B. UNE INDUSTRIE DE PLUS EN PLUS CONCURRENCÉE

Le secteur spatial évolue rapidement, avec l'émergence de nouveaux acteurs publics et privés.

1. Une « niche stratégique » pour l'Europe

L'industrie spatiale est considérée comme une « niche stratégique », ancrée dans l'ensemble plus vaste formé par l'industrie aéronautique et de défense européenne. Malgré sa taille limitée, le secteur spatial a des retombées suffisamment significatives pour être considéré comme économiquement structurant.

a) Un marché dominé par la demande institutionnelle mais tiré par la demande commerciale

En 2011, l'industrie spatiale représente 35.000 emplois et un chiffre d'affaires de 6,3 Mds€ en Europe. Cette industrie est assez fragmentée à l'intérieur du continent, en conséquence des règles de fonctionnement de l'ESA. Les six principaux contributeurs de l'ESA (France, Allemagne, Italie, Royaume-Uni, Espagne et Belgique) représentent 90 % des emplois générés en Europe par l'industrie spatiale. La France occupe de très loin la première place puisque l'industrie française représente plus de 50 % du chiffre d'affaire de l'industrie spatiale européenne et près d'un tiers des emplois.

Source : Eurospace facts & figures, édition 2012 - tous droits résérvés

Emplois directs de l'industrie spatiale en Europe (2011)

France

12 736

Allemagne

5 862

Italie

5 474

Royaume-Uni

3 526

Espagne

2 505

Belgique

1 474

Autres

3 567

Total

35 144

Source : Eurospace Facts & Figures 2012

A titre de comparaison, le nombre d'employés dans le domaine spatial sur l'ensemble du territoire des États-Unis s'élève, en 2011, à 264.461.

Si l'industrie spatiale est fragmentée d'un point de vue territorial, elle est dominée par quelques grands groupes, singulièrement EADS et Thalès qui représentent respectivement 33 % et 24 % de l'emploi du secteur. Le reste de l'emploi se partage entre d'autres grands groupes - Finmeccanica (8 %), Safran (4 %) - une entreprise en croissance -OHB (4 %) et des PME, qui représentent 5 à 8 % de l'emploi du secteur.

Le marché est à 81 % domestique. 19 % des ventes sont à l'exportation, ce qui représente un taux important pour ce type d'industrie. Les exportations sont presque exclusivement constituées de systèmes de télécommunications.

Le marché domestique institutionnel demeure majoritaire puisqu'il représente 53 % du chiffre d'affaires total de l'industrie spatiale européenne. Il s'agit de la demande provenant de l'ESA et d'autres entités publiques (agences spatiales, administrations en charge de la défense).

Il existe également un marché institutionnel à l'exportation (à la demande d'agences spatiales étrangères), qui représente 6 % du chiffre d'affaires total.

Les clients de l'industrie spatiale européenne (2011)

RDM : reste du monde (exportations)

Source : chiffres Eurospace Facts & Figures 2012

Le marché institutionnel européen est assez stable dans le temps, malgré une lente érosion. En revanche, la composante commerciale du marché et les exportations connaissent une évolution cyclique, s'agissant tant du marché des satellites de télécommunications que, dans une moindre mesure, du marché des lanceurs. Au cours des vingt dernières années, le seul marché spatial européen ayant connu une croissance significative est celui des applications satellitaires, tiré tant par son évolution intrinsèque que par la part de marché croissante des entreprises européennes. Ce marché des applications satellitaires représente 50 % des ventes finales (3,2 Mds€).

Source : Eurospace facts & figures, édition 2012 - tous droits résérvés

60 % des revenus tirés de ces applications satellitaires proviennent des systèmes de télécommunications. Le reste est constitué des systèmes d'observation de la Terre et de navigation, dont les clients sont principalement institutionnels et dont les évolutions sont moins cycliques. Les systèmes de télécommunications connaissent le plus fort taux d'exportation (42 %) de l'industrie spatiale.

Le marché commercial privé est donc tiré par les opérateurs de satellites de télécommunications européens (15 % du chiffre d'affaires de l'industrie spatiale européenne) et du reste du monde (6 %). Il inclut aussi le client Arianespace (11 %).

Source : Eurospace facts & figures, édition 2012 - tous droits résérvés

Les chiffres de l'industrie spatiale n'illustrent toutefois que partiellement les retombées socio-économiques de ce secteur.

b) Un secteur structurant par ses retombées économiques et sociales

Le périmètre des chiffres de l'industrie spatiale est restreint aux activités industrielles associées à la conception, au développement et à la production des systèmes spatiaux en Europe. Ils n'incluent donc ni la fourniture de services spatiaux, ni la fabrication des produits associés à leur usage, tels que les terminaux (récepteurs satellites, GPS...). Ne sont donc pas prises en compte les activités d'entreprises telles qu'Eutelsat, SES, Paradigm, Inmarsat (opérateurs de satellites) ou Arianespace (fournisseur de services de lancement).

L'industrie spatiale irrigue une longue chaîne de valeur, si l'on prend en considération, outre les infrastructures produites, les services, les terminaux et contenus échangés. D'après les auditions réalisées, le « retour sur investissement », c'est-à-dire la valeur produite par les applications, rapportée à celle des infrastructures, serait d'environ 20.

Les trois chaînes de valeur des applications satellitaires commerciales (estimations pour l'année 2008 en Mds $)

Au-delà même de cette chaîne de valeur, qui inclut les services et produits dérivés de l'activité spatiale, celle-ci génère des gains de productivité qui bénéficient à l'ensemble de l'économie. Les domaines de l'agriculture, de la pêche et des transports aériens en sont des exemples.

La société bénéficie plus largement encore de cette activité si l'on prend en considération l'ensemble des « coûts évités » grâce aux applications satellitaires. La prévision des risques naturels, qui permet de protéger vies et biens, est un exemple flagrant de ces « coûts évités », de même que l'anticipation des épidémies. Mais c'est aussi quotidiennement que l'utilisation des services spatiaux est profitable, bien que dans une mesure difficilement chiffrable, si l'on songe à la multitude de gains indirects découlant d'applications telles que les prévisions météorologiques, les services de navigation-localisation-synchronisation ou encore la fourniture de services d'information et de communication dans les zones enclavées, singulièrement dans les pays en développement (télé-éducation, télé-médecine). A titre d'exemple, Aux États-Unis, une étude estime que l'investissement public dans le domaine de la prévision et de l'alerte météorologiques génère annuellement environ 31.5 Mds$ de retombées économiques, pour un coût de production de l'information estimé à 5.1 Mds$ 21 ( * ) . En France, on estime que 30 % de l'économie est sensible à la météorologie.

Enfin, les transferts de technologie vers d'autres secteurs que le spatial sont aussi susceptibles d'augmenter le retour sur investissement final. Des études évaluent à 1.600 le nombre de technologies dérivées des programmes de la NASA ayant fait l'objet de transferts à d'autres secteurs : on peut citer, par exemple, l'usage de technologies optiques dérivées du télescope spatial Hubble pour la chirurgie arthroscopique. Ou encore, parmi les 120 technologies dérivées de la Navette spatiale, un aérogel utilisé comme isolant pour les habitations et équipements industriels, ainsi que pour traiter de problèmes circulatoires.

QUELQUES EXEMPLES DE RETOMBÉES ÉCONOMIQUES, SOCIALES ET SANITAIRES DU SECTEUR SPATIAL

Les satellites modifient les pratiques agricoles et contribuent à la sécurité alimentaire 22 ( * ) .

Les moyens satellitaires viennent compléter les dispositifs de supervision au sol, souvent plus coûteux et plus difficiles à déployer. Les systèmes spatiaux permettent de disposer :

- d'informations quasiment en temps réel sur l'utilisation des sols agricoles et la végétation ;

- de plans cadastraux améliorés, en vue d'une meilleure planification de l'usage des sols (Inde) ou pour des vérifications réglementaires (politique agricole commune) ;

- d'une diminution des coûts, grâce à l'agriculture de précision qui permet d'optimiser l'activité agricole à toutes les étapes, par exemple de réduire la quantité d'engrais et de pesticides utilisés ;

- d'améliorer les pratiques d'irrigation (Inde).

Un exemple d'application satellitaire dans le domaine de la médecine :
la lutte contre la dengue hémorragique

La dengue hémorragique est une infection virale transmise par certaines espèces de moustiques ( Aedes aegypti ), qui s'étend progressivement et menace aujourd'hui 40 % de la population mondiale. Un partenariat entre le CNES et le laboratoire pharmaceutique Sanofi Pasteur vise à cartographier les zones de présence potentielle de ces moustiques afin d'anticiper les épidémies en conjuguant des données climatologiques, environnementales et sanitaires avec des images spatiales. Cette méthode - la télé-épidémiologie - a déjà été éprouvée pour d'autres maladies comme le paludisme ou la fièvre de la vallée du Rift.

L'ampleur des bénéfices socio-économiques de l'activité spatiale n'a pas échappé aux pays émergents, notamment les pays très peuplés, à l'image de la Chine ou de l'Inde qui misent sur ce secteur au service de leur développement socio-économique, outre le bénéfice politique escompté. Cette situation est à l'origine d'une concurrence croissante pour les acteurs historiques du secteur spatial.

2. Des marchés ouverts à une concurrence croissante

A la fin des années 1980, 100 % des satellites et lanceurs dans le monde étaient nationaux. La situation a évolué sous l'influence de deux facteurs : l'émergence d'une demande en provenance de pays ne disposant pas d'industrie spatiale et la privatisation des opérateurs de satellites de télécommunications. 92 % des lancements et 96 % des satellites achetés à un pays autre que celui du client concernent des systèmes de télécommunications.

Cette concurrence ne fait aujourd'hui que s'aiguiser davantage.

Source : Isabelle Sourbès-Verger (CNRS)

a) Le retour des États traditionnellement présents

La dépense publique spatiale dans le monde est évaluée à 65 Md€ en 2010, dont 53 % de dépenses civiles et 47 % de dépenses militaires. Les États-Unis et la Russie sont historiquement les deux acteurs dont les budgets spatiaux sont les plus élevés en pourcentage de leur PIB ou de leurs crédits de R&D.

Programmes civils spatiaux en % des crédits budgétaires publics de R&D

Source : OCDE

(1) Etats-Unis : des entreprises qui se tournent davantage vers le marché commercial

Aux États-Unis, l'industrie spatiale traditionnelle reste forte. Elle se tourne vers des marchés sur lesquels elle n'était pas présente jusqu'alors : elle a gagné fin 2010 des marchés Eutelsat, Inmarsat et Hispasat (agences localisées en Europe) pour un total d'1 Md$. Les coupes budgétaires publiques conduisent les entreprises privées à se tourner de façon croissante vers le secteur commercial. Le budget spatial militaire est particulièrement concerné par ces coupes : la requête de l'administration Obama pour 2013, qui ne couvre que les programmes non classifiés, s'élève à 9,8 Mds$, soit une baisse de 15 % (en réalité, le budget total des activités spatiales militaires américaines est estimé à 25 Mds$). Quant au budget de la NASA, après avoir été gelé il est lui aussi en baisse, quoique dans une moindre mesure (17,7 Mds$ en 2012 contre 18,4 Mds en 2011 soit -3,8 %).

En trois ans, Boeing Satellite a ainsi fait progresser la part commerciale de son carnet de commandes de 8 % à 28 %, pour compenser la baisse des commandes militaires.

Malgré les coupes budgétaires, des budgets institutionnels de grande ampleur continuent à être mobilisés, à hauteur de 48 Mds$, dont 18,5 Mds$ pour la NASA et 11,5 Mds$ pour le département de la Défense (2011).

Les entreprises du secteur spatial sont largement bénéficiaires de ces budgets, d'autant que l'administration américaine privilégie une logique de commercialisation des produits issus de l'investissement public initial. Dans le domaine des lanceurs, l'administration a demandé à la NASA de déléguer les lancements habités en orbite basse à des compagnies commerciales, ce qui conduit à subventionner significativement de futurs concurrents potentiels de l'Europe, tels que Space X. Des budgets importants sont par ailleurs consacrés à l'imagerie, avec l'injection de 7,3 Mds€ aux entreprises GeoEye et Digital Globe pour des achats à long terme d'images et de services.

(2) Russie : restructurations et investissements massifs

La Russie bénéficie de l'héritage de l'URSS dans le domaine spatial. Au milieu des années 1990, elle a assuré la commercialisation des lanceurs développés par l'industrie soviétique par le biais de partenariats avec des sociétés occidentales.

Ainsi, en 1993, un joint venture a été créé entre les sociétés Lockheed, Khrunichev et Energia (LKEI) pour la commercialisation de la fusée Proton, dont le premier lancement remonte à 1965. En 1995, à la suite de la fusion des sociétés américaines Lockheed et Martin Marietta, la société International Launch services (ILS) a été créée pour la commercialisation des services de lancement de Proton et de la fusée américaine Atlas. En 2006, la société Space Transport Inc. a acheté la part possédée par Lockheed Martin dans ILS, qui se concentre depuis lors sur la commercialisation du seul lanceur Proton, tandis que le lanceur américain Atlas V (de même que la fusée Delta) est opéré par un joint venture formé en 2006 entre Lockheed Martin et Boeing (ULA, pour United Launch Alliance ). Khrunichev est devenu l'actionnaire majoritaire d'ILS en 2008.

Sea Launch est un autre exemple de ce type de partenariat : créée en 1995, il implique Boeing, la société russe Energia (héritière de toute la politique spatiale soviétique, notamment dans le domaine du vol habité), le Norvégien Kvaerner Maritime et deux sociétés ukrainiennes fournissant une partie du lanceur, d'origine soviétique, Zenit. Les lancements ont lieu à partir d'une plateforme mobile placée en mer au niveau de l'équateur. Après avoir connu un échec en 2007, Sea Launch est entrée en procédure de faillite (chapitre 11 de la loi américaines sur les faillites) en 2009, mais a redémarré ensuite les lancements, après une reprise par Energia en 2010. Sa filiale Land Launch utilise une variante de ce système, dans laquelle la fusée Zenit est lancée de Baïkonour.

Eurockot est un autre exemple de coopération industrielle. Il s'agit d'un joint venture entre EADS Astrium (51 %) et Khrunichev (49 %), commercialisant le lanceur léger Rockot, dérivé d'un missile intercontinental soviétique, lancé à partir de la base russe de Plesetsk.

Enfin, cette politique de coopération est à l'origine de la création de la société Starsem (1996), filiale d'Arianespace, constituée avec Astrium, l'Agence spatiale russe Roskosmos et le Centre spatial de Samara, chargée de commercialiser le lanceur moyen Soyouz. La réussite de cette coopération fut le prélude à l'installation de Soyouz au Centre spatial guyanais (CSG). Arianespace poursuit parallèlement une activité de lancements depuis Baïkonour par l'intermédiaire de cette filiale. Pour la Russie, ce partenariat avec l'Europe permet d'augmenter le nombre de lanceurs produits à Samara (environ 10-15 par an aujourd'hui, contre une soixantaine au début des années 1980...). Il rend possible le lancement de satellites institutionnels européens, tels que Galileo ou Pléiades, pour lesquels le lancement à partir du territoire européen est requis. Il permet un accroissement des performances du lanceur par rapport à Baïkonour, le CSG étant idéalement situé, près de l'équateur.

La Russie a récemment restructuré son industrie qui était très dispersée (plus de 500 entreprises) avec pour objectif de créer, à terme, 4 à 5 holdings concurrentes. Ces transformations sont probablement indirectement à l'origine des échecs subis en 2011, lors de 4 lancements, et précédemment (Proton a connu un échec par an en moyenne depuis six ans).

Il y a fort à parier que les difficultés rencontrées par la Russie seront transitoires, d'autant que ce pays investit massivement pour relancer sa politique spatiale. Un nouveau port spatial est en construction à l'est du pays (Vostotchny) et une nouvelle famille de lanceurs (Angara) est en cours de développement, pour assurer l'indépendance de la Russie, notamment vis-à-vis des anciens États de l'URSS, la base de Baïkonour, actuellement utilisée pour les lancements de Proton, Soyouz et Zenit, étant située au Kazakhstan.

Depuis l'arrêt par les Américains de la Navette spatiale (2011), les Russes sont les seuls à procéder à des vols habités vers l'ISS, grâce à la version adaptée du lanceur Soyouz, opérés depuis Baïkonour.

Enfin, la Russie est très présente dans la coopération avec de nombreux pays (Chine, Inde, Brésil). Bien placée sur le marché des lanceurs, elle souhaiterait, à l'avenir, accroître sa présence sur le marché des autres services spatiaux (satellites de télécommunication notamment).

b) Les puissances spatiales émergentes

Plus de 50 pays ont aujourd'hui des satellites en orbite, et 10 ont l'intention d'en avoir au cours des cinq prochaines années. En plus de l'Europe, 7 pays ont une capacité de lancement autonome (États-Unis, Russie, Chine, Japon, Inde, Israël, Iran). Le Brésil, la Corée du sud et l'Indonésie souhaitent développer leurs propres lanceurs au cours des cinq prochaines années.

Budgets publics spatiaux en % du PIB

Notes :

*Pays hors OCDE. Chine : données fondées sur estimations

Source : OCDE

Budgets publics spatiaux en valeur absolue (2010)
M$

Notes : Ces estimations sont des ordres de grandeur dans la mesure où les taux de change sont susceptibles d'altérer la comparabilité des chiffres. Les budgets sont civils et militaires.

Source : OCDE

La Chine est le troisième pays lanceur après la Russie et les États-Unis. En termes de nombre de lancements, elle est d'ailleurs à égalité avec ces derniers en 2011 (19 lancements pour chacun de ces deux pays contre 7 pour l'Europe). Elle dispose d'une gamme de lanceurs modulables, sur le modèle russe, lui assurant la maîtrise de tous les types de lancements, en orbite basse comme en orbite géostationnaire, et permettant d'assurer toutes les missions spatiales y compris habitées.

Depuis le lancement de son premier satellite en 1970, la Chine est devenue une puissance spatiale complète, impliquée dans tous les types d'activité spatiale, y compris le vol habité depuis 2003. Une étape supplémentaire a été franchie en juin 2012 lors du premier amarrage d'un vaisseau habité chinois avec un module préfigurant une future station spatiale chinoise, prévue pour 2020. Le Livre blanc sur le programme spatial chinois, publié fin 2011, révèle des ambitions dans tous les domaines des activités spatiales, et singulièrement en matière d'observation (satellites météorologiques, de télédétection, de télécommunications, navigation-localisation).

Le budget spatial chinois fait l'objet d'estimations variées, entre 1,5 et 3 Mds$ 23 ( * ) ou encore 6,5 Mds$ 24 ( * ) , soit, en ordre de grandeur, un dixième du budget américain. Il se situe vraisemblablement à un niveau intermédiaire entre les budgets russe et européen. L'industrie est constituée d'une quarantaine d'entreprises employant environ 48.000 personnes.

Le Brésil augmente significativement ses budgets spatiaux, qui devraient atteindre 226 M€/an pour la période 2012-2015. Ce pays coopère avec la Chine pour développer des satellites d'observation (CBERS) et avec l'Ukraine pour développer un nouveau lanceur, Cyclone, qui doit faire l'objet d'un vol de démonstration depuis la base brésilienne d'Alcantara en 2013.

3. Vers un modèle « Space X » ?

Créée en 2002 par un inventeur et investisseur privé, également fondateur du système de paiement par internet Paypal - Elon Musk - l'entreprise Space X est aussi l'héritière directe du tournant pris par la politique spatiale américaine sous la présidence Obama.

a) Le tournant de la politique spatiale américaine

En 2004, quelques mois après la catastrophe de la navette Columbia (2003), le président George W. Bush relançait le programme spatial américain avec le programme Constellation qui prévoyait, en contrepartie d'un arrêt rapide de l'ISS et de la Navette, le développement d'un lanceur lourd (Arès) et d'une capsule (Orion) pour le transport des astronautes au-delà de l'orbite basse, dans l'objectif de revenir sur la Lune d'ici 2020.

Peu après son élection, le président Barack Obama, souhaitant que soient évaluées les premières années de mise en oeuvre de ce programme, a mis en place une commission présidée par Norman Augustine, ancien PDG de Lockheed-Martin. Le rapport 25 ( * ) de cette commission a établi que les moyens mis en oeuvre dans le cadre du programme d'exploration spatiale de l'ancien président étaient insuffisants eu égard aux objectifs fixés. Il a préconisé une plus grande efficacité, d'une part grâce à un accroissement de la coopération internationale, et d'autre part grâce au développement de partenariats avec des entreprises commerciales. D'après la commission Augustine, la NASA devrait être recentrée sur sa mission de Recherche & développement, en vue de l'exploration lointaine , tandis que la desserte de l'orbite basse serait considérée comme un service commercial. La commission reconnaît que ce schéma comporte une part de risque, mais il devrait permettre, selon elle, de restaurer plus rapidement et un coût moins élevé la capacité des États-Unis à desservir l'orbite basse après l'arrêt de la Navette spatiale.

A la suite de ce rapport, les États-Unis ont prolongé la Station spatiale jusqu'en 2020, et abandonné la Navette en 2011. En conséquence, les Américains dépendent des Russes, des Européens et des Japonais pour ravitailler l'ISS ; ils dépendent entièrement des Russes (Soyouz) pour sa desserte habitée, ce qui est source de vulnérabilité. N'ayant par ailleurs pas d'objectif clair pour l'après-ISS, la politique spatiale américaine semble dans une situation de faiblesse inédite et probablement temporaire.

Conformément au rapport Augustine, la NASA, rompant avec son approche traditionnelle, a octroyé des subventions à des programmes privés plutôt que de poursuivre ses propres programmes de développement. Alors que par le passé l'agence était le maître d'oeuvre des lanceurs, elle en confie désormais la définition, le développement, la fabrication et l'exploitation au secteur privé. En 2008, dans le cadre du programme de transport orbital COTS 26 ( * ) ; elle a accordé deux contrats de ravitaillement de la station aux entreprises Space X et Orbital. Plus récemment, en août 2012, dans le cadre de la troisième phase 27 ( * ) du programme de transport spatial habité, la NASA a signé des accords avec trois entreprises en vue du développement de services commerciaux. Les partenaires choisis sont Space X (qui recevra 440 M$ à ce titre), Boeing (460 M$) et, pour un financement moitié moindre, Sierra Nevada (212.5 M$).

De fait, l'organisation préconisée par le rapport Augustine est économique, car elle permet d'éviter la duplication des fonctions de management et offre aux industriels une grande souplesse. En contrepartie, les paiements octroyés par la NASA sont conditionnés à la réussite d'étapes clés.

Ce transfert de la maîtrise d'oeuvre des systèmes n'empêche pas une entreprise comme Space X d'avoir accès au savoir faire de l'agence spatiale, leurs dirigeants reconnaissant d'ailleurs « reposer sur les épaules de géants » : « Une entreprise privée dans le vide n'aurait pas pu faire ce que nous avons fait » 28 ( * ) . Outre que la NASA et l'US Air Force ont déjà investi plus de 800 M$ dans Space X, cette entreprise dispose aussi d'un important soutien avec la mise à disposition de nombreux ingénieurs expérimentés de la NASA, intégrés directement aux équipes.

Si la NASA poursuit pleinement les orientations du rapport Augustine, pour ce qui est de déléguer au secteur commercial la desserte de l'orbite basse, elle suit un chemin plus chaotique s'agissant du développement de la coopération internationale, également préconisé par ce rapport. Ainsi, au moment où l'atterrissage du rover Curiosity est un succès, et où la NASA annonce un nouveau programme d'exploration martienne devant faire l'objet d'un lancement en 2016, elle abandonne le programme ExoMars, mené en coopération avec l'ESA, et dont l'échéance de lancement était aussi 2016.

Dans le domaine du vol habité vers la Station, tandis que la NASA sélectionnait en août 2012 les trois entreprises Space X, Boeing et Sierra Nevada, elle mettait à l'écart l'offre américano-européenne d'ATK (Liberty), faisant ainsi l'impasse sur une occasion d'étendre la coopération internationale au niveau industriel , avec une dimension symbolique et politique forte puisque Liberty aurait combiné des éléments provenant respectivement de la Navette spatiale et d'Ariane 5. Par certains aspects, Liberty ressemblait peut-être trop au lanceur Ares 1 du programme Constellation lancé par l'ancien président George W. Bush pour être acceptable par l'administration Obama. Cette ressemblance aurait aussi pu être source de synergies pour l'avenir du programme spatial américain et la coopération internationale sur l'ISS et post-ISS. Mais elle aurait remis en cause l'approche de l'administration, selon laquelle le secteur privé assure la desserte de l'orbite basse tandis que l'exploration lointaine demeure du champ de compétence de la NASA. En définitive, c'est probablement cet aspect qui a été déterminant. En effet, il est difficile d'affirmer que le patriotisme ait joué, dans la mesure où la proposition de Boeing comporte une motorisation russe. Mais il est tout aussi difficile de croire que la proposition de trois des entreprises mondiales, parmi les plus reconnues et les plus fiables dans leurs domaines (ATK, EADS, Lockheed-Martin) ait pu être insuffisamment étayée techniquement ou financièrement, comme l'a affirmé la NASA.

Vos rapporteurs ne peuvent que déplorer cette situation, même s'ils ont pu, par ailleurs, constater lors de leur déplacement aux États-Unis que les coopérations euro-américaine et franco-américaine, demeuraient vivaces sur d'autres sujets (Station spatiale, missions martiennes Mars Science Laboratory et Maven 29 ( * ) ...). Des incertitudes persistent néanmoins, pour des raisons budgétaires, sur les modalités de réalisation de certaines missions communes (télescope spatial James Webb, Argos, Jason-3).

LIBERTY

Liberty est le lanceur proposé à la NASA pour la desserte habitée de l'orbite basse, par l'entreprise américaine ATK (Alliant Techsystems), en coopération avec Lockheed-Martin et avec les industriels européens EADS Astrium et Safran-SNECMA. Ce lanceur combine des éléments provenant respectivement de la Navette spatiale et d'Ariane 5. Le premier étage de Liberty est constitué d'un booster à propulsion solide issu de la Navette (fourni par ATK). Son deuxième étage est l'étage principal cryogénique d'Ariane 5 (Astrium), conçu à l'origine pour le transport de la navette Hermès, alimenté par le moteur Vulcain 2 (Safran-SNECMA). La fusée est destinée au transport d'un module habitable (Lockheed-Martin). Destiné à des vols de démonstration en 2014-2015, puis à des vols opérationnels à partir de 2016, Liberty peut transporter jusqu'à environ 20 tonnes en orbite basse.

Ce projet, bien que non financé par la NASA, bénéficiait d'un accord de coopération avec l'agence spatiale américaine depuis 2011 (Space Act agreement). Le 3 août 2012, la NASA a annoncé avoir retenu trois partenaires, parmi lesquels ne figure pas ATK.

b) Les premiers succès de Space X

Confortée par le soutien de la NASA, Space X (pour Space exploration technologies ) conçoit ses systèmes à partir d'un principe tiré, a contrario , des leçons de la Navette spatiale : de la simplicité découlent à la fois la fiabilité et la modicité des coûts.

Systèmes de transports spatiaux de Space X : Falcon 9, Falcon Heavy, Capsule Dragon

La gamme de lanceurs de Space X est un système modulable, à partir d'un premier étage de lanceur et d'un moteur appelé Merlin, propulsé par de l'oxygène liquide et du kérosène (RP1) et produit en interne par l'entreprise. Le premier étage du lanceur Falcon 9 possède ainsi neuf moteurs Merlin ; son deuxième étage, qui est simplement une version plus courte du premier, est propulsé par le même type de moteur. Quant au lanceur Falcon Heavy, encore en projet, il consiste à ajouter au premier étage de Falcon 9 deux autres premiers étages identiques, pour jouer le rôle de boosters, ce qui revient à rassembler en tout 27 moteurs Merlin.

Les 9 moteurs Merlin du premier étage de Falcon 9

Source : Space X

D'après Space X, cette modularité est un facteur de fiabilité, puisqu'il est possible de poursuivre et de réussir pleinement une mission de Falcon 9 malgré l'échec d'un moteur, voire même de plusieurs pour ce qui est du lanceur Falcon Heavy. Cette hypothèse a été vérifiée lors du lancement du 7 octobre 2012 au cours duquel l'explosion de l'un des moteurs de Falcon 9 n'a pas empêché le lanceur de placer la capsule Dragon à l'endroit prévu.

Cette modularité est aussi un facteur de baisse des coûts. Elle permet de jouer sur les effets de série, puisqu'il n'y a qu'un seul type de fusée par véhicule, contrairement à ses concurrents qui combinent généralement des moteurs et modes de propulsion différents. Ariane 5 combine par exemple trois types de moteurs et deux types de propulsion, cryogénique et solide. Sur le plan industriel, ce concept permet à Space X d'intégrer l'ensemble des activités de développement et de production en un lieu unique, à Hawthorne (Californie), selon un modèle radicalement opposé à celui du « retour géographique ».

Ainsi Space X propose, sur son site internet, des lancements de Falcon 9 (13 t en orbite basse ; 4,85 t en orbite de transfert géostationnaire) à partir de 54 M$ et de Falcon Heavy (jusqu'à 53 t en orbite basse et 12 t en orbite de transfert géostationnaire) à 80-125 M$. D'après ILS 30 ( * ) , Space X serait en moyenne 50 % moins cher qu'ILS ou Arianespace. Un lancement (dual) d'Ariane 5 coûte, par comparaison, de l'ordre de 150 M€. Space X estime le coût de développement de Falcon 9 à 390 M$, alors qu'avec la NASA comme maître d'oeuvre, ce programme aurait pu coûter 4 Mds$, soit dix fois plus.

La capsule Dragon, développée pour la desserte de la Station spatiale, poursuit les mêmes objectifs de simplicité et de fiabilité, qui sont aussi à l'origine de la réussite du module habité russe Soyouz.

Après 3 échecs, le premier lancement réussi de Falcon 1 a eu lieu en 2008. A ce jour, le lanceur Falcon 9 a accompli 4 missions réussies. En décembre 2008, la NASA a annoncé la présélection de Falcon 9 et de la capsule Dragon, en vue de la desserte de l'ISS. Après un vol de qualification réussi en juin 2010, Falcon 9 a réussi ses deux premières missions (lancement de la capsule Dragon) en décembre 2010 puis en mai 2012. Au cours de cette dernière mission, la capsule, lancée par Falcon 9 depuis Cap Canaveral (Floride), s'est arrimée avec succès à la Station spatiale avant de revenir sur Terre. Puis la première mission opérationnelle de ravitaillement de la Station s'est déroulée en octobre 2012. Elle constitue la première de 12 missions vers l'ISS que Space X doit réaliser pour la NASA, au titre d'un contrat CRS 31 ( * ) , dans le cadre du programme COTS 32 ( * ) , signifiant la restauration de la capacité des Américains à desservir la Station en ravitaillement, ce qui est le préalable indispensable à la restauration de leur capacité à y envoyer des astronautes.

Les lanceurs Falcon font par ailleurs leur entrée sur le marché commercial, ayant obtenu plusieurs contrats de lancement : récemment par exemple, pour l'opérateur européen de satellites SES ou pour Intelsat. Illustrant la concurrence que se livrent les lanceurs « low cost », un marché thaïlandais a été gagné par Space X contre le lanceur chinois Longue Marche. Longtemps les succès de Space X sont demeurés théoriques : ainsi l'entreprise a réalisé des bénéfices en 2011, en l'absence de tout lancement, grâce à ses développements pour le compte de la NASA, et en remportant les deux contrats de lancement de satellites à propulsion électrique commandés à Boeing par les opérateurs asiatique ABS (Asia Broadcast system) et mexicain (SatMex). Toutefois, en 2012, le lanceur Falcon 9 a connu plusieurs succès, le carnet de commandes a continué à s'étoffer (1 Md$), et le soutien de la NASA s'est consolidé. Le premier lancement commercial de Falcon 9 doit avoir lieu en 2013, de la base américaine de Vandenberg, pour MDA 33 ( * ) (Canada). Un peu plus tard au cours de la même année doit avoir lieu le premier lancement vers l'orbite géostationnaire, pour l'opérateur de satellites SES. Certes, la plupart des clients de Space X ont prévu une « porte de sortie », vers un autre lanceur, en cas de défaillance de l'entreprise californienne, mais c'est la première fois qu'un lanceur ayant si peu volé, et jamais vers l'orbite géostationnaire, engrange autant de commandes.

Space X a été fondée au départ avec l'ambition affichée de relancer l'intérêt pour l'exploration humaine de Mars en contribuant à en diminuer les coûts. L'objectif ultime de son fondateur n'est rien moins que de créer une nouvelle civilisation sur Mars... Cette entreprise se veut ainsi une nouvelle incarnation du rêve américain, combinaison, au moins symboliquement, du mythe de la libre-entreprise et de celui de la conquête d'une « nouvelle frontière ». Au fond, le concept d'une entreprise privée, fortement subventionnée par la puissance publique, mais investissant néanmoins aussi sur fonds propres, n'est pas si éloigné du modèle européen. Mais Space X ne se prive pas de jouer sur ses mythes fondateurs, en rappelant l'investissement privé initial de son fondateur, et sa parenté avec l'histoire spatiale américaine (le moteur Merlin qu'elle utilise provenant par exemple du module de descente lunaire du programme Apollo).

Mais surtout, pour parvenir à ses objectifs de long terme, et faire baisser les coûts de l'exploration spatiale, l'entreprise ne cache pas ses ambitions commerciales, susceptibles de venir très rapidement bouleverser les marchés. Le fort soutien de la NASA dont elle bénéficie laisse penser qu'elle pourrait y parvenir.

S'il y a bien un « modèle Space X », c'est dans le sens d'une rénovation des relations entre acteurs institutionnels et industriels, et d'une optimisation de l'organisation productive, sources de réduction des coûts.

S'il y a sans doute des leçons à tirer de ce modèle pour l'Europe, celui-ci a aussi ses limites, puisque Space X devra subir à l'avenir un important « fardeau » de régulations imposées par la NASA. L'un des interlocuteurs américains de vos rapporteurs a même envisagé la possibilité que Space X refuse à terme ce « fardeau », susceptible de nuire à sa compétitivité.


* 21 Source : The Space economy at a glance, OCDE 2011

* 22 The Space economy at a glance (OCDE 2011)

* 23 D'après : Analyse comparée de la stratégie spatiale des pays émergents : Brésil, Inde, Chine (Études de l'IRSEM 2012 n°15)

* 24 D'après l'OCDE

* 25 « Seeking a human spaceflight program worthy of a great nation » (octobre 2009)

* 26 Commercial Orbital transportation services

* 27 Phase dite CCiCap (Commercial Crew integrated capability), au sein du programme CCDev (Commercial crew development)

* 28 Tom Mueller, directeur du développement de la propulsion, Space X (d'après Air & Space magazine janvier 2012).

* 29 Sonde d'observation de l'atmosphère martienne

* 30 International Launch Services (lanceur Proton)

* 31 Commercial Resupply Services (CRS).

* 32 Commercial orbital transportation services (services commerciaux de transport orbital)

* 33 MacDonald, Dettwiler and Associates Ltd. (MDA)

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