C. TUNISIE : UN SYSTÈME AVANCÉ DÉSORMAIS INTERROMPU

Au moment du déclenchement de la révolution, la Tunisie bénéficiait d'une situation économique et financière globalement favorable, mais les fruits de la croissance étaient inégalement répartis. Les évènements traversés depuis par le pays ont eu un impact majeur sur l'économie. Le secteur touristique et les IDE ont notamment souffert du contexte d'instabilité politique et sociale et le chômage a atteint près de 20% en 2011 (40% pour les jeunes). Si cette économie a montré une certaine résilience en 2012, la transition, plus longue qu'espérée, dominée par des préoccupations politiques, empêche pour le moment la mise en oeuvre d'une politique économique claire et courageuse pour réduire les déséquilibres, rendre la croissance soutenable et prendre des décisions concernant les gros investissements, publics comme privés. La crise européenne et l'instabilité interne pèsent fortement sur la conjoncture .

1. Le « miracle économique tunisien » avait trouvé ses limites

L'économie tunisienne est la plus diversifiée des pays arabes. Elle repose sur l'agriculture, les mines, l'énergie, le tourisme, les industries textiles, agroalimentaires, mécaniques, électriques et électroniques. Le pays affiche de bons résultats en termes de scolarisation et de qualité d'enseignement. Il bénéficie également d'une position géographique qui le place comme intermédiaire entre le marché européen, le marché asiatique et les économies du Golfe.

Entre 1990 et 2008, le fameux « miracle économique tunisien » avait réduit le taux de pauvreté de manière notable . La Tunisie était surnommée le « bon élève du Fonds monétaire international (FMI) ». La croissance du produit intérieur brut (PIB) était supérieure à la moyenne enregistrée au sein de la zone MOAN. Elle a atteint les 4,5% annuel sur les deux dernières décennies. Le déficit budgétaire et la dette publique étaient maintenus à des niveaux relativement bas. Le revenu par habitant est passé de 2 713 dollars en 2005 à 3 720 dollars en 2010. Durant les vingt dernières années, le taux d'inflation a été contenu à 3%.

Mais ce modèle était vulnérable.

Il est en effet très sensible à la conjoncture économique européenne.

Les soubresauts de l'économie mondiale depuis la crise financière de 2008 et la baisse du pouvoir d'achat en Europe ont conduit à une diminution sensible des recettes touristiques et des exportations. Les rentrées de devises de ses émigrés ont baissé. Le taux de croissance du PIB a chuté de moitié entre 2007 et 2010, passant de 6 à 3%.

En outre, trois facteurs de vulnérabilités majeures qui minaient la soutenabilité sociale du modèle économique ont précipité la chute du régime de Ben Ali : le chômage des jeunes (voir infra p. 85), la fracture territoriale (voir infra P. 89) et la corruption . En essayant de faire main basse sur les opportunités d'investissements les plus profitables, le système Ben Ali a découragé nombre d'investisseurs, miné le climat des affaires et freiné le développement d'un véritable secteur privé indépendant de ses réseaux de clientèles.

L'année 2011 marquée par la révolution et le démarrage de la transition, comme par de multiples conflits sociaux, a accentué la crise de l'économie tunisienne, d'autant que la crise se prolonge en Europe. Les nouveaux dirigeants n'ont pas su proposer ni mettre en oeuvre jusqu'à maintenant un nouveau modèle de développement, se contentant de mesures palliatives pour réduire la tension sociale et assurer le financement de l'économie avec l'appui des bailleurs internationaux.

2. Une économie assez solide

Somme toute, l'économie tunisienne a montré sa solidité face aux chocs intérieurs (transition politique) et extérieurs (ralentissement économique mondial, crise de l'euro et guerre en Libye).

Après avoir diminué de 1,8% en 2011, la croissance du PIB s'est élevée, au-delà des prévisions initiales, à 3,6% en 2012 et pourrait suivre la même trajectoire en 2013 (environ à 4% selon le FMI) et en 2014 (4,5%). La reprise observée semble pourtant fragile au regard des incertitudes intérieures (mouvements sociaux et instabilité politique) et extérieures (tensions en Libye, risque de récession européenne et attentisme des investisseurs étrangers). ). Le premier trimestre a été décevant, selon le gouverneur de la Banque centrale (BCT), Chedly Ayari : 2,7% en tendance annuelle 66 ( * ) .

Traditionnellement dynamique, la consommation reste vive (deux tiers du PIB, soit 3 points de croissance) mais elle demeure fortement tirée par la hausse des salaires, les recrutements dans la fonction publique, la politique de subventions à travers la Caisse générale de compensation (1/5 du budget de l'Etat), par une politique monétaire accommodante que le FMI a demandé à la Banque centrale de stopper et sur la vigueur du secteur informel 67 ( * ) (estimé à 40% du PIB). Des tensions inflationnistes ont incité la BCT à relever son taux directeur à 4% et pourraient par ailleurs peser sur la consommation finale des ménages.

Toutefois, le taux de chômage ne se réduit que graduellement: le taux officiel est passé de 18,9% fin 2011 à 16,7% fin 2012 mais ces chiffres masquent encore de profondes disparités régionales et de genre et sont améliorés par les réintégrations massives dans la fonction publique.

3. Les dispositifs sociaux ont aggravé le déficit budgétaire

La réduction des tensions sociales a constitué un objectif prioritaire pour le premier gouvernement de transition avec la mise en place de dispositif d'intégration de près de 200 000 diplômés-chômeurs (programme Amel 68 ( * ) ), la suppression de la sous-traitance dans le secteur public et l'ouverture de chantiers de travail 69 ( * ) .

Entretenu par les dépenses de fonctionnement (quasi doublement des subventions en valeur absolue et hausse des salaires) le déficit budgétaire pour 2012 s'élève à 5,4% du PIB et devrait croître à 7,2% du PIB en 2013 (contre 3,2% en 2011). Il semble avoir été limité, sur la fin de l'exercice budgétaire mais la réalité des hausses de recettes et de certaines limitations de dépenses font débat. Malgré une dette publique totale estimée à 43,8% du PIB pour 2012 (44,4% en 2011), la Tunisie semble en mesure de faire face à ses remboursements en 2013 70 ( * ) .

4. L'élargissement du déficit commercial

L'élargissement du déficit commercial en 2012 a entretenu le déficit courant qui a dépassé 8,1% du PIB (7,3% en 2011).

Les chiffres du commerce extérieur tunisien pâtissent du ralentissement de la croissance au sein de l'Union européenne (destination de 71,4% des exportations tunisiennes en 2012) Le déficit commercial s'est aggravé (5,8 Mds d'euros contre 4,3 en 2011) en raison d'une forte hausse des imports (+13,3%), soit un rythme de croissance de l'ordre de deux fois supérieur à celui des exports). La résilience de la demande extérieure repose pour deux-tiers sur les secteurs traditionnels du régime offshore (entreprises totalement exportatrices bénéficiant d'un régime fiscal avantageux). Par ailleurs, du fait des mouvements sociaux, le premier poste d'exportation hors off-shore en Tunisie, à savoir l'activité minière (phosphates), enregistre une diminution de 83% au cours du premier trimestre de 2013 comparé à 2010. Cependant, au premier trimestre 2013, on observe une amélioration de la balance commerciale (+100 millions d'euros en mars) et du taux de couverture (74,3% en mars contre 69,5% en 2012).

En raison de la récession de la zone euro et du ralentissement de la croissance française (premier partenaire commercial), les comptes extérieurs de la Tunisie restent donc sous pression dans un contexte de recul des recettes touristiques (- 5,7% au premier trimestre 2013) non compensé par l'augmentation des transferts des expatriés (+ 23,7% en 2012).

Le tourisme, qui représente 7% du PIB et 400.000 emplois, souffre du climat d'instabilité politique avec une baisse de 11,3% du nombre d'entrées de non-résidents par rapport à 2010, année de référence dans le secteur et une baisse de recette de 10%. En 2012, 6 millions d'entrées de non-résidents ont été comptabilisées. Au premier trimestre 2013, les recettes touristiques ont chuté de 2,8% par rapport à la même période 2012 et de plus de 5,7% par rapport à 2010.

a) Une économie massivement soutenue par l'aide internationale

Depuis la conclusion du Partenariat de Deauville du G8 en mai 2011, les bailleurs sont venus massivement combler, en 2012 comme en 2011, les besoins de financement extérieurs 71 ( * ) . En 2013, ces besoins sont estimés à 3 milliards de dollars 72 ( * ) , soit 19% du budget de l'État.

L'aggravation des déséquilibres commerciaux et budgétaires en 2012 ont incité la Tunisie à négocier un accord de confirmation avec le FMI (1,75 Mds USD) qui permettrait de soutenir le programme économique du gouvernement et de renforcer la stabilité budgétaire et extérieure du pays. Cet accord est conditionné toutefois par des réformes de structure ambitieuses 73 ( * ) notamment bancaires. Il constituerait un signe positif pour soutenir les efforts du gouvernement dans la mise en oeuvre de réformes prioritaires et la consolidation des comptes extérieurs.

La confiance des investisseurs a été affectée en février 2013 par la dégradation de la notation souveraine de la Tunisie par les agences Standard and Poor's et Moody's. Ainsi, le déséquilibre des comptes extérieurs ne peut être compensé de façon intégrale par les flux d'aides financières et les IDE.

Les décaissements de financements internationaux ont par ailleurs permis en fin d'année une augmentation des réserves en devises, qui sont repassées au-dessus du seuil psychologique acceptable de 100 jours d'importations (102 jours au 30 avril 2013 contre 94 fin 2012).

b) La situation politique a entraîné un attentisme des acteurs économiques

La situation politique, mais aussi une certaine inertie des administrations dont certains responsables ont été évincés, a aggravé l'attentisme des acteurs économiques. Les réformes structurelles annoncées pour rassurer les investisseurs tardent à se concrétiser (nouveau code des investissements, loi sur les PPP, réforme des marchés publics...).

De plus, la polarisation des dirigeants sur les réformes institutionnelles globales, au détriment d'une relance concrète de la « machine économique », a contribué à geler le processus de décision concernant les grands projets 74 ( * ) .

Hormis les mesures palliatives fondées sur une politique budgétaire expansionniste répondant aux priorités immédiates, et dans une phase de transition qui se prolonge, la Tunisie reste en quête d'un modèle de développement soutenable.

c) Un enjeu social considérable

Les tensions sur le marché du travail, notamment chez les jeunes diplômés de l'enseignement supérieur, restent vives et participent au développement de mouvements sociaux d'envergure qui perturbent le bon fonctionnement de l'activité économique nationale.

« Signe tangible de tension et d'impatience, les contestations ont crû, malgré les mesures sociales d'urgence (...). Des mouvements revendicatifs de tout ordre n'ont cessé d'agiter le pays avec certains pics (notamment en juin-juillet 2011et janvier 2012). » 75 ( * ) Ces manifestations concernent autant certaines catégories de salariés qui souhaitent bénéficier des dividendes de la révolution, que les chômeurs. Comme l'ont indiqué les dirigeants de l'UGTT, les mouvements des sans-emploi échappent en grande partie au contrôle des syndicats et composent la majorité des contestations. Certains, déçus de ne pas être recrutés, bloquent l'accès des travailleurs à leurs lieux de travail.

Au cours des années à venir, le pays devra trouver la voie d'une croissance inclusive, capable d'employer la population active et d'être mieux répartie sur le territoire sans creuser les déséquilibres (commerciaux, financiers et budgétaire).


* 66 Le Monde 19 juillet 2013

* 67 Y compris de développement de flux commerciaux parallèles avec la Libye : commerce de produits pétroliers.

* 68 Ce dispositif cherche à améliorer leurs chances de trouver un emploi en leur offrant une couverture social et une allocation mensuelle.

* 69 Emploi limité et temporaire de chômeurs dans les régions les plus pauvres.

* 70 Une échéance majeure de 330 millions d'euros a été honorée en février.

* 71 (2 e programme d'appui budgétaire, pour plus d'1,4 Mds USD, de la Banque mondiale, de la BAfD et de l'UE; lancement en fin d'année d'obligations samouraï à hauteur de 250 MUSD garanties sur le marché japonais par JBIC).

* 72 0,79 Md dollars devrait provenir de l'appui budgétaire fourni par la Banque Africaine de développement (BAfD) et la Banque mondiale dans le cadre du 3ème Programme d'appui à la relance (PAR) (respectivement 300 M$ et 486 M$). Les marchés financiers internationaux devraient apporter environ 1,2 Mds dollars dont 490 M grâce une nouvelle garantie de l'agence US AID et deux emprunts sur le marché Samouraï avec une garantie JBIC à hauteur de 240 M dollars environ chacun, dont le premier a déjà été réalisé. L'émission de sukuks devrait rapporter 600 millions de $ alors que 425 millions pourraient provenir de tirage sur des prêts projets, incluant notamment des aides AFD et des aides régionales.

* 73 La situation des banques reste très contrainte, et leurs vulnérabilités accrues : le ratio de créances douteuses a été réévalué récemment par la BCT à 19%, en raison notamment des prêts à un secteur touristique dont près de 50% des entités seraient au bord de la faillite. Malgré une amélioration en fin d'année de la liquidité bancaire, la nécessaire recapitalisation des banques est estimée entre 3 et 7% du PIB selon le FMI (rapport « FSAP » 2012). Des restructurations dans le secteur public seront également nécessaires (la compagnie aérienne Tunisair notamment).

Le Fonds a également insisté sur la nécessaire maîtrise des salaires publics et la baisse des subventions, notamment à court terme pour les carburants.

* 74 La signature, le 27 février 2013, après 4 ans d'attente, du contrat du premier grand projet emblématique depuis la Révolution (lot « systèmes du Réseau Ferré Régional du Grand Tunis) marque une prise de conscience des autorités mais appelle une relance rapide des autres grands chantiers annoncés (modernisation du port de Rades, création d'une filière dédiée aux énergies renouvelables, etc...). A ce stade, le bilan de mise en oeuvre des 78 Mds USD de projets prioritaires annoncés début 2012 reste très mince.

* 75 Rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord de l'International Crisis Group n°124 « Tunisie : relever les défis économiques et sociaux » , 6 juin 2012

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