QUATRIÈME PARTIE : OSER LA FRATERNITÉ

La lutte contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale mobilise une multitude d'acteurs qui se caractérisent par des modes d'organisation et de gouvernance spécifiques : État ; collectivités territoriales, en particulier les conseils généraux, chefs de file de l'action sociale, mais également les communes et les intercommunalités ; organismes de protection sociale et associations.

Du fait de l'enchevêtrement de leurs compétences et d'un millefeuille de dispositifs devenus illisibles, dixit le sociologue Camille Peugny, nombreuses sont les inefficacités constatées sur le terrain, qui peuvent même avoir pour conséquence une aggravation des situations d'exclusion.

Oser la fraternité n'est absolument pas antinomique avec la recherche de l'efficacité .

L'accent étant davantage mis aujourd'hui sur la responsabilité des individus, il est temps d'impliquer l'ensemble des acteurs concernés, nationalement, localement, collectivement.

Une meilleure efficacité, cela passera aussi, bien sûr, par une simplification et une fluidification des procédures .

Afin d'atteindre cet objectif, il faudra non seulement oser l'expérimentation mais aussi accepter son nécessaire corollaire, l'évaluation.

I. RESPONSABILISER À TOUS LES NIVEAUX

A. AU NIVEAU NATIONAL

1. L'État garant de l'égalité de traitement partout sur le territoire

La décentralisation a permis d'obtenir un traitement de proximité des personnes vulnérables sans doute plus efficace et il est exclu de la remettre en cause. Mais force est de constater que le poids croissant des départements dans le domaine de l'action sociale, l'émergence d'un « département-providence », pour reprendre l'expression utilisée dès 2004 par l'universitaire Robert Lafore, constitue un puissant vecteur d'accroissement des inégalités de traitement entre les bénéficiaires.

L'équilibre à trouver entre l'égalité des droits et l'adaptation au territoire est ardu. Mais sans une coordination suffisante, on court le risque d'une « défausse collective » , comme le souligne Christophe Robert 106 ( * ) , délégué général adjoint de la Fondation Abbé Pierre.

François Chérèque 107 ( * ) , chargé de suivre l'évaluation du plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale, note une « grosse mobilisation des préfets » et une « vraie volonté de travailler en commun » . Ce serait tant mieux, car l'État donne le sentiment de ne plus jouer son rôle.

En 2010, Jean-Pierre Hardy 108 ( * ) , chef du service Politiques sociales de l'Assemblée des départements de France (ADF), explique ainsi que, désormais, « l'État n'intervient plus qu'à titre subsidiaire » et que l' « on n'est plus du tout dans une logique de développement social, mais dans l'"urgentisme" » . Dès lors, le risque est d'aboutir à un traitement différencié selon les départements. Une double question se pose : l'État est-il encore capable de réduire l'inégalité des territoires ? La solidarité nationale n'est-elle pas en train d'être remplacée par un « chacun chez soi territorial », selon les termes de Laurent Davezies 109 ( * ) ?

Source : ADF-Dexia, Comptes administratifs, Cas & DGCS (Les politiques de cohésion sociale - acteurs et instruments - mars 2013).

En tout état de cause, l'État se doit d'être le garant du lien social et de l'unité territoriale.

2. De l'État « infirmier » à l'État « investisseur »
a) Le paradoxe de la redistribution

Le système de protection sociale français n'a pas su faire face aux nouveaux visages de la pauvreté. Crise après crise, voilà trente ans que les effets négatifs s'additionnent et se transmettent de génération en génération. Le système ne peut plus se limiter à la seule réparation a posteriori.

Autre problème des politiques publiques de lutte contre la pauvreté, que pointe le sociologue Nicolas Duvoux 110 ( * ) : « Elles sont ciblées sur la pauvreté et ne s'adressent qu'à celles et ceux qui sont tombés dans la pauvreté : c'est le "paradoxe de la redistribution". » Pour être efficaces, les politiques sociales doivent être les plus universelles possibles et s'adresser à l'ensemble de la population et non à telle ou telle catégorie.

b) Considérer la protection sociale comme un investissement

Pour cela, comme le souligne Martin Hirsch 111 ( * ) , « il importe de ne pas opposer l'intervention de l'État, des professionnels et des agents publics. L'engagement des uns ne doit pas entraîner le désengagement des autres. L'objectif est le co-engagement des différents acteurs » .

Pascal Noblet 112 ( * ) , chargé de mission à la Massp 113 ( * ) , détaille ainsi les enjeux : « Du point de vue de la cohésion sociale, la thématique de la prévention trouve sans doute sa plus grande pertinence dans l'approche du social comme investissement. Les travaux du chercheur danois Gøsta Esping-Andersen, relayés en France par Bruno Palier, selon lesquels il importe de passer d'un État-providence essentiellement infirmier à un État-providence investisseur, font ici référence. Ils conduisent notamment à mettre fortement l'accent sur l'importance des politiques en direction de la petite enfance tant du point de vue de la croissance économique (travail des femmes) que du devenir des enfants. »

Passer de la réparation a posteriori à la prévention a priori , voilà un objectif essentiel.

3. L'État responsable : l'exemple du traitement des demandes d'asile

Les enjeux de l'accueil des demandeurs d'asile tels que nous les connaissons aujourd'hui remontent au milieu des années quatre-vingt-dix. Selon la convention de Genève 114 ( * ) , ratifiée par l'ensemble des grandes démocraties, la France s'engage à protéger, accueillir toute personne victime de persécutions dans son pays d'origine.

Pour obtenir la qualité de réfugié, les demandeurs d'asile qui se trouvent sur le territoire national, ont l'obligation de déposer un dossier auprès des autorités et juridictions françaises, c'est-à-dire l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), puis, dans le cas d'un appel, la Cour nationale du droit d'asile (CNDA). Ces deux organismes sont chargés d'examiner le bien-fondé de la demande.

a) L'encombrement et le coût des procédures

Le dispositif actuel est encombré par la masse des demandes à examiner, qui ont augmenté de 72 % en cinq ans pour atteindre 62 000 en 2012. La durée totale moyenne de l'examen des dossiers dépasse deux années. Or plus le temps passe et plus il est compliqué par la suite d'assurer le retour dans leur pays des déboutés du droit d'asile, lesquels ont tissé des liens en France et scolarisé leurs enfants.

C'est ce que souligne en ces termes Étienne Pinte, président du CNLE 115 ( * ) : « La France est, après les États-Unis, le pays qui reçoit chaque année le plus de demandes de statut de réfugié politique : plus de 60 000 demandes, parmi lesquelles seules 15 % à 20 % sont satisfaites. Dans la mesure où il faut au moins deux ans pour prendre une décision définitive, il est évident qu'entre-temps ceux dont le statut n'est finalement pas reconnu se sont insérés, ont appris la langue, ont scolarisé leurs enfants, se sont même parfois mariés. Nous nous retrouvons donc dans des situations terriblement difficiles. »

Évolution de la demande d'asile et du nombre de demandeurs ayant droit
hébergés entre 2008 et 2012

Lecture : HU : hébergement d'urgence ; CADA : centre d'accueil de demandeurs d'asile

Source : L'organisation des structures d'accueil pour demandeurs d'asile en France - Étude réalisée par le point de contact français du réseau européen des migrations - octobre 2013.

À l'encombrement s'ajoute un problème de coût. L'accueil des demandeurs d'asile représente une dépense d'un demi-milliard d'euros, en hausse continue.

L'hébergement des demandeurs d'asile constitue également un véritable « casse-tête » pour les pouvoirs publics. Si les capacités des centres d'accueil de demandeurs d'asile ont vu leur nombre doubler depuis 2002, passant de 10 000 à 20 000, les places disponibles sont encore insuffisantes, ce qui contraint l'État à installer certaines familles dans des hôtels. L'augmentation du volume de la demande d'asile a abouti à une saturation des capacités d'accueil.

b) L'impérieuse nécessité de raccourcir les délais d'examen

Il paraît raisonnable et humain d'enserrer la procédure de demande d'asile, via l'Ofpra et la CNDA, dans des délais stricts ne dépassant pas six mois au total , pour que le rapatriement du demandeur d'asile débouté soit assez rapide et ne perturbe pas à l'excès l'équilibre de sa famille.

Au demeurant, n'est-il pas pleinement légitime de rompre avec les pratiques actuelles et de restaurer la logique initiale d'un dispositif qui s'est éloigné de sa vocation première ? Il faut savoir que 80 % des demandeurs d'asile sont déboutés et que seuls 20 % se révèlent être réellement des réfugiés.

L'enjeu n'est pas mince : revenir aux sources du droit d'asile authentique, pour se concentrer sur la protection des victimes de persécutions et éviter les détournements de procédure et l'encombrement du dispositif.

Étienne Pinte le rappelait : « Tant qu'il n'y aura pas un minimum de coopération européenne dans des matières aussi sensibles que celle-là, nous ne nous en sortirons pas. Il n'y a pas de solidarité européenne sur le plan social, sur le plan humain. »

La France est le premier pays d'accueil des demandeurs d'asile en Europe depuis 2004, dans la mesure où ses modalités d'accueil et sa jurisprudence sont plus favorables qu'ailleurs. Une réforme s'impose même si la France peut s'enorgueillir de défendre le droit d'asile et qu'elle a des obligations en la matière.


* 106 Audition du 10 décembre 2013.

* 107 Audition du 6 février 2014.

* 108 Le désengagement de l'État en matière d'action sociale : la fin du développement social - Entretien avec Clémence Helfter - Informations sociales n° 162 - 2010.

* 109 Audition du 18 décembre 2013.

* 110 Audition du 6 juin 2013.

* 111 Audition en séance plénière du 16 juillet 2013, dont le compte rendu figure en annexe.

* 112 Les enjeux d'une approche préventive appliquée au social Les notes d'analyse et de synthèse de la Massp - janvier 2013.

* 113 Mission Analyse stratégique, synthèses et prospective de la direction générale de la cohésion sociale.

* 114 Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés.

* 115 Audition en séance plénière du 26 novembre 2013.

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