C. ISLAM CONSERVATEUR OU ISLAM POLITIQUE ?

L'ouverture peut aussi susciter des réflexes identitaires et de repli qui se sont exprimés pour partie dans les urnes, mais on a vu que les déterminants du vote islamiste sont complexes, ou dans l'espace public à travers des codes vestimentaires, des pratiques religieuses plus rigoristes, parfois par des actions plus violentes.

1. L'islam est la religion de la très grande majorité des habitants du Maghreb

Par tradition, ces sociétés sont régies en partie par des règles inspirées des préceptes de l'islam (et donc de la charia), étant entendu qu'il peut exister de multiples interprétations de ces préceptes. La dernière étude 167 ( * ) , publiée en avril dernier, par le Pew Research Center, confirme cet attachement des sociétés d'Afrique du nord à cette relation forte avec les préceptes de l'islam , plus marquée au Maroc qu'en Tunisie, société plus ouverte aux influences, avec une population rurale moins importante et un niveau d'éducation plus élevé.

2. La place de l'islam dans les institutions et la législation

Nombre de dispositions du droit musulman sont appliquées dans les pays du Maghreb , soit qu'elles relèvent d'une vision large du droit religieux, soit qu'elles sont transposées dans le droit civil. En revanche, dans certains domaines, des législations civiles plus modernes et inspirées des principes défendus par la déclaration universelle des droits de l'homme ont été mises en oeuvre , qu'ils s'agissent du statut de la femme en Tunisie décidé sous Bourguiba ou des évolutions récentes du droit de la famille au Maroc. Dans certains pays comme le Maroc, l'unification sur la personne du roi, du pouvoir civil et du pouvoir religieux, symbolise cette place particulière. Avec une signification plus ambiguë, l'existence de ministères en charge des affaires religieuses témoigne de la volonté de ne pas séparer totalement le champ religieux du champ politique a minima pour le contrôler 168 ( * ) .

3. La montée de l'islam et les régimes autoritaires

L'islam politique avait été marginalisé aux indépendances par le modèle national progressiste incarné par le baasisme et le nassérisme. Paradoxalement, sa montée a été favorisée par les régimes autoritaires qui ont fait de la mosquée le seul espace d'expression politique. Elle peut s'expliquer également par la tendance qu'ont eu certains États d'instrumentaliser l'islam à leur profit pour mieux lutter contre les radicaux en insérant certaines composantes dans l'espace politique ou en se revendiquant de l'islam, ceci constituant une justification de la capacité de l'islam d'entrer dans le champ du politique.

4. La légitimité démocratique de l'islam politique par les urnes

Les bons scores des formations s'en revendiquant, notamment celles issues de la mouvance des Frères musulmans, peuvent être expliqués par une volonté des électeurs de donner un sens moral au changement de régime et notamment de renouveler une classe politique jugée peu intègre, mais aussi par une affirmation de volonté syncrétique démontrant que l'islam n'est pas antagonique de la démocratie et de la modernité, et donc le souhait de tester la capacité des islamistes, comme gestionnaires de l'Etat après l'échec des modèles importés de l'extérieur.

ISLAM POLITIQUE - PARTIS ET MOUVEMENTS (Partis laïcs - Partis islamistes)

MAROC

(Elections législatives du 25.11.2011)

ALGERIE

(Elections législatives du 10.05.2012)

TUNISIE

(Elections de l'Assemblée constituante 23.10.2011)

LIBYE

(Elections 7 juillet 2012)

EGYPTE

(Elections législatives du 10 janvier 2012)

MAURITANIE

Parti de la justice et du développement (PJD) origine salafiste 27,081%

FLN 14,18%

Ennahdha 41,47%

(proche des Frères Musulmans)

Alliance des forces nationales (AFN) Alliance de libéraux 19,5%

Parti de la Liberté et de la Justice (Frères musulmans) 44,6%

UPR (parti au pouvoir)

Istiqlal 15,19%

RND (Rassemblement national démocratique) 5,61%

Congrès pour la République (CPR - Centre gauche) 5, 52%

Parti de la justice et de la construction (PJC) 8,5%

Parti de la Lumière (Salafistes) 22,5%

COD (coalition d'opposition radicale, inclut le parti islamiste Tawasosoul

Union socialiste des forces populaires (USFP) 9,87%

AAV (Alliance Verte) Mouvance proche des frères musulmans 5,09%

Ettakatol (Social-démocrate) 5, 52%

Néo-Wafd 7,8%

Tawassoul (parti islamiste proche des Frères musul-mans) appartient à la COD

Parti de l'Authenticité et de la Modernité (PAM) 11,90%

Front des Forces Socialistes (FFS) 2,02%

Union pour la Tunisie -mouvement Nida Tounès (5 partis centre gauche) 12,44%

Parti égyptien social-démocrate 3,2%

CAP Coalition de l'opposition modérée

Rassemblement national des indépendants (RNI) 13,16%

Parti des travailleurs (PT) 3,04%

Front Populaire (Coalition 12 partis) 2,76%

Parti des Égyptiens libres 3%

Front pour la justice et le développement (FJD) 2,49%

Parti de la construction et du développement 2,6%

Front du changement (FC) 1,86%

PALESTINE

(Elections législatives 25 janvier 2006)

SYRIE

LIBAN

(Elections législatives du 7 juin 2009)

IRAK

(Elections législatives du 7 mars 2010)

IRAN

(Elections législatives du 25 avril 2008)

TURQUIE

(Elections législatives du 12 juin 2011)

HAMAS (Mouvement de résistance islamique) 42,9%

Front national progressiste (coalition de 8 partis autorisés dont le parti Baas)

Courant du Futur 21,87%

Mouvement national irakien 25,8%

Front des principalistes unifié 40,34%

AKP (Parti de la justice et du développement) 46,58%

FATAH (Mouvement national palestinien de libération) 39,8%

Frères musulmans

Courant patriotique libre (CPL)  14,06%

Coalition de l'État de droit 25,7%

Conservateurs pragmatiques 18,27%

CHP (Parti républicain du peuple) 20,88%

FPLP (Front populaire de libération de la Palestine) 4,1%

Coalition nationale des forces de l'opposition et de la révolution

Hezbollah (Parti de Dieu) 10,15%

Alliance irakienne unifiée 19%

Réformistes 15,86%

MHP (Parti d'action nationaliste) 14,27%

Mouvement Amal 10,15 %

Parti pour la paix et la démocratie (BDP) 0,73%

Parti socialiste progressiste (PSP) 7,81%

5. La montée de l'islam politique

Le repli sur des valeurs traditionnelles considérées comme sûres et connues et donc rassurantes s'impose à une partie des populations . Ce repli identitaire n'est pas propre au Maghreb, il existe également en Europe, mais dans des sociétés où la séparation du religieux et du politique est ancienne, il s'exprime davantage à travers des courants nationalistes et populistes. Dans le monde arabe, il s'est peu à peu substitué au courant nationaliste dont certains dirigeants se sont rapprochés de l'Occident, notamment après les accords de Camp David et la guerre du Koweït, et ne portent plus suffisamment des valeurs identitaires.

6. Les acteurs de l'islamisme politique au Maghreb

Il apparaît assez clairement que les acteurs de l'islamisme politique appartiennent plutôt à des mouvements qui ont irrigué assez récemment le Maghreb, qu'il s'agisse des Frères musulmans ou des mouvements salafis, parfois djihadistes (notamment depuis l'intervention russe en Afghanistan).

Ces mouvements avaient relativement peu de poids dans l'Islam maghrébin jusqu'à une période récente, les habitants de ces pays continuant à pratiquer leur religion dans la tradition malékite sur laquelle s'était greffé un islam populaire de type soufi.

Ces influences extérieures se sont développées en partie pour des raisons internes (le modus-vivendi entre institutions traditionnelles de l'islam et autorités coloniales, la domination des forces modernistes lors des indépendances et la résistance aux régimes autoritaires soutenus par l'occident), mais aussi pour des raisons extérieures (développement des chaînes de télévision arabes par satellite avec de nombreuses émissions de prédication, financées par les capitaux du Golfe, elles véhiculent un islam d'inspiration « frériste » ou salafie).

Les populations du Maghreb, comme les populations musulmanes du monde entier, sont donc influencées par ces mouvements nouveaux dont certains sont plus engagés sur le terrain politique.

a) Le Mouvement des Frères musulmans s'est engagé de façon précoce sur le terrain politique

Le mouvement des Frères musulmans a été fondé en 1928 par l'Égyptien Hassan al-Banna (1906-1949). L'objectif premier du fondateur du mouvement était l'éducation des jeunes dans la tradition islamique et la propagation de la prédication salafie et de « l'islam sunnite purifié ». Le mouvement est devenu une organisation mondiale présente en Egypte, dans tout le Moyen-Orient et au Maghreb, mais aussi dans la communauté musulmane à travers le monde . Il dispose de fortes ressources, de soutiens financiers actifs, d'une importante assise dans le monde universitaire et intellectuel et d'une force de communication efficace, notamment à travers la chaîne Al Jazeera.

Cependant, chaque mouvement a une approche distincte adaptée à la culture locale et à son histoire propre.

Le Mouvement des Frères musulmans dans le Maghreb

En Tunisie , avant le Printemps arabe, les membres de la tendance islamique (proche des Frères) avaient réitéré leur choix en faveur de la voie légale (parlementaire). Malgré cela, ils furent victimes d'une répression, leurs principaux dirigeants exilés à l'étranger (comme Rached Ghannouchi) ou emprisonnés (comme Ali Laarayedh , actuel Premier ministre). Selon Zidane Meriboute « Ghannouchi a su donner une image de parti réformiste et progressiste au parti tunisien Ennahdha , en se démarquant légèrement de la vision traditionnelle et idéologique des Frères musulmans 169 ( * ) notamment sur la notion d'Etat, sur l'adaptation de l'idéologie islamique au contexte social et économique du moment, sur le consentement démocratique de la société, la souveraineté du peuple et l'Etat de droit. Il s'en écarte plus sensiblement s'agissant des thèmes du djihad, du rôle de la femme, du voile, de l'apostasie et de la polygamie.

En Algérie , les Frères musulmans ont été introduits par la filière des « coopérants » égyptiens et moyen-orientaux venus arabiser le pays dans les années qui ont suivi l'indépendance. Aujourd'hui, plusieurs partis islamiques représentés à l'Assemblée nationale se réclament de l'idéologie des Frères musulmans. Il s'agit de l'Alliance de l'Algérie verte (AAV), formée principalement de trois partis, El Islah, le Mouvement de la société pour la paix (MSP/Hamas) 170 ( * ) et Ennahdha (Algérie) .

En Libye : le parti Justice et Construction (PJC) des Frères musulmans dont les activités ont été réprimées sous le régime Kadhafi y compris dans le secteur social à la différence de l'Egypte a émergé à l'issue de la révolution avec un soutien marqué de l'étranger (Egypte, Qatar).

En Mauritanie, le parti islamiste Tawassoul , présidé par Jawal ould Mansour, fait alliance avec l'opposition radicale au sein de la COD. Attaché à l'islam et à la sunna comme « source unique du droit », ce parti revendique un caractère multiethnique. Il affirme son attachement à la démocratie. Il emploie des méthodes modernes de communication et a démontré sa capacité de mobilisation populaire.

b) Une partie de la mouvance salafie cherche à intégrer l'espace politique

Cette mouvance fondamentaliste revendique le retour à l'islam des origines. Dans sa forme "scientifique" ou "quiétiste", elle prône la prédication et s'oppose à la désobéissance civile. Deux autres catégories ont investi le terrain politique : le salafisme "activiste", qui croit à l'action politique, à l'oeuvre depuis les printemps arabes dans plusieurs pays, et le salafisme "djihadiste", qui utilise la force pour lutter contre les « infidèles », jusqu'au terrorisme à l'image d'Al-Qaeda.

Au Maroc, le Parti « Justice et Développement » (PJD) fait d'une certaine façon exception à cette classification.

À l'origine, les membres du PJD appartiennent plutôt à la mouvance salafie, mais ils ont noué de nombreux contacts avec les Frères musulmans réfugiés au Maroc qui ont constitué une référence et une formation à l'implication dans la sphère sociale puis politique. Le PJD n'appartient pas au mouvement international des Frères musulmans. Il ne conteste pas la monarchie chérifienne en place depuis 1664.

Issus du MUR (mouvement pour l'unicité et la réforme) qui s'inscrit dans la continuité du mouvement salafi qui s'est développé au Maroc à partir des années 1920, laquelle a consisté à mener de front réforme islamique et action politique pour l'indépendance, les membres du PJD se réclament principalement d'une interprétation des textes fondateurs de l'Islam en s'appuyant sur les finalités et en organisant une direction collégiale engagée dans le débat et la contradiction.

Lorsque le mouvement décide de ne plus se contenter de l'éducation religieuse et de la prédication, mais d'agir dans l'espace public en participant à des élections les membres du PJD se sont organiquement dissociés du MUR. Les activités de prédication sont donc clairement séparées des activités politiques ce qui constitue une différence notable avec les mouvements de la tendance des Frères Musulmans en Egypte et en Tunisie. Les dirigeants du MPDC qui deviendra le PJD en 1998 , Abdelilah Benkirane , actuel Premier ministre et Saadeddine Othmani, ancien ministre des affaires étrangères abandonnent leur fonction de prédicateur pour celle de responsable politique et d'élu. Les spécialistes du savoir islamique et de la prédication comme Ahmed Raissouni animent le MUR, ils n'exercent pas de responsabilité politique, mais interviennent pour donner un avis sur les grandes questions politiques 171 ( * ) .

La mouvance « salafie jihadiste » a été pourchassée au Maroc après les attentats de Casablanca en 2003 et en application de la loi anti-terroriste.

Elle compte plusieurs centaines de détenus. Un processus de règlement de la situation de ceux qui n'ont pas bénéficié d'un procès équitable et qui ne sont pas impliqués dans des actes de violence est en cours (accord du 25 mars 2011) et une première vague de prisonniers ont été libérés. Le retour de leurs leaders Abou Hafs, Hassan Kettani et Omar Haddouchi dans le jeu politique légal semble s'esquisser à travers le parti de la Renaissance et de la Vertu formé par un dissident du PJD.

En Tunisie, réparti en plusieurs composantes quiétistes ou djihadistes, le mouvement salafi s'est implanté dans les quartiers populaires (voir supra p. 100) en s'appuyant sur une jeunesse défavorisée en quête d'identité, et a accru sa puissance. Il est difficile de mesurer le nombre de ses adeptes. Absents lors des élections d'octobre 2011, ils ont depuis créé trois partis ayant chacun leurs sensibilités et leurs spécificités 172 ( * ) .

S'ils rejettent les autorités qualifiées d'ennemis de l'Islam et le processus démocratique, certains observateurs estiment que certaines composantes salafies pourraient être tentées par une intégration dans le jeu politique à l'image du parti Al Nour en Egypte. Aujourd'hui, la proximité révélée, voire l'implication dans des actes terroristes du groupe Ansar Al-Charia qui a opéré le rassemblement d'une partie de cette mouvance autour d'une personnalité du djihad global, Abou Ayad, éloigne cette perspective.

En Algérie, le salafisme "scientifique" préfère réislamiser la société plutôt que de s'impliquer directement sur la scène politique . Peu représentatifs, les salafis sont très présents dans les quartiers populaires. Leur discours moralisateur, égalitaire et anticorruption séduit une partie de la jeunesse qui a s'est désinvestie du champ politique. Ils sont impliqués dans les associations qui militent pour la construction de nouvelles mosquées, comme dans le secteur caritatif.

En Libye, deux leaders islamistes, Abdelhakim Belhaj et Sami Saadi, dirigent chacun une formation politique et contestent la légitimité du gouvernement. Ils n'ont pas réussi à s'implanter électoralement lors des élections du 7 juillet 2012.

Certains groupes comme Ansar al-Sharia militent pour l'instauration d'une vision rigoriste de la charia et mène des actions violentes.

c) La mouvance soufie est moins active dans l'espace politique

Alors que le soufisme 173 ( * ) est très présent au Maghreb, il n'a pas développé de mouvement politique propre, sauf au Maroc.

Les dizaines de confréries soufies du Maroc sont regroupées au sein d'une organisation religieuse supervisée par le roi en sa qualité de « Commandeur des croyants », et n'ont en principe pas le droit d'exercer une action politique. Elles appuient néanmoins la monarchie et ont soutenu la nouvelle constitution. Notamment la principale d'entre-elles la « Zâwiya Qâdiriyya Boudchichiyya » 174 ( * ) constitue un facteur important des équilibres politiques du Maroc. Elle n'envisage pas sa transformation en parti politique.

Tel n'est pas le cas de la communauté « Justice et spiritualité » (connue aussi sous le nom de « Justice et bienfaisance ») qui se place dans la continuité de la pratique soufie organisée autour de l'autorité du Cheikh Abdessalam Yassine 175 ( * ) qui est considéré comme une autorité spirituelle, un guide qui permet à ses adeptes de se rapprocher du divin. Cette communauté est entrée dans le champ politique en s'opposant frontalement à la monarchie marocaine à laquelle elle dénie le titre de commandeur des croyants. Elle ne participe pas jusqu'à maintenant aux confrontations électorales mais a pris une part active dans les manifestations de janvier et février 2011 avant de prendre ses distances. Elle s'est opposée à la nouvelle constitution. Elle semble en proie à un débat interne, entre les partisans d'une entrée dans l'arène politique avec la formation d'un parti (génération des quinquagénaires) et les partisans de la ligne actuelle (branche étudiante).

Dans les autres pays, le mouvement soufi n'est pas représenté en tant que tel par des partis politiques dans le champ politique.

d) Trois caractéristiques communes à l'ensemble de ces formations

Elles ont été tenues ou se sont tenues longtemps hors du champ politique : activité de prédication, d'éducation ou caritative. Elles sont donc dépourvues d'expériences et souvent de compétences pour gouverner (à la différence de l'AKP en Turquie qui disposait d'une expérience solide de gestion de grandes villes comme Istanbul, ou PJD qui participe à l'opposition parlementaire au Maroc depuis plusieurs années). Ces formations ont donc davantage une culture de la protestation et de l'opposition que de l'action. Ceci est d'ailleurs vrai de tous les partis qui stationnent trop longtemps en dehors du jeu politique faute d'alternance.

Le référentiel religieux est longtemps apparu comme seule source d'inspiration : discours moral, lutte contre la corruption et la prévarication, application de la charia (avec toutes les nuances d'interprétation possible). Or si elle apparaît acceptable pour adopter des comportements éthiques, cette matrice est insuffisante pour traiter des questions économiques et sociales complexes.

Elles ont une tendance immédiate à se considérer comme des partis de la vérité et ont insuffisamment intégré le concept de pluralisme politique et de débat démocratique. Elles articulent un discours sur la démocratie assimilant le choix du peuple au choix de Dieu, agissent parfois avec une certaine arrogance, et ont quelques difficultés à entrer dans la voie du compromis, d'autant que les différentes tendances entrent en concurrence et s'adonnent à une forme de surenchère.

Après avoir suscité une espérance, elles suscitent de la déception voire de la défiance.

Leur intégration dans le jeu politique démocratique suppose un apprentissage et une adaptation de leur logiciel dont les premiers signes peuvent être perçus dans la séparation complète des activités de prédication et des activités politiques (MUR/PJD au Maroc). Elle semble plus facile à réaliser sous les auspices d'une autorité morale incontestable (comme celle du roi du Maroc, commandeur des croyants et protecteur des religions).

e) Ces mouvements n'épuisent pas l'engagement politique des musulmans

La participation des musulmans au jeu politique peut aussi se traduire par un engagement individuel classique sur des fondements idéologiques distants des préceptes religieux, un certain nombre de facteurs poussent dans cette direction : la confrontation à la prise de décision politique entraîne des clivages au sein de ces formations entre conservateurs et progressistes que le référentiel religieux est incapable de trancher, la multiplication de l'offre religieuse conduit à une individualisation de la pratique, enfin la résistance forte d'une grande partie de l'opinion publique permet difficilement dans le cadre démocratique d'éluder longtemps le dialogue et les compromis. On a vu récemment que les dignitaires de la célèbre mosquée Al Azar qui fait référence dans l'Islam ont affiché leur soutien au nouveau gouvernement égyptien issu des grandes manifestations contre le gouvernement des Frères musulmans en juillet 2013. Ils ne semblent pas avoir pris de positions tranchées à la suite de la répression des manifestations pro-Morsi.

Pour certains observateurs, les partis religieux ne sont qu'un phénomène momentané, sauf à entrer dans un système théocratique (à l'Iranienne).

Il faut aussi considérer comme Olivier Roy que « la réislamisation évidente qui a touché la société (...) favorise de nouvelles formes de religiosité, très individualistes et très diversifiées. L'extension du salafisme exprime paradoxalement l'émergence d'un islam plus individualiste, moins politisé, même s'il est très rigoriste 176 ( * ) ».

Il ne faut pas non plus minorer les influences, parfois très diverses, de l'islam sur les comportements individuels et sur la formation culturelle de l'ensemble des dirigeants du monde arabe . Comme les religions chrétiennes ou juives ont pu et continuent à façonner la pensée de nombre d'hommes et de femmes politiques, l'islam constitue une référence culturelle et éthique qui ne nécessite pas sa manifestation dans une formation politique référencée, il ne sera donc pas étonnant de rencontrer dans toutes les sphères politiques, y compris dans les partis sans référentiels confessionnels, des musulmans pratiquants, affichant parfois de façon ostensible certains signes de leur appartenance religieuse.

La confrontation de ces diverses influences culturelles et religieuses est source de tensions extrêmes. En soulevant la chape qui pesait sur l'expression des idées, les révolutions arabes ont été un révélateur de ces tensions et de ces discordances.

Les sociétés du sud et de l'est de la Méditerranée découvrent qu'en leur sein, elles sont multiples, contradictoires, comme toutes les autres sociétés du monde, et que la soumission à un modèle unique n'a plus cours. À leur façon, elles devront apprendre à vivre avec cette diversité, à composer avec la divergence, avec les oppositions politiques, à pacifier leurs rapports entre majorités et minorités, à respecter la critique et le contradicteur. À l'échelle historique, c'est bien ce que révèlent ces mouvements. Et même si les forces politiques qui ont récupéré la dynamique engagée présentent bien des caractéristiques du monolithisme autoritaire (cette fois dans sa version religieuse), elles ne pourront à terme perpétuer le verrouillage des sociétés, désormais ouvertes, plus instruites et plurielles. Il revient dès lors à ces sociétés d'accepter leurs différences et de vivre avec cette diversité 177 ( * ) .

C'est bien l'enjeu des processus de transition qui sont en cours au Maghreb. Il s'agit pour ces Etats de réinventer avec pragmatisme un modèle démocratique qui assure un consensus social, que l'on procède par adaptation et ajustement successif comme au Maroc ou en Algérie ou par reconstruction comme en Tunisie ou en Libye.


* 167 Pew Research Center « The World's Muslims: Religion, Politics and Society» avril 2013: http://www.pewforum.org/uploadedFiles/Topics/Religious_Affiliation/Muslim/worlds-muslims-religion-politics-society-full-report.pdf

* 168 Ainsi en Algérie, le ministère des affaires religieuses qui nomme les imams veille-t-il à préserver le courant malékite comme unique référentiel religieux national face au développement du courant salafi. En Tunisie, les différents courants de l'islam se disputent parfois avec violence le contrôle des mosquées. Au Maroc, la récente décision de fermeture de certaines écoles coraniques de la mouvance salafie à Marrakech montre l'inquiétude des autorités quant à leur développement incontrôlé. Le débat suscité par cette décision du ministre des affaires religieuses et des Habous au sein du PJD, montre aussi une certaine porosité au sein des courants islamistes.

* 169 Zidane Meriboute, « « Printemps arabe » : le poids des Frères musulmans - leur vision de l'Etat et de la finance islamiques », Revue internationale de politique de développement   2013, http://poldev.revues.org/1322

* 170 Qui a participé au gouvernement avec le FLN et le RND jusqu'en mars 2013.

* 171 Youssef Belal « L'islam politique au Maroc » Pouvoirs n°145 2013

* 172 Mathieu Guidère - « Les Printemps islamistes : démocratie et charia ». Ellipses. Avril 2012

http://www.lemonde.fr/tunisie/article/2013/05/17/ansar-al-charia-le-djihadisme-au-defi-de-la-tunisie_3261898_1466522.html

* 173 Il est d'ailleurs la cible de mouvements salafis violents qui en Tunisie ont détruit nombre de mausolées de « saints » soufis.

* 174 Voir notamment sur le rôle de la principale d'entre-elles la « Zâwiya Qâdiriyya Boudchichiyya » Mathieu Guidère Islam et démocratie Ellipses.

* 175 Décédé le 13 décembre 2012, le mouvement est dirigé par son héritier spirituel Mohammed Abbadi. Cheikh Yassine était un dissident de la« Zâwiya Qâdiriyya Boudchichiyya ».

* 176 Olivier Roy « En Egypte, le champ religieux s'est individualisé » Le Monde 12 juillet 2013

* 177 Abderrahmane Hadj Nacer et Carmen Romero « L'Europe et la Méditerranée - Propositions pour construire une grande région d'influence mondiale » Rapport au président du Parlement européen. IPEMED avril 2013.

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