1. Une politique française du Pacifique ?

M. Michel Rocard, ancien Premier ministre, Ambassadeur chargé de la négociation internationale pour les pôles arctique et antarctique, Président du Comité national pour la coopération avec l'Asie-Pacifique

Hier soir, il m'a fallu patienter pour une conversation entre ma femme et une de ses filles. Le téléphone tardait à se libérer. Je prends un vieux livre dans ma bibliothèque, que j'avais lu à sa sortie en 1993, « Histoire du nouveau monde ». Je découvre au passage ce paragraphe qui s'appelle « la France antarctique ». Rappelons ici que la première apparition dans la littérature française de l'expression « la France antarctique » figure dans des poèmes de Jodelle et de François Villon au tout début du XV ème siècle. C'est une escroquerie historique qui trouve son origine dans l'étrangeté des rapports fraternels et curieux que, très tôt, des Français ont noués avec des populations indiennes du Brésil qu'on venait de découvrir. Ils échangeaient, aux ports de Dieppe, Le Havre et Honfleur, des produits et services. On a même construit un village de huttes, en bord de Seine, non loin du Havre, pour donner l'idée de ces populations dites de l'Antarctique à l'époque, qui étaient en fait brésiliennes. Puis vient notre grande période de découvertes et de colonisations.

La France ressemblant à elle-même, notre colonisation est totalement anarchique, sans plan coordonné ni intention régulatrice de puissance publique et elle est faite au hasard de nos grands capitaines. C'est ce que l'on va voir avec cette Nouvelle-Calédonie, au terme d'une belle opération militaire mais dont on n'a longtemps su quoi faire. Elle a donc commencé par être un pénitencier avant d'être vouée aux intérêts privés autour du nickel et de trouver son destin comme elle le pouvait, dans une assez grande indifférence métropolitaine.

Je dois, à ce stade, vous dire comment je suis arrivé à la découverte de tout cela. En 1981, sans être jamais sorti de mon pays, puisque mes attributions étaient hexagonales (je suis inspecteur des finances), me voilà nommé ministre du plan. Cela n'intéressait pas grand-monde, puisque j'appartenais à un gouvernement très résolu à n'écouter en rien les conseils de planification. Cela m'a cependant donné l'occasion de réfléchir. J'ai alors réalisé que la totalité des possessions françaises (Pacifique, Océan indien, Caraïbes) étaient gravement menacées dans leur avenir économique. La panique me saisit.

Nos relations avec ces possessions d'outre-mer comme avec nos anciennes colonies (cela valait pour chacun des États d'Afrique) étaient sous le signe de l'exclusive. Aucun de nos territoires, tous gouvernés par des préfets et aux ordres de nos ministères centraux, n'avait le droit d'entretenir des relations avec les territoires voisins. Le commerce était interdit mais l'interdiction était aussi faite aux hauts-commissaires ou à nos préfets de rencontrer l'ambassadeur de France dans les pays voisins. Ma première victoire fut, dès 1981-1982, d'avoir obtenu qu'il soit mis fin à cette exclusive. Je suis donc le créateur de ces secrétariats permanents (un pour les Caraïbes, un pour l'Océan indien, un pour le Pacifique) qui réunissaient tous nos préfets et hauts-commissaires présents dans ces régions avec les ambassadeurs de France des pays voisins. Ils auraient vocation aujourd'hui à y rassembler les présidents de territoires. Ils avaient l'ordre de suivre les affaires, de nouer des relations commerciales et de créer un enracinement économique de chacune de nos positions d'outre-mer dans son environnement régional proche.

Puis on me nomme ministre de l'agriculture. Étant né à Courbevoie, dans une banlieue urbaine, j'ai longtemps eu du mal à distinguer une vache d'un boeuf. La profession agricole se moquait. Arrive alors une catastrophe, puisqu'il faut ouvrir la négociation de l'Uruguay Round. Pour la première fois, l'agriculture est jointe à l'industrie dans cette politique d'ouverture des frontières. Je découvre l'avenir d'une négociation à laquelle participent 140 nations, avec le but exclusif de faire baisser les prix et l'objectif, pour les anglo-saxons, de casser la politique agricole commune qui commençait. Cette négociation allait s'engager sans juge, sans arbitre, sans office scientifique commun établissant les chiffres. Chacun mentait sur ses chiffres nationaux. Cela ne pouvait finir qu'à la force et, à l'évidence, il fallait des alliés. Une « sous-négociation » s'annonçait aussi entre les grands producteurs exportateurs, dont la situation était menacée. Ils étaient sept. Je sors tout de suite de la liste le Brésil puisque les huiles végétales ne faisaient pas partie de la négociation. Il en reste six (États-Unis, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Argentine, Communauté européenne). L'Argentine figurait bien sûr parmi nos alliés mais seulement pour la viande (le boeuf), qui n'est pas un produit stratégique. Le Canada est trop près des États-Unis et ne pouvait devenir un allié. Les États-Unis avaient une religion simple : toute idée d'organisation des marchés ou de prospective à long terme était exclue. Je lis ma carte du monde et je découvre que deux pays que je ne connaissais pas, la Nouvelle-Zélande et l'Australie, où je n'avais jamais mis les pieds, sont alors dirigés par des sociaux-démocrates, une famille souvent maudite, du moins mal comprise, qui a toujours eu une relation mal établie avec la macroéconomie. Je me dis néanmoins que des détenteurs du pouvoir dans ces pays ne pouvaient être des disciples de Milton Friedman ni des esclaves de l'économie de marché. On ne s'est jamais parlé. Nos cimetières militaires sont pleins de tombes voisines. Y reposent beaucoup d'Australiens, quelques Néo-zélandais et de nombreux Français. C'est tout ce que nous avons fait ensemble. Jamais dans l'Histoire, mise à part une seule exception sur laquelle je reviendrai, il ne s'est fait quoi que ce soit entre la France et l'Australie. Comment faire connaissance, d'autant que nous faisons sauter des bombes dans le Pacifique ?

L'Australie avait suscité la création du Forum du Pacifique, que je mettrai dix ans à connaître, pour en recevoir les félicitations au titre de l'action dans le Pacifique. À ce moment, l'objectif du Forum était de mettre la France dehors.

Le hasard veut alors que la France exerce la présidence tournante de la Commission européenne au premier semestre 1984. Je deviens Président du Conseil agricole et il se trouve qu'il faut renouveler le très mauvais accord triennal qui nous lie à la Nouvelle-Zélande et que la Grande-Bretagne avait exigé au moment de sa propre adhésion. Les Irlandais puis les Français souhaitaient se débarrasser de la Nouvelle-Zélande et de son droit de nous exporter son agneau et son beurre - deux biens qui ne sont pas stratégiques. Il fallait néanmoins donner un signe. Je vais alors abuser outrageusement de ma position de président du Conseil agricole et bénéficier du fait que j'avais un Secrétaire d'État pour diriger la délégation française dans la défense de nos stricts intérêts contre tous les autres. Je pilote cette négociation pour avantager outrageusement la Nouvelle-Zélande, avec un millier de tonnes de plus d'agneau et un millier de tonnes de plus de beurre que celles qu'espérait son excellent ambassadeur de l'époque. J'ai mon résultat. Les journaux néo-zélandais titrent alors : « la Nouvelle-Zélande se découvre un ami qu'elle ne connaissait pas » et je suis invité à me rendre dans le pays. Je propose alors de me rendre en Nouvelle-Zélande et de faire escale à Canberra. Mon grand rêve, qui était de trouver un allié pour la négociation, craque sur le groupe de Caïrn. Je n'ai pas pu faire changer d'avis la Nouvelle-Zélande. La situation sera similaire en Australie. Tout ce que je vais entreprendre par la suite dans le Pacifique va réussir sauf cela. Je suis reçu par le Premier ministre travailliste, Robert Hawke, qui me réserve un accueil formidable. Nous faisons connaissance. Nous nous plaisons. C'est un vrai social-démocrate. Nul n'a à craindre de la social-démocratie, qui n'est qu'un club, dont le siège est grand comme un tiers de cette salle, avec trois salariés. Nous voilà amis. C'est avec désespoir qu'il me dit qu'étant membre du groupe de Caïrn, l'Australie ne peut pas nous suivre pour cette négociation.

Puis il se passe en France différents événements. Le Président de la République introduit notamment la proportionnelle absolue dans nos élections. Cela me paraît un crime contre l'Histoire de France et contre la stabilité du pays. Je démissionne du gouvernement. Du coup, je n'en suis plus au moment de la tragique affaire du Rainbow Warrior, ce qui dissocie au moins ma signature de toute responsabilité de ce côté-là. La situation se passe alors très mal en Nouvelle-Calédonie, conformément aux pronostics du ministre du plan. De passage à Paris, le ministre des affaires étrangères de Robert Hawke, Gareth Evans, vient me rendre visite dans mon petit bureau de député de l'opposition. Il me demande comment j'agirais en Nouvelle-Calédonie. Il n'y a plus aucune chance que le Président Mitterrand remporte l'élection de 1988. Nous sommes dans une situation désastreuse (échecs divers, scandales financiers). L'Australie a peur et la Nouvelle-Zélande aussi. J'invente alors et je profère une évidence : le drame de la Nouvelle-Calédonie réside dans le fait que personne ne veut se parler, ni entre les deux communautés (kanaks et caldoches) ni entre l'une de ces communautés et le gouvernement d'alors. Pour les caldoches, le gouvernement social-démocrate est composé de traîtres qui sont prêts à tout lâcher tout de suite. Pour les kanaks, le gouvernement est complice d'une France dont les gouvernements mentent. Il est vrai que des mensonges publics ont eu lieu à plusieurs reprises dans la tragique histoire de la Nouvelle-Calédonie. Je réponds alors à mon ami Gareth (qui va transmettre le message à Robert Hawke) qu'on ne pourra rien faire si jamais les socialistes sont au pouvoir. Il faut inventer une structure où des gens dotés d'une grande autorité morale accepteraient d'aller passer un peu de temps là-bas pour voir sous quelles conditions le dialogue pourrait être renoué. J'invente cela depuis mon petit bureau, sans aucune autorité sur quoi que ce soit. Lorsque j'ai raconté tout cela au plus chrétien de mes ministres, Roger Fauroux, il a eu ce mot : « le Saint-Esprit, dans cette affaire, a frappé très fort ». Je lui laisse la responsabilité de ces propos et reste laïc. Toujours est-il que, peu de temps après, Mitterrand est réélu. Puis il me prend comme Premier ministre, ce qui était au moins aussi improbable. Je l'avais traité d'assassin après la guerre d'Algérie. La presse affirmait certes que j'étais assez haut dans les sondages et que ce choix semblait s'imposer. Je pensais néanmoins, pour bien connaître Mitterrand, que jamais il ne me nommerait.

Lors du premier entretien avec le Président après ma nomination, j'aborde le sujet de la Nouvelle-Calédonie en lui disant qu'il a été amené, sur la base de fausses informations, à décider de traiter militairement le problème de la grotte d'Ouvéa. En résulte-t-il que la Nouvelle-Calédonie est un dossier présidentiel que vous suivez tous les jours ou s'agit-il d'un dossier gouvernemental normal ? Il me répond : « c'est un dossier gouvernemental normal. Vous vous en occupez ». Ouvéa avait eu lieu six jours plus tôt, faisant 21 morts dont deux soldats Français. J'ai un gouvernement à constituer et une campagne électorale à mener. Je passe trois jours à lire des ouvrages exclusivement historiques sur la Nouvelle-Calédonie. C'est là que j'apprends que les deux peuples calédoniens (celui qui est d'origine européenne et l'autre) ont été victimes de mensonges historiques. L'un d'eux a eu lieu en 1963, à travers la réponse faite à la lettre envoyée par les élus calédoniens au général de Gaulle. Ils demandaient si la loi Defferre de 1958, qui prévoit l'autonomie des territoires, et y installe une assemblée territoriale élue et un gouvernement composé de ministres choisis dans ses rangs mais dirigé par le haut-commissaire continuerait de s'appliquer en Nouvelle-Calédonie. Trois ministres d'État, Antoine Pinay, Guy Mollet et Roger Frey, répondent que naturellement, la loi Deferre continuera de s'appliquer. La Nouvelle-Calédonie gardera son assemblée élue, un gouvernement choisi à l'intérieur de l'assemblée. Le préfet reste chef du gouvernement mais il est l'exécutant d'un collège légal.

En 1963, sans préavis, un soir, en séance de nuit, après le budget, passe un projet de loi d'abrogation de la loi Deferre en Nouvelle-Calédonie. Il supprime l'assemblée élue, supprime le gouvernement élu et attribue tous les pouvoirs au haut-commissaire. Cette trahison est pour la Nouvelle-Calédonie ce que représente, pour l'Algérie, la répression de Sétif. Ces coups, dont on est content d'avoir réussi à la force lorsqu'on les a faits, créent des colères telles qu'elles suscitent la guerre moins de vingt ans plus tard. Toutes les guerres ont des origines lointaines.

Un autre mensonge fondateur a pour origine le projet de Monsieur Pons, qui voulait faire ratifier par un referendum local un statut inégalitaire en Nouvelle-Calédonie pendant le gouvernement Chirac, c'est-à-dire la période de transition. Personne n'allait voter en faveur de ce texte, si ce n'est les blancs de Nouméa. Nous sommes tous cousins en Nouvelle-Calédonie. Les enfants de Jean-Marie Tjibaou ont été hébergés, pendant la clandestinité, par la famille de Dick Ukeiwé. C'est cela, la Nouvelle-Calédonie. Pons invite les électeurs kanaks à voter : « vous n'avez jamais voté dans l'Histoire de France. Vous vous êtes toujours abstenus. On ne vous connaît pas. On ne vous mesure pas. Venez donc voter non. C'est votre droit ». Les autorités néo-calédoniennes se disent alors « après tout, pourquoi pas ? ». Il est vrai que nous avons besoin d'une mesure. Mais il faut choisir une date où ce referendum local est unique et où la presse (française et mondiale) ne regardera que cela. Pons en fait la promesse par écrit. Chirac n'en tient aucun compte et place le referendum calédonien le jour du premier tour de l'élection présidentielle. La colère kanak est terrifiante. C'est une indignité, une gifle, d'où la grotte d'Ouvéa.

C'est dans ce contexte que je me trouve en charge de l'île. Je n'y connais rien. Je me souviens de ce que j'ai inventé pour Gareth Evans et je constitue cette mission. Je commence par les protestants. J'appelle le Président de la fédération protestante de France. Je suis protestant moi-même, ce qui est alors une chance. Au téléphone, Monsieur Stewart me dit : « C'est une grande idée et une grande mission. Si vous le permettez, Monsieur le Premier ministre, je la prendrai en charge moi-même ».

Il me fallait un franc-maçon, au nom du seul lieu en Nouvelle-Calédonie où caldoches et Kanaks se rencontraient un peu. Roger Leray, ravi, accepte immédiatement. Ensuite, il m'a fallu convaincre l'Église catholique apostolique et romaine. J'ai commencé par le cardinal Decourtray, qui est archevêque de Lyon. Au téléphone, il trouve alors l'idée magnifique. Nous tombons d'accord sur le nom du chanoine Guiberteau, avec qui j'avais négocié pour l'enseignement agricole privé. Celui-ci me fait remarquer qu'il a un employeur, le cardinal de Paris. Le cardinal de Paris, qui est un grand politique, me dit : « Est-ce que vous savez que l'Église catholique, apostolique et romaine a cessé de rendre des services de puissance publique à l'État en France depuis la jeunesse de Louis XIV ? Je n'y suis pas très favorable. De plus, vous connaissez mal l'Église catholique puisque chez nous, il va de soi que le médiateur, au nom de l'Église catholique, ne peut être que l'évêque de Nouméa. »

Je réponds au cardinal Lustiger, que je connaissais bien par ailleurs : « Monsieur le cardinal, ce n'est pas sérieux. Vous ne pouvez tout de même pas me dire à moi qu'aux yeux de l'Église, cet évêque, qui a oublié de mentionner les kanaks depuis qu'il est en poste et qui semble être l'évêque d'une seule communauté, peut participer à cette mission. » Cet argument a une telle force que le cardinal Lustiger en convient. La mission se constitue. François Mitterrand, dans sa sagesse, accueille l'idée et l'approuve mais considère qu'il manque dans la mission un représentant de la tradition du droit en France. Cette idée a une force extrême mais comment trouver ce représentant le jeudi de l'Ascension ? Elle pouvait retarder ma mission de quinze jours, c'est-à-dire la faire échouer. Tout Mitterrand est dans cette sagesse. Nous débusquons le président de chambre Jacques Perrier en lui envoyant les gendarmes dans un restaurant du Poitou où il fêtait le vingtième anniversaire du mariage de son fils. Il a cru que les gendarmes venaient l'interpeller pour un excès de vitesse. Il m'a dit oui par téléphone.

La mission a oeuvré durant 6 semaines et tenu 600 audiences. Toute la Nouvelle-Calédonie vous dira que nombre des personnes entendues (parmi lesquelles quelques Vanuatiens et de nombreux Polynésiens) n'avaient jamais été écoutées. Je demande, au titre de ce colloque, que les Archives nationales transmettent le rapport de cette mission. Il fait 600 pages. C'est un monument d'Histoire qui devrait figurer dans vos archives. La mission était accompagnée de deux préfets, dont Christian Blanc, qui était un ami des socialistes. J'ai voulu y incorporer un ancien préfet en retenant l'ancien conseiller pour l'outre-mer de Raymond Barre. La France, là, ne joue pas des jeux partisans. Raymond Barre me dit oui dans les dix minutes et Pierre Steinmetz, qui s'est retrouvé au Conseil constitutionnel, a accepté de participer à la mission, à laquelle il apporta beaucoup.

Ce n'est pas tout. C'est moi aussi qui vais conclure l'affaire du Rainbow Warrior. J'appelle le commandant Mafart dans mon bureau. J'avais négocié avec le général commandant l'école de Guerre, où il avait été reçu, afin qu'on ne le retarde pas d'un an pour deux mois de retard à l'entrée dans la promotion. Le commandant Mafart, bretelles remontées par son état-major, le refuse. J'appelle alors un ami à moi, David Lange, alors Premier ministre de Nouvelle-Zélande. Pour vous le représenter, imaginez Michel Charasse avec dix centimètres de moins, quinze kilos de plus et beaucoup plus de violence verbale et de vulgarité dans l'art d'insulter les autres au Parlement - une brute mais un homme, un vrai et un social-démocrate. Je lui dis : « Je ne peux pas vous renvoyer Mafart. Il y a dans l'étrange traité que tu as signé avec Jacques Chirac un article (l'article 23) qui dit qu'en cas de non-exécution du traité par l'une des parties, l'autre pourra faire appel à un tribunal international. » Je dis à David Lange qu'il doit attaquer la France devant un tribunal international pour sortir de cette affaire et que nous puissions échanger les ambassadeurs. Je lui explique que je veux travailler avec lui sur les affaires agricoles. L'Uruguay Round n'est pas fini. Long silence, aggravé par le temps satellitaire : une minute et demie de silence, puis l'explosif David Lange me lâche : « Michel, reprends-toi. Tu es complètement fou. Je gouverne un petit pays de trois millions d'habitants, que personne dans le reste du monde ne sait placer sur la carte. Tu me demandes d'aller porter plainte contre un pays de 60 millions d'habitants, siégeant au Conseil de sécurité et doté de l'arme nucléaire. Je ne peux pas faire ça ». « Alors, David, on attend un siècle avant d'échanger nos ambassadeurs et de recommencer à travailler ensemble ? ». Je ne pouvais même plus serrer la main des Australiens, tant ceux-ci sont solidaires tout du long. Il l'a fait. Je dois avouer que le tribunal international fut d'une terrible indulgence vis-à-vis de la France. Nous n'avons été condamnés que moralement. Le tribunal motive son jugement de 25 pages, en faisant référence aux précédents internationaux. Le président du tribunal ajoute de façon manuscrite : « Mais il serait bon que la France abonde un petit fonds de réconciliation et d'amitié entre les deux peuples pour financer des échanges scolaires, des bourses de recherche, des programmes de recherche conjoints. » J'ai extrait du Trésor public 300 000 dollars en quelques jours. Il y a peu de précédents. Il nous fallait en plus nommer le co-président français du fonds. Nous avons alors eu l'idée de nommer Jacques-Yves Cousteau, qui l'a accepté. Je retourne en Nouvelle-Zélande, où je suis accueilli triomphalement. Nous sommes réconciliés.

Voilà comment tout commence. Cela continue avec l'Antarctique. Depuis, nous collaborons. Nous avons aussi cessé les essais nucléaires, en large part sur mon initiative auprès de Mitterrand dans un premier temps. Nous avons apuré les contentieux. Nous sommes maintenant acceptés dans la région, grâce à tout cela.

La France a une vocation, là, qui est de l'ordre de l'universel. En Nouvelle-Calédonie et même en Polynésie, nous nous exerçons à la décolonisation sans transfert de souveraineté. Il est encore des territoires, dans le monde, où cela veut dire quelque chose. La France est aussi le plus gros apporteur de crédits d'aide publique à ces petits pays oubliés du monde que sont Vanuatu et les îles Fidji. Il y a une vocation à l'exemplarité pour les grands États. Elle trouve là à se manifester.

Tous ces territoires représentent des millions de kilomètres carrés de zones économiques exclusives maritimes. Dans la pêche, il existe une double responsabilité. D'une part, nous devons pêcher correctement et pousser les négociations sur les espèces à protéger. D'autre part, la marine nationale participe à la police internationale de la pêche dans les eaux du Pacifique Sud. C'est une très grande mission, dont j'espère bien qu'elle va s'élargir dans son champ et ses contenus, fixés par la loi. La France, dans le Pacifique, illustre l'opérationnalité d'une diplomatie où ne parlent plus des intérêts nationaux, car nous n'en avons plus. La France n'a plus d'intérêts sérieux en Nouvelle-Calédonie. Peu nous importe qu'une part du marché du nickel échappe au drapeau français. Cela n'a pas de conséquences commerciales. Nous menons une diplomatie d'exemplarité et de réconciliation, visant la naissance de la fraternité entre des peuples qui se sont trop longtemps affrontés ou ignorés.

Aujourd'hui, nous y sommes bien reçus et bien accueillis. Je veux saluer la fraternité qui nous lie, la joie de nos rencontres. La France et l'Australie sont aujourd'hui les deux Nations majeures de toutes les diplomaties de l'Antarctique.

Mme Nathalie Mrgudovic, modérateur :

Je propose aux intervenants de condenser leurs interventions afin qu'il nous reste un peu de temps pour débattre à l'issue des exposés.

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