M. Serge Romana, Professeur de médecine, généticien
Invité-témoin sur les mémoires des descendants d'esclaves

Mme Françoise Vergès . - La parole est à Serge Romana, professeur de médecine, généticien et président du Comité de la marche du 23 mai 1998. Une marche avait eu lieu ce jour-là dans les rues de Paris ; elle fut au démarrage d'un mouvement de réappropriation de l'histoire de la traite et de l'esclavage dans l'hexagone.

M. Serge Romana . - En guise d'introduction, j'ai une question et une demande. Ma question : si l'Algérie était toujours française, parlerait-on ici de l'histoire de tous les Français en parlant de l'histoire de l'Algérie ? Ma demande serait que l'on travaille à bien différencier l'histoire de la mémoire et de la politique mémorielle. Me situant sur le terrain de la politique mémorielle, je distinguerai au sein de celle-ci, le rêve, la réalité et le symbole.

Tout d'abord, je pense que le terme de mémoire partagée contient une grande part de rêve. Si je suis touché par la mémoire de la Shoah, profondément lorsque je me rends à Auschwitz, je ne la porte pas. De même, dans la mesure où, contrairement aux États-Unis, la France n'a pas connu d'esclavage sur son territoire, il n'y a pas de mémoire de l'esclavage en France hexagonale. Aussi, en termes de politique mémorielle et de projet citoyen, je parlerai plutôt de respect des mémoires que de partage de la mémoire.

Par ailleurs concernant l'enseignement de l'histoire de l'esclavage colonial, convenons que la réalité de l'esclavage et des peuples qui en sont issus est en grande partie méconnue, l'université Antilles-Guyane ne comprenant pas de chaire d'histoire, ni d'anthropologie, de sociologie ou de psychologie. Il est donc important que les autorités introduisent réellement les sciences sociales outre-mer si on veut réellement enseigner cette histoire.

Enfin, s'agissant des symboles, pendant de très nombreuses années, du fait de la difficulté des descendants d'esclaves à assumer cette histoire, nous n'avons pas connu l'origine de nos noms alors que l'on sait l'importance de la filiation dans un groupe humain. Aussi avons-nous travaillé pendant quatre ans dans les archives pour retrouver les noms de 160 000 descendants d'esclaves de Martinique et de Guadeloupe nommés à partir de 1848, ce qui a donné lieu à deux livres : Non an Nou et Non Nou . Nous en avons aussi fait un mémorial de 300 panneaux. Monsieur le Président, mesdames et messieurs les sénateurs, ce mémorial est aujourd'hui SDF car il n'est aucun lieu pour l'accueillir. J'estime que c'est un problème de respect par rapport à la mémoire de ces personnes.

Deuxième symbole, la commémoration de l'abolition du 10 mai et celle du 23 mai concernant les victimes de l'esclavage sont réglées par une circulaire en contradiction avec l'article 3 de la loi Taubira. Il y a là une confusion dans les textes législatifs non acceptable.

Enfin, l'un des problèmes qui freine l'acceptation sereine des aspects douloureux de l'histoire de France est l'existence d'une culpabilité de la République, peut-être parce que, si elle a aboli l'esclavage, elle fut aussi coloniale. L'exemple le plus démonstratif est la survenue des massacres policiers de 80 personnes les 26 et 27 mai 1967 à Pointe à Pitre en Guadeloupe. Mesdames et messieurs les sénateurs, comment comprendre qu'aucune commission d'enquête parlementaire n'ait fait la lumière sur ces événements ?

Alors, on pourra continuer à agir ici ou là à améliorer les programmes scolaires. Mais si ces questions très concrètes ne sont pas réglées, l'on risque de continuer longtemps à bavarder sur toutes ces questions. ( Applaudissements .)

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