D. DES RISQUES D'INSTABILITÉ ACCRUS

M. Lamamra, Commissaire pour la Paix et la Sécurité de l'Union africaine, diplomate algérien aguerri, qui nous a reçus à Addis-Abeba, nous a dressé un tableau de la situation sécuritaire de l'Afrique pour les prochaines décennies en insistant sur son espoir de voir le continent africain désormais se concentrer sur sa croissance économique.

« Même si la situation du Sahel nous rappelle que la situation politique est loin d'être stable partout, des progrès notables doivent être notés sur la dernière décennie, les conflits interétatiques ont presque disparu, les structures collectives de gestion de crise au niveau continental et régional sont en cours d'élaboration, des progrès considérables à l'échelle de l'histoire de l'Afrique indépendante ont été réalisés ».

Longtemps, l'Afrique a été le continent où le nombre de victimes du fait des conflits armés était le plus élevé du monde. Entre 1945 et 1995, plus d'un quart des conflits mondiaux ont été localisés en Afrique (48 sur 186). On estime que ces conflits ont fait plus de 6 millions de morts sur des populations de 160 millions de personnes (Soudan, Éthiopie, Mozambique, Angola, Ouganda, Somalie, Rwanda, Burundi, Sierra Leone). Depuis 1990, 19 conflits majeurs africains ont été localisés dans 17 pays avec un seul conflit interétatique (Éthiopie-Érythrée).

La baisse des conflits majeurs en Afrique entre 1990 et 1997 a fait place à une reprise entre 1998 et 2000 (11 conflits par an) avec une réduction au début du XXI e siècle (5 conflits par an).

Néanmoins, en 2011, une vingtaine de pays étaient dans une situation de crise d'intensité moyenne à haute. On pouvait différencier huit conflits ouverts : ceux de la RDC, du Soudan, et des pays voisins, Tchad, RCA et Ouganda, ceux de Somalie, celui entre l'Éthiopie et l'Érythrée et au Mali. Il faut y ajouter les crises nationales pouvant dégénérer en conflits ou tensions régionales (mouvements Touaregs et islamistes dans l'arc saharo-sahélien, MNED au Nigeria), les mouvements séparatistes (Polisario au Sahara occidental, Flec à Cabinda, en Casamance) ; les tensions ethnico-religieuses pouvant resurgir (Burundi, Kikuyu et nilotiques au Kenya, Liberia, Sierra Leone, Peuls et Malinké en Guinée, Akan, Bété et Dioula ou Senoufo en Côte d'Ivoire...).

Longtemps, l'Afrique a été le continent qui a monopolisé le plus grand nombre d'opérations de maintien de la paix.

Et il est vrai que le nombre de conflits, avec plus d'un millier de morts, a presque baissé de moitié (4,8 par an pour les années 1990 contre 2,6 pour les années 2000).

D'une part, les conflits interétatiques ont pratiquement disparu (à l'exception des conflits larvés entre les deux Soudan, entre l'Éthiopie et l'Érythrée, entre Djibouti et l'Érythrée). On a plutôt observé la persistance ou l'apparition de conflits internes aux États dont les causes sont plurielles et qui peuvent avoir des incidences au-delà des frontières, voire régionales.

D'autre part, de nouvelles menaces et sources de conflictualité diffuses se sont imposées ou ont persisté, dont les acteurs entretiennent parfois des liens et qui s'alimentent (terrorisme islamique, intégrisme religieux, irrédentisme, trafics des ressources minières et environnementales, accaparement des terres et déplacements forcés des populations, piraterie maritime, narcotrafic, criminalité transfrontalière...).

Ces menaces dessinent une nouvelle géographie de la conflictualité qui traverse l'Afrique en largeur, de la zone sahélienne à l'Océan indien, et fragilise en longueur la situation sécuritaire dans plusieurs États du continent.

Des avancées en matière de prévention des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité ont parallèlement été observées.

L'architecture africaine de sécurité -et son mécanisme d'alerte rapide- mise en place sous les auspices de l'Union africaine est entrée en activité.

L'Union africaine déploie désormais ses propres opérations de maintien de la paix (AMISOM, ...) et une force africaine de défense en attente est en cours de mise en place. Par ailleurs, toutes les communautés économiques régionales se sont dotées de dispositifs de prévention des conflits et de maintien de la paix. Les plus achevés sont ceux de la CEEAC, la CEDEAO, l'EAC, la SADC, qui intègrent des mécanismes de prévention et gestion des conflits de démocratie. La Conférence internationale des Pays des Grands Lacs a établi un mécanisme homologue pour ses pays membres.

Quelles sont les perspectives ? Sans doute les nouvelles formes de menaces mettront au défi la vulnérabilité structurelle des États africains. Nous y reviendrons. De nouvelles alliances entre la criminalité organisée, les rébellions politiques et le fondamentalisme terroriste mettent ainsi en évidence de nouveaux défis sécuritaires, le sous-équipement et la faiblesse opérationnelle des armées et des forces de sécurité du continent.

Mais plus que tout, ce sont le développement économique et la cohésion sociale du continent qui constitueront la clef de la stabilité du continent.

Dans ce contexte, les évolutions démographique et migratoire auront une importance majeure.

Le passé récent de la Côte d'Ivoire nous fournit une illustration des bouleversements liés à cette évolution démographique. Il y avait 11 habitants au km² en Côte d'Ivoire en 1960; il y en a 63 aujourd'hui, et il y en aura 110 en 2050 (soit l'équivalent de la densité en France). Si la France avait connu la même croissance que la Côte d'Ivoire entre 1960 et 2007, elle compterait aujourd'hui 240 millions d'habitants, dont 60 millions d'étrangers.

Les responsabilités des acteurs politiques de la tragédie qu'a vécue la Côte d'Ivoire au tournant du XXI e siècle peuvent être appréciées diversement. En tout état de cause, celle-ci s'est déroulée sur fond d'une équation à quatre facteurs : le délabrement économique dû à l'effondrement du prix du cacao ; une jeunesse nombreuse ; une population urbaine multipliée par vingt-cinq en l'espace de cinquante ans ; une forte immigration en provenance des pays voisins.

Or trois des quatre termes de cette équation s'amplifieront dans les décennies à venir. La Côte d'Ivoire devra gérer un nouveau quasi-doublement de sa population dans les 50 prochaines années. La ville d'Abidjan est passée de 100 000 à 4 millions d'habitants pendant la même période, et sa population devrait encore progresser vers 5-6 millions dans les décennies qui viennent.

Et ces changements concerneront tout autant la Côte d'Ivoire que le Ghana, le Tchad, la République démocratique du Congo (RDC) ou le Kenya. Comment ne pas faire le rapprochement entre les pogroms de jeunes patriotes ivoiriens contre les migrants burkinabés, les exactions des jeunes Kikuyus, Kalenjins ou Luos des bidonvilles nairobiens lors de l'explosion de violence de janvier 2008 et les violences urbaines anti migrants à Johannesburg en mai de la même année ?

Plusieurs frontières sont à la limite de la cassure ; un mouvement de sécessions en cascade, une transformation profonde du paysage géopolitique du continent et une remise en cause des frontières héritées de la colonisation ne sont pas à exclure. Frontières coloniales artificielles, qui ont garanti, bon an, mal an, une certaine stabilité de la carte de l'Afrique et une paix toute relative pendant plus d'un demi-siècle.

On relève depuis 1964 environ quarante-deux cas de tensions latentes et conflits ouverts autour de questions frontalières stricto sensu, à l'exclusion des problèmes internes.

Cette stabilité des configurations territoriales a semblé remise en cause en Afrique de l'Est avec le précédent érythréen, la quasi-indépendance du Somaliland et la sécession du Soudan méridional décidée par ses électeurs lors du référendum de janvier 2011, sans que des questions cruciales n'aient été résolues : citoyenneté, droit de circulation entre les deux pays, partage des revenus du pétrole dont le Sud possède 70 % des gisements, tracé exact de la frontière et sort de la zone litigieuse d'Abyeï qui doit être tranché par un référendum séparé. Mais les parties en présence ont accepté les nouvelles réalités. S'agit-il d'un tournant dans la politique des États et des puissances extérieures encore influentes ? Il est trop tôt pour l'affirmer. La vigilance reste requise à l'égard d'autres situations de tensions, notamment en Afrique centrale, pour éviter que les deux cas cités ne constituent un précédent.

Là encore l'intégration régionale, le recours aux négociations bilatérales ou à des procédures juridiques seront incontournables pour gérer les crises à venir.

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