3. Le dividende démographique : mythe ou réalité

Les plus optimistes sont les financiers et les investisseurs qui voient dans l'Afrique nouvelle une terre d'opportunité.

M. Jean-Michel Severino, ancien de la Banque mondiale, de l'AFD, aujourd'hui à la tête d'un fonds d'investissement en Afrique nous a dit : « L'Afrique est une locomotive lancée à pleine vitesse  qui va voir le nombre de ses actifs augmenter de façon phénoménale d'ici 2050 ».

M. Matthieu Pigasse, président de la Banque Lazard, a renchéri en indiquant que, dans les années 80, il y avait en Afrique une personne dépendante jeune ou vieille pour une personne en âge de travailler, cette proportion va tomber à 1 pour 2 en 2050 : « Cette nouvelle Afrique dont 2/3 des habitants ont moins de 25 ans est à la veille d'un grand chambardement. ».

M. Luc Rigouzzo, président d'Amethis Finance, société de conseil en financement et investissements pour l'Afrique, a quant à lui indiqué que « les investisseurs misent en Afrique sur tous les secteurs qui profitent de la croissance démographique qui tirent la consommation locale et la croissance en Afrique : banques de détail, biens de consommation, immobilier, infrastructures de base ».

Le temps de l'afro-pessimisme est révolu. La « Négrologie » de Stephen Smith a fait place à un vent d'optimisme. Pour beaucoup « le temps de l'Afrique » est arrivé. Ce discours sur l'« émergence » de l'Afrique est certes un discours des marchés financiers et des classes entrepreneuriales africaines, un discours d'auto-persuasion, notamment destiné à susciter la confiance. Mais ce renversement tient en grande partie à cette nouvelle perception de la démographie.

L'argument du dividende démographique pèse d'autant plus lourd qu'il s'agit d'un phénomène structurel et macroéconomique qui concerne plusieurs centaines de millions d'individus.

Si les investisseurs mettent en avant la démographie, c'est pour deux raisons : avec une telle population active, plus d'un milliard d'individus, l'Afrique va devenir le plus grand réservoir de main-d'oeuvre et de consommateurs du monde ; avec une telle population, même relativement pauvre, l'Afrique va devenir un des plus grands marchés du monde.

L'Afrique est devenue un vaste chantier, avec des échafaudages de fortune, des buildings immenses

Et comment ne pas être frappé, quand on parcourt les villes du continent, par ce vaste chantier qu'est devenue l'Afrique ? On y construit partout ! Avec des échafaudages de fortune, des buildings immenses. Car il faut loger chaque année des millions de nouveaux habitants.

Nous nous sommes rendus à Addis Abeba, à Pretoria, au Cap ou à Abidjan : on y construit çà et là, partout, des logements, des écoles, des universités, des dispensaires et des hôpitaux. Cela sera insuffisant pour loger tout le monde, mais il y a un tel effet de masse. Pas étonnant que le BTP africain constitue un moteur de la croissance. Dans beaucoup de pays, les nouveaux milliardaires africains sont des rois du béton, à l'image de M. Aliko Dangote du Nigéria, l'homme le plus riche d'Afrique, qui pèserait 16,1 milliards de dollars, à la tête d'un empire industriel fondé sur la cimenterie.

Le bâtiment n'est pas le seul secteur soutenu par la croissance démographique, car c'est l'ensemble des secteurs de la consommation qui bénéficie de cet élan. Là encore, il y a un effet de taille. Avec 2 milliards d'individus, si seulement 20 % de cette population accède à un pouvoir d'achat suffisant pour acheter des biens de consommation manufacturés, c'est un marché de plus de 400 millions de consommateurs. Avec le développement des classes moyennes, des secteurs comme la banque ou la grande distribution sont en plein essor et expliquent un afflux d'investissement direct étranger.

Demain, les Nigérians devraient être sensiblement moins nombreux que les Américains en 2050, et presque deux fois plus nombreux que les Brésiliens.

Plus que tout autre secteur, la téléphonie illustre les effets conjugués de la croissance démographique et économique. En 2000, il y avait 16 millions de mobiles actifs en circulation pour une population africaine de 800 millions d'habitants. Un téléphone pour 50 personnes.

A la fin 2011, selon une étude de Wireless Intelligence, le nombre d'abonnés africains au téléphone portable atteignait 620 millions (supérieure à celui de l'Europe et en passe de devenir le deuxième marché continental de la planète après l'Asie, et devant l'Amérique) pour une population totale ayant désormais franchi le cap du milliard d'individus. Un téléphone pour moins de deux personnes ! Avec une population de 2 milliards d'habitants, ce chiffre pourrait doubler.

De ce point de vue, l'Afrique est bien un nouveau géant. Ces dernières années, la Chine, l'Inde, le Brésil et de nombreuses autres économies émergentes ont été présentés comme les futurs poids lourds de l'économie mondiale. Le facteur démographique représente une des principales hypothèses de départ de ces prévisions. Dans cette perspective l'Afrique peut aussi se comparer à ces pays.

La population du continent est comparable en nombre à celles de la Chine et de l'Inde, et représente presque deux fois plus d'habitants qu'en Amérique latine et dans les Caraïbes. Et à la fin de ce siècle, la population africaine devrait être quatre à cinq fois plus nombreuse que celle d'Amérique du nord ou d'Europe.

La situation de certains pays mérite d'être soulignée. Ainsi aujourd'hui le Nigéria est le septième pays le plus peuplé au monde et sa population était estimée l'année dernière à 162 millions d'habitants, contre 196 millions pour le Brésil. On y recense plus d'habitants qu'en Russie. Demain, les Nigérians devraient être sensiblement moins nombreux que les Américains en 2050, et presque deux fois plus nombreux que les Brésiliens. Les projections pour la fin du siècle seraient de plus de 700 millions d'habitants. Les populations de Tanzanie et de RDC devraient toutes deux être plus nombreuses que celle du Brésil.

La vitalité démographique du continent est un atout. C'est aussi un défi, une course contre la montre.

En un siècle, entre 1950 et 2050, la population africaine aura décuplé. Cette évolution démographique, exceptionnelle par son ampleur et sa rapidité, représente un vrai défi pour le développement économique et social du continent, défi alimentaire, défi en matière d'aménagement du territoire et d'urbanisme, défi en matière d'éducation et d'accès aux soins.

En matière d'infrastructures collectives, les décennies à venir s'apparentent à une course contre la montre.

Quant au dividende démographique, il ne produira ses effets que dans le temps et à condition qu'il y ait une maîtrise de la démographie et des politiques publiques adaptées.

Dans la phase de transition actuelle, la croissance de leur population inactive, jeune en très grande majorité, reste plus forte que celle de la population active, ce qui génère des coûts d'infrastructures croissants, ne serait-ce que dans le domaine scolaire.

C'est pourquoi les politiques publiques doivent réduire le rythme de la croissance démographique en favorisant une baisse de la fécondité.

Comme le souligne Jean-Pierre Guengant, directeur de recherche à l'Institut de recherche pour le développement (IRD) : « le maintien d'une forte croissance démographique en Afrique subsaharienne pendant encore plusieurs décennies n'est pas soutenable et compromet leur ambition légitime de devenir à leur tour des pays émergents ».

Une diminution de la fécondité est une condition préalable à la possibilité pour l'Afrique de bénéficier du « dividende démographique.

La population jeune en Afrique ne sera le moteur de la prospérité économique que s'il existe non seulement des politiques nécessaires pour renforcer les opportunités qui s'offrent à cette jeunesse, mais aussi des incitations pour encourager des familles moins nombreuses.

Ces politiques de maîtrise de la démographie, de contrôle, d'espacement ou de régulation des naissances touchent les fondements même des sociétés, leurs structurations sociales, leurs traditions. Elles sont cependant au coeur de la modernisation du continent.

C'est pourquoi la planification familiale est aujourd'hui en Afrique intégrée dans une approche globale de la santé, fondée sur la promotion des femmes et le respect des droits sexuels.

De nombreux Etats ont mis en place des programmes de planification familiale avec un certain succès.

Ainsi le Rwanda, qui est l'un des pays les plus densément peuplés d'Afrique, marqué par l'histoire tragique du génocide, a fait de la planification familiale une priorité nationale avec une politique contraceptive volontariste et une amélioration sensible des services de santé.

L'environnement politique positif en matière de planification familiale et le soutien de la communauté des donateurs ont contribué à une forte augmentation de l'utilisation des contraceptifs modernes chez les femmes mariées.

En 2004, 10 pour cent des femmes mariées utilisaient des contraceptifs. En 2010, 45 pour cent des femmes mariées utilisaient des contraceptifs modernes, l'une des augmentations les plus rapides dans l'utilisation de contraceptifs jamais enregistrée !

Pour l'ensemble des bailleurs de fonds qui interviennent aux côtés des Etats africains dans ces domaines, derrière les problématiques de santé et de droit des femmes, il y a cet objectif de maîtrise de la démographie.

Une partie de la maîtrise de la fécondité se joue en effet dans les inégalités de rapport entre les hommes et les femmes. Il est emblématique que la préservation des droits des femmes ait été au coeur des débats des Etats membres des Nations unies lors de la conférence internationale sur la population et de développement organisée au Caire en septembre 1994.

Fournir aux jeunes femmes des moyens de se prémunir contre des grossesses précoces permet à nombre d'entre elles d'avoir une scolarité plus longue, et, la fertilité chutant, d'accéder plus facilement au marché du travail.

La maîtrise de la fécondité se joue également dans la mise en place de politiques nationales de planning familial et leur décentralisation au niveau local, comme l'a souligné la conférence de Ouagadougou 2 ( * ) , « Population, développement et planification familiale en Afrique de l'Ouest : l'urgence d'agir » en février 2011, qui a rassemblé les représentants de huit pays francophones d'Afrique de l'Ouest (Bénin, Burkina Faso, Guinée, Mali, Mauritanie, Niger, Sénégal, Togo).

Les pays d'Afrique subsaharienne ont adopté des programmes de ce genre, mais avec vingt ou trente ans de retard. Les résultats ont été décevants, pour diverses raisons : multiplicité des problèmes auxquels les pays sont confrontés (urgences obstétricales, forte mortalité maternelle et infantile, épidémie du sida), mais aussi faible mobilisation des autorités, des sociétés civiles.

C'est un enjeu qui mobilise les bailleurs de fonds publics et privés comment témoigne la tenue du Sommet pour la planification familiale organisé en 2012 par le Royaume-Uni et la Fondation Bill & Melinda Gates, avec le Fonds des Nations unies pour la Population auquel la France a participé. Ce sommet a rassemblé plus d'une centaine de pays et d'institutions du Sud et du Nord avec pour objectif de dégager les fonds et les méthodes pour permettre à 120 millions de femmes supplémentaires dans les pays les plus pauvres d'accéder à la contraception d'ici 2020 3 ( * ) .

La planification familiale constitue un axe fort de la stratégie française de réduction de la mortalité infantile et maternelle et de lutte contre le VIH-SIDA. Se situant parmi les premiers contributeurs mondiaux, la France a pris l'engagement de consacrer 100 millions d'euros supplémentaires entre 2011 et 2015 à la santé reproductive en Afrique de l'Ouest, qui doit faire face à de nombreux défis en matière de santé de la femme et de l'enfant.

Un exemple de projet est celui initié en 2002 par l'AFD en Mauritanie avec l'appui de la Coopération française et du ministère de la Santé, consistant à mettre en place un forfait obstétrical permettant à chaque femme enceinte qui paye une faible cotisation d'assurer l'ensemble des soins liés à la grossesse, l'accouchement et le suivi post-natal.

Les ONG, tout comme les bailleurs publics, adoptent une approche globale qui inclut les activités de planification familiale au sein de politiques plus larges ayant trait à la santé de la reproduction : santé maternelle et infantile, maladies sexuellement transmissibles, stérilité, inégalités hommes-femmes, etc. Ainsi, une organisation comme l' International Planned Parenthood Federation (IPPF), qui se limitait à l'origine à une fédération d'associations de Planning familial présentes dans plusieurs pays africains, s'occupe aujourd'hui de santé reproductive, de droits des femmes, de lutte contre le SIDA, de maîtrise de la fécondité ou encore d'éducation sexuelle des jeunes.

Au-delà de la maîtrise de la fécondité, cette exceptionnelle dynamique démographique sera, quel que soit son niveau, l'élément déterminant des politiques publiques des Etats africains.

Même si les États africains parviennent à maîtriser l'évolution de la fécondité, l'Afrique ne bénéficiera de ce fameux dividende démographique que si des politiques publiques adaptées assurent aux populations une sécurité alimentaire, un cadre de vie décent et, surtout, un investissement éducatif de qualité et une insertion économique des travailleurs en surnombre

Le doublement des populations de ces pays qui est déjà acquise, imposera ainsi aux Etats de prendre les mesures pour le développement d'agricultures plus productives, d'infrastructures accessibles et par la mise en place de services publics essentiels.

Mais, surtout, un enchaînement d'impacts positifs peut découler d'une population active plus vaste, mieux éduquée, avec moins d'enfants à charge, enfants qui seront à leur tour mieux éduqués et plus employables, à condition que les institutions en charge de la jeunesse soient renforcées et que des politiques économiques viables soient mises en place pour lutter contre le chômage des jeunes.


* 2 La conférence « Population, développement et planification familiale en Afrique de l'Ouest francophone : l'urgence d'agir » relève d'une initiative conjointe de la France et des Etats-Unis visant à repositionner la planification familiale dans l'agenda des Etats de l'Afrique de l'Ouest francophone.

* 3 Le Sommet pour la planification familiale du 11 juillet 2012 : http://www.londonfamilyplanningsummit.co.uk/about.php

https://www.gov.uk/government/news/family-planning-london-summit-11-july-2012

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