte et sécurité des données.

Ainsi qu'on l'a expliqué plus haut, la CNIL estime qu'il sera certainement nécessaire de prévoir un système d'agrément analogue à celui que doit obtenir le prestataire d'hébergement de données de santé pour les enquêteurs et organes de recherche amenés à alimenter et héberger les vastes bases de données identifiant des cohortes sensibles.

Recommandation :

Soumettre à des conditions strictes d'agrément les hébergeurs de données de recherches sur de grandes cohortes.


* 82 Chef du laboratoire de résonance magnétique nucléaire (NeuroSpin/Laboratoire d'imagerie et de spectroscopie) du CEA - (Audition publique du 29 juin 2011).

* 83 Directeur de recherche, groupe « Plasticité gliale et tumeurs cérébrales » au Centre de psychiatrie et neurosciences de l'Université Paris-Descartes, membre du Conseil scientifique de l'OPECST - (Audition publique du 29 juin 2011).

* 84 Elfe, l'une des plus importantes études épidémiologiques jamais lancée ( http://www.elfe-france.fr/ ).

* 85 Ancien chef du service de santé publique et d'épidémiologie de l'Hôpital de Bicêtre, professeur de santé publique à l'Université Paris Sud-XI.

Page mise à jour le

Partager cette page