2. Des enseignants démunis face à la difficulté scolaire
a) Une démocratisation de l'école largement inachevée

L'échec scolaire n'est pas imputable exclusivement, ni aux élèves eux-mêmes, ni aux parents, ni aux enseignants. Pour autant, ce constat ne peut nous amener à oublier que l'éducation nationale peine à lutter contre les inégalités scolaires et favorise au contraire la reproduction sociale. D'autres pays européens font nettement mieux que la France en ce domaine, comme l'a encore récemment démontré l'enquête PISA 2009. Votre rapporteure estime en conséquence qu'il convient de ne pas céder au fatalisme mais d'analyser ce qui dans les pratiques pédagogiques des enseignants empêche la résorption de l'échec scolaire et des inégalités, à leur insu même et à rebours des valeurs qui fondent leur identité professionnelle.

C'est aussi une façon de traiter une des sources du malaise et du mal-être des enseignants que de leur donner les moyens d'amender leurs pratiques pour permettre la démocratisation de l'école, complément nécessaire de sa massification. Pour assumer le défi de la réduction des inégalités scolaires, les enseignants sont à ce jour laissés à eux-mêmes pour se débrouiller avec le balancement perpétuel entre une invocation à l'initiative personnelle et les prescriptions normatives des textes règlementaires. Il n'y a pourtant aucune raison de penser que localement les enseignants trouveront seuls les solutions adaptées aux problèmes de difficulté scolaire auxquels ils sont confrontés. Il n'y a pas non plus lieu de penser que puissent suffire des circulaires ou des instruments bureaucratiques comme le livret de compétences ou les évaluations nationales, qui manquent cruellement de souffle pédagogique et ne ciblent aucun problème concret.

Lorsqu'il advient, l'échec à gérer l'hétérogénéité scolaire au sein de leurs classes est vécu durement par les enseignants. Ces derniers ont le sentiment d'être confrontés à une tâche infaisable et de devoir faire des arbitrages impossibles entre d'un côté, l'idéal de démocratisation et de réduction des inégalités et la promotion de l'excellence et du mérite, de l'autre. Le système éducatif tend concrètement à pousser les enseignants à choisir entre se concentrer sur la tête de classe pour avancer dans le programme ou rattraper des élèves en perdition. Les enseignants sont pris dans une équation très difficile sans beaucoup de ressources pour la résoudre.

Pour la plupart des enfants, la simple exposition au savoir ne suffit pas pour apprendre. Réussir à l'école demande aujourd'hui de plus en plus d'éléments que l'école elle-même ne fournit pas. Les familles qui le peuvent donnent les ficelles du métier à leurs enfants. Elles leur offrent à la fois une assimilation précoce des règles du jeu scolaire et des possibilités d'instruction supplémentaire, en plus des enseignements dispensés à chacun. En revanche, les élèves dont les familles sont éloignées du milieu scolaire, de ses normes, de ses attentes et de ses représentations idéales, ne peuvent compter sur ce type de ressources. Ce sont eux qui forment aujourd'hui les bataillons de l'échec scolaire.

L'enjeu crucial est donc de repenser l'enseignement pour s'adresser à des enfants qui ne sont pas dans la connivence avec l'école mais qui n'ont que l'école pour apprendre. Pourtant, selon les analyses développées devant la mission par Stéphane Bonnéry 11 ( * ) (Université Paris 8), c'est encore la seule prise en compte des enfants d'initiés, familiers de la norme scolaire, qui oriente le système éducatif et modèle le métier d'enseignant . La très grande majorité des élèves en échec scolaire n'était pas vouée à l'échec, si l'on met de côté des pathologies rares. C'est bien l'école qui transforme des inégalités sociales de connivence à l'école en inégalités de réussite scolaire.

Le défi de la démocratisation est d'autant plus ardu à relever que les contenus et les objets d'enseignement ont considérablement gagné en abstraction depuis les années cinquante. Par exemple, en histoire au cours moyen, il n'est plus demandé à l'élève de mémoriser un récit mais de se familiariser avec des concepts complexes : on passe de l'évocation de la vie quotidienne sous Louis XIV à une approche de la monarchie absolue. En cours de français en 6 e , de même, on travaille aujourd'hui dans le cadre théorique de la Morphologie des contes de Vladimir Propp, qui n'était évoqué qu'en second cycle universitaire il y a quarante ans.

Enfin, la mission regrette de n'avoir pu se pencher, comme elle le souhaitait initialement, sur la situation spécifique de l'outre-mer, où l'échec scolaire demeure nettement plus élevé qu'en métropole. L'accès à une éducation pour tous y dépend en particulier du statut réservé aux différents créoles. Ces derniers, reconnus comme des langues régionales à part entière, connaissent encore une transmission naturelle et sont parlés par les enfants en âge d'être scolarisés. Il faut donc assurer en primaire la transition du créole, langue véhiculaire vers le français, langue commune d'enseignement, tout en respectant les programmes nationaux. Le matériel pédagogique disponible n'est pas convenablement adapté à cette tâche. Votre rapporteure souhaite que le ministère de l'éducation nationale accroisse ses efforts pour fournir aux enseignants les ressources en termes de formation didactique et d'équipement pédagogique pour offrir aux élèves d'outre-mer toutes les chances de réussite. Elle invite également la commission de la culture à se saisir rapidement du dossier de l'éducation en outre-mer sous tous ses aspects dans le cadre de son programme de contrôle .

b) La nécessité d'analyser les malentendus sociocognitifs et les obstacles aux apprentissages

Il est encore fréquent, comme l'a rappelé Patrick Rayou 12 ( * ) (Université Paris 8) aux membres de la mission, de sous-estimer le rôle des facteurs des pratiques pédagogiques elles-mêmes dans les difficultés rencontrées quotidiennement dans la vie des classes. Les problèmes comportementaux surviennent sur les difficultés scolaires mais n'en sont pas la racine. Si certains élèves n'adoptent pas le comportement attendu d'eux, c'est parce qu'ils ne parviennent pas à apprendre, et non l'inverse. Il ne faut pas ici confondre la cause et le symptôme. Par leur comportement, les élèves tentent d'exprimer leurs difficultés d'apprentissage, bien que cela ne soit pas nécessairement vécu et compris comme tel par l'enseignant.

Il faut donc rompre avec la vulgate qui présuppose que dès qu'ils sont à l'école, les enfants savent se comporter comme des élèves. L'école fonctionne sur des implicites sociaux qui aveuglent sur le statut de l'enfant comme élève. En réalité, tous les enfants ne sont pas autonomes par rapport aux tâches demandées par l'école. Il n'est ni simple, ni naturel, ni inné pour les enfants de devenir des apprenants en interaction avec l'enseignant. L'école doit donc se donner comme mission de construire l'autonomie propre de l'élève.

Corrélativement, il convient de lutter contre la tendance à la naturalisation et à la psychologisation de la difficulté scolaire, comme si certains enfants n'avaient pas en eux le potentiel suffisant pour apprendre. Comme le souligne Jean-Yves Rochex (Université Paris 8), l'erreur est de penser que tous les élèves sont différents, alors que ce n'est pas le cas. En revanche, tous les enfants le sont et la difficulté est précisément d'amener chacun d'entre eux au statut commun d'élève, mis en capacité d'apprendre, quelles que soient ses origines sociales et familiales. Votre rapporteure partage cette analyse et souhaite que soit renversée la logique actuelle : au lieu de vouloir s'adapter à de pseudo-singularités des élèves et d'individualiser les enseignements, il faut plutôt thématiser en classe les objets d'apprentissage qui cognitivement posent problème pour tous les élèves, et en particulier pour les enfants dont le passage au statut d'élève ne va pas de soi.

C'est la relation d'évidence qu'entretiennent les enseignants, notamment en primaire, avec certains savoirs élémentaires qu'ils doivent apprendre à remettre en cause pour comprendre l'obstacle cognitif qu'ils représentent pour des enfants. L'élève normal n'est pas celui qui partage la connivence de l'enseignant avec l'école et qui comprend ce qui paraît évident à l'enseignant. Même des objets familiers comme une recette de cuisine peuvent être opaques pour des enfants. Certes on peut faire la cuisine à la maison, mais d'ordinaire on n'écrit pas de recettes donc demander cet exercice en primaire n'est pas anodin. Cela correspond à un glissement hors de leur pratique ordinaire, qui ne va pas autant de soi que le pensent généralement les enseignants.

Malheureusement, il n'est pas aisé pour les enseignants de se rendre compte précisément de ce qui manque aux élèves en difficulté pour réussir et même s'ils parviennent à l'identifier, ils ne savent pas nécessairement comment leur transmettre. La plupart du temps, les enseignants sous-estiment radicalement le degré de complexité des objets qu'ils demandent aux élèves de manipuler, parce que rien dans leur formation et leur parcours personnel ne les y prépare. Il est toujours difficile pour quelqu'un qui n'a pas rencontré de problèmes dans son cursus scolaire et universitaire, marqué par la réussite, de comprendre certains obstacles cognitifs de base, car ces derniers sont presque trop fondamentaux pour être discernables d'emblée.

La formation des maîtres se préoccupe insuffisamment de l'analyse des difficultés que posent les objets d'apprentissage, et plus généralement des objets culturels aux élèves. Pourtant, votre rapporteure considère qu'on pourrait tirer de cette analyse des solutions pédagogiques, non seulement pour les élèves en difficulté mais aussi pour les autres.

Ce défaut de la formation initiale peut induire incidemment une tentation d'externalisation du traitement de la difficulté scolaire, soit vers des auxiliaires contractuels, soit carrément à l'extérieur de l'école, vers le soutien scolaire privé ou dépendant des collectivités. Ce mouvement d'externalisation renforce encore l'avantage des catégories sociales favorisées et contribue au creusement des inégalités scolaires.

En outre, les recherches menées par Patrick Rayou sur les aides aux devoirs 13 ( * ) montrent précisément pourquoi ces dispositifs sont à la fois dispendieux et nocifs, Ces dispositifs qui échappent au regard des enseignants et sont donc décorrélés du cours et de la vie de la classe s'apparentent à une forme de sous-traitance inefficace. Tout se passe comme si le temps de l'enseignement, en classe, ne correspondait plus au temps de l'apprentissage, relégué à l'extérieur de l'école. Le travail des élèves est en quelque sort déplacé à la périphérie, hors de l'institution scolaire. On semble ainsi accréditer l'idée qu'on n'apprenait pas à l'école mais en-dehors, idée particulièrement néfaste pour les milieux populaires. En outre, l'externalisation des devoirs prive les enseignants d'une occasion de voir travailler leurs élèves et les observer au moment même où ceux-ci rencontrent une difficulté. Elle ne fait donc que renforcer l'opacité pour les enseignants des obstacles aux apprentissages que doivent surmonter les élèves. Au fond, les aides aux devoirs témoignent d'un acharnement quantitatif inutile, qui ne peut que décourager les élèves qui ne progressent pas malgré le travail fourni.


* 11 Audition du 21 février 2012 (S. Bonnéry).

* 12 Audition du 21 février 2012 (P. Rayou).

* 13 P. Rayou (dir.), Faire ses devoirs. Enjeux cognitifs et sociaux d'une pratique ordinaire , PU Rennes, collection Paideia, 2010.

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