PREMIÈRE PARTIE :
LE CHOIX D'UNE RÉFLEXION PROSPECTIVE

La démarche entreprise dans le cadre de ce rapport s'inscrit dans le droit fil de l'analyse suivante, développée par Hugues de Jouvenel, président de Futuribles, consultant international en prospective et stratégie : « Le fait est que la prospective repose sur trois observations qui me paraissent essentielles pour expliquer la philosophie, au moins implicite, de la démarche : l'avenir est domaine de liberté, de pouvoir et de volonté ; il est à la fois territoire à explorer, d'où l'utilité de la veille et de l'anticipation, et en particulier de la prospective dite exploratoire ; et territoire à construire, d'où l'utilité de la prospective parfois appelée normative, qui renvoie non plus à l'investigation des futurs possibles mais à celle des futurs souhaitables, aux politiques et aux stratégies qui pourraient être adoptées pour les réaliser. » 4 ( * )

Ouvrir l'horizon vers des « futurs souhaitables » , telle est en effet l'ambition visée. D'autant que la pauvreté en France 5 ( * ) n'a pas fait l'objet d'une étude prospective générale, comme si la pauvreté et l'exclusion sociale n'étaient pas des thèmes suffisamment « accrocheurs » pour la réflexion prospective.

C'est la raison pour laquelle il n'est pas inutile de se référer à deux précédents exercices prospectifs, menés, l'un à l'échelle de l'Europe, l'autre à celle du territoire. Ces deux projets fourmillent d'indications et de propositions éclairantes.

I. RETOUR SUR DES EXERCICES SIMILAIRES

A. À L'ÉCHELLE DE L'EUROPE

Cette démarche fut explicitée et décrite par Xavier Godinot et Saphia Richou, qui étaient à l'époque, l'un, directeur de l'Institut de recherche et de formation du mouvement ATD Quart Monde, l'autre, présidente de l'association Prospective-Foresight Network et chargée de mission à Futuribles. 6 ( * )

Dans le prolongement de l'objectif affiché par l'Union européenne en 2000 d'inscrire « l'élimination de la pauvreté » comme impératif pour les dix ans à venir, l'Institut de recherche du mouvement ATD Quart Monde et le groupe Futuribles ont organisé à Bruxelles, les 24 et 25 janvier 2002, deux journées d'étude prospective sur le thème « Précarité et grande pauvreté en Europe à l'horizon 2010 ». Un groupe de travail d'une douzaine d'experts ayant participé à ces journées a ensuite été constitué pour reprendre les travaux, approfondir la réflexion et élargir l'horizon à 2015.

Les dix composantes ou dimensions fondamentales du problème retenues à l'époque ont été les suivantes : la perception de la pauvreté et des pauvres par la société ; le système technico-économique ; le contexte mondial ; le contexte européen ; les valeurs et mentalités ; le contexte familial et social ; l'éducation ; la gouvernance ; les politiques menées ; les droits en vigueur.

Le tableau des scénarios, à la page précédente, présente les quatre combinaisons finalement retenues pour caractériser au mieux « l'éventail des évolutions possibles de la précarité et de la grande pauvreté en Europe à l'horizon 2015 » . La liste des dix dimensions ou composantes fondamentales du système figure en colonne. Les contenus qui leur sont attribués, identifiés dans cette méthode comme « configurations ou hypothèses », figurent en ligne. Un scénario est constitué d'une combinaison pertinente de dix hypothèses, une pour chaque composante du système, matérialisée par une teinte spécifique.

Les quatre scénarios élaborés se fondent sur quatre postures différentes, « du compromis à la rupture vertueuse en passant par la dérive et le démantèlement » . Ils n'ont pas la même probabilité d'occurrence.

1. Un scénario « au fil de l'eau » : la gestion compassionnelle de la misère

Ce scénario se situe dans le prolongement direct des tendances observées au moment de l'étude : la pauvreté est considérée comme un accident individuel ou collectif ; les pauvres étant toujours « au bord de la route », il faut leur permettre de se réadapter et de monter dans le train de la croissance.

Ni ignorée ni attaquée à la racine, la grande pauvreté est soulagée et administrée. Des mesures correctives à faible coût sont prises et confinées dans le domaine d'une politique sociale. Les régulations par la loi font place à des régulations contractuelles. Cette charité étatique limitée ne remet pas en cause le modèle socio-économique dominant. Les pays de l'Union européenne se sentent fiers des filets de sécurité qu'ils ont instaurés, sans voir que leurs « planchers de ressources » sont en fait des plafonds.

Le mouvement social ne pèse pas suffisamment pour imposer une économie plus humaine à une société qui se déculpabilise par des « gestes compassionnels fugaces à l'égard des pauvres » . Il arrive à ceux qui n'occupent que des emplois précaires d'exprimer des protestations. Soumis à des contrôles incessants, les chômeurs et autres assistés sociaux survivent dans des dispositifs d'insertion.

La dualité du système scolaire s'accroît avec un pôle élitiste et un pôle de relégation. Sans perspective crédible d'insertion, les jeunes des quartiers défavorisés cèdent à la violence et à l'emprise de diverses mafias.

Le budget de l'Union européenne connaît une légère augmentation, notamment pour financer des mesures de sécurité. Dans la nouvelle Convention européenne, on ne trouve pas mention de l'objectif d'éradication de la grande pauvreté. Sur le plan international, l'Union européenne s'efforce de promouvoir quelques régulations pourvu que la logique du marché demeure prépondérante.

En 2013, la grande pauvreté n'a pas diminué dans l'Europe de l'Ouest. À l'Est, le niveau de vie moyen a augmenté, mais une partie notable de la population s'enfonce dans la pauvreté.

2. Un premier scénario « noir » : la misère ignorée

« S'ils sont dans la misère, c'est de leur faute ; ils n'ont qu'à saisir les chances que la société leur donne. » Voilà le leitmotiv de l'opinion publique dominante, laquelle ignore les causes structurelles de la misère. L'État se désinvestit du social. Pour faciliter la croissance, dans le modèle ultralibéral « à l'américaine », les cotisations sociales des entreprises sont réduites et le droit du travail revu à la baisse.

La Charte européenne qui a été adoptée réaffirme les valeurs de l'Union mais elle n'est pas contraignante. La droite libérale a remporté une large majorité aux élections européennes.

La grande pauvreté est criminalisée et la justice, comme les services d'éducation, fonctionne à deux vitesses. Au nom de l'égalité devant l'école, les zones d'éducation prioritaires sont abandonnées. Dans les quartiers les plus défavorisés, l'obligation de scolarité n'est plus assurée. Des initiatives locales de solidarité foisonnent pour pallier un peu une protection sociale lacunaire mais le mouvement social manque de forces.

Le budget européen est réduit sauf pour ce qui concerne la sécurité intérieure commune. Le taux de chômage moyen diminue beaucoup et la croissance économique se poursuit à un niveau satisfaisant. Mais la richesse est concentrée dans les mains d'une minorité.

De nombreux salariés ont un revenu de misère et le nombre de personnes sans protection sociale croît dans tous les pays de l'Union.

3. Un second scénario « noir » : la gestion nationaliste de la misère

L'Union européenne éclate sous l'effet de ses tendances centrifuges et les pays vivent un repli nationaliste. « À chacun ses pauvres et les étrangers chez eux » : c'est l'opinion dominante sur la grande pauvreté.

La droite connaît une forte poussée aux élections européennes, ce qui conduit à des politiques de stricte fermeture à l'égard des immigrants et des demandeurs d'asile. Les immigrés illégaux sont reconduits aux frontières et leurs pays d'origine économiquement sanctionnés. Les immigrés clandestins s'enfoncent dans une misère durable, tandis que des dispositifs de requalification des chômeurs nationaux de longue durée sont mis en place.

C'est à l'occasion des discussions sur le budget que l'éclatement a lieu. L'aide publique au développement n'a jamais été aussi basse. Les ex-pays de l'Union, en récession, entrent dans le cercle vicieux de l'instabilité, avec son cortège d'émeutes de la faim, de conflits ethniques et de guerres endémiques.

4. Un scénario « vertueux » : la misère hors-la-loi

L'opinion dominante considère la misère comme une violation des droits de l'homme. Le corps politique place la misère hors-la-loi et son éradication devient l'un des objectifs prioritaires des traités européens et des législations nationales. Des arrêts de la Cour de justice européenne obligent un certain nombre de pays à changer leurs législations sur des problèmes tels que le placement d'enfants ou les expulsions locatives.

Pour mettre en oeuvre un modèle social spécifique, le Conseil européen décide d'accroître nettement le budget de l'Union. Des fonds structurels sont affectés aux régions les plus pauvres, notamment à l'Est. Des facilités de trésorerie sont accordées aux pays candidats. De nouvelles normes comptables plus sociales et plus écologiques sont étudiées et mises en oeuvre dans les administrations et les entreprises.

La présence des associations de lutte contre la pauvreté au Conseil économique et social européen permet de nouvelles synergies. La Confédération européenne des syndicats prend l'initiative de rénover profondément le code du travail.

L'accès pour tous aux apprentissages fondamentaux - lire, écrire, compter, s'exprimer - et à une qualification professionnelle devient une priorité. Salariés et chômeurs non qualifiés bénéficient de crédits de formation de longue durée.

En matière d'immigration et de droit d'asile, l'Union et les États membres ratifient la convention des Nations unies sur les droits de tous les salariés migrants et des membres de leurs familles. Sur le plan international, l'Union européenne accroît le montant de l'aide publique au développement. Les marchés européens sont plus favorables aux produits du Sud. Le président des États-Unis ouvre des possibilités pour une coopération internationale rénovée. L'ONU étudie et propose des dispositions spécifiques pour favoriser le développement durable et, quelques années plus tard, engage un processus de rénovation des institutions internationales : conseil mondial de sécurité économique et sociale, représentation des pays du Sud dans les instances du Fonds monétaire international et de l'Organisation mondiale du commerce.

Si la grande pauvreté n'est pas éradiquée dans l'Union européenne, la mise en oeuvre des droits fondamentaux pour tous a très vigoureusement progressé dans l'ensemble des pays.

5. Conclusion

À l'époque de la conduite de cette étude, ses auteurs concluaient ainsi : le scénario n° 1, c'est-à-dire la prolongation des tendances observées, est le plus probable ; scénario de rupture, le scénario n° 2 se révèle peu crédible à court terme mais, à moyen terme, les sirènes libérales et leur peu de goût pour les droits sociaux peuvent être tentantes ; le scénario n° 3 représente aussi une tentation récurrente, d'autant plus forte qu'elle reçoit l'appui des impérialismes d'États dominants, même si les États-Unis sont aussi une démocratie...

Comme le soulignait Jean-Pierre Dupuy 7 ( * ) à l'occasion de ce travail : « L'un des quatre scénarios a pour titre "La misère hors-la-loi". Il n'est pas interdit d'espérer et de vouloir ! »

Le scénario n° 4, en effet, est le seul scénario de rupture vertueuse, en cohérence avec les valeurs dont se réclament bruyamment les démocraties européennes. Trop beau pour être tout à fait vraisemblable, il a le mérite d'indiquer la direction à suivre.


* 4 Invitation à la prospective - Futuribles Perspectives - juillet 2004.

* 5 La réflexion est circonscrite au territoire métropolitain, pour des raisons tenant à la délimitation des compétences entre la délégation à la prospective et la délégation à l'outre-mer du Sénat.

* 6 Xavier Godinot et Saphia Richou - La pauvreté en Europe : essai de prospective - Revue Futuribles n° 290 - octobre 2003.

* 7 Jean-Pierre Dupuy est un ingénieur, épistémologue et philosophe français. Polytechnicien et ingénieur des mines, il est professeur de français et chercheur au Centre d'étude du langage et de l'information de l'université Stanford, en Californie. Il a aussi enseigné la philosophie sociale et politique et l'éthique des sciences et techniques jusqu'en 2006 à l'École polytechnique.

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