TROIS OBJECTIFS, DOUZE PRÉCONISATIONS, POUR UN SCÉNARIO DE RUPTURE

Parce que la pauvreté ne cesse d'augmenter et qu'en se banalisant elle est le plus souvent tue ou cachée.

Parce que les personnes en situation de pauvreté sont des ayants droit, pas des assistés.

Parce que la lutte contre la pauvreté et l'exclusion passe par un nouvel élan d'humanité et de solidarité.

Il faut rompre avec l'immobilisme et l'indifférence :

• en fixant trois objectifs généraux : prendre conscience, instaurer la confiance, oser la fraternité ;

• en affichant une ambition globale étayée par des mesures ciblées, d'application immédiate ou de plus long terme.

PRENDRE CONSCIENCE

1. Rendre l'appareil statistique plus réactif

Au vu de l'ampleur de la pauvreté, de ses multiples visages et de son aggravation continue relayée par les professionnels et les associations qui agissent au quotidien sur le terrain, il n'est plus possible de se satisfaire de données statistiques fournies avec deux ans de retard.

Si l'on veut se donner les moyens d'appréhender la réalité de la situation pour pouvoir y faire face, il faut pouvoir disposer de statistiques mensuelles sur l'évolution de la pauvreté qui soient suffisamment fiables, simples et compréhensibles, et permettent des suivis au long cours, notamment en ce qui concerne la pauvreté des enfants.

Il est grand temps de réfléchir aux moyens d'y parvenir et, par exemple, d'envisager une application en France des techniques de microsimulation utilisées au niveau de l'Union européenne et déjà appliquées dans treize États membres.

2. Remettre la question des inégalités au coeur du débat

Parallèlement à l'augmentation de la pauvreté, on ne peut que constater combien les inégalités se creusent au sein de la société, attestant du fait que « les pauvres sont plus pauvres et les riches plus riches ».

Si l'on souhaite rompre avec cet enchaînement funeste, il est indispensable que la réflexion sur la pauvreté s'accompagne d'une analyse conjointe de la répartition et de la redistribution des richesses. Il paraît au demeurant assez légitime de mobiliser les leviers fiscaux encore disponibles au service d'une cause comme la pauvreté.

À cet égard - et ce débat ancien n'a toujours pas été tranché -, ne conviendrait-il pas de repenser la mesure de la richesse, en adjoignant au calcul du produit intérieur brut de nouvelles dimensions telles que le bien-être, le vivre-ensemble ou le développement durable ?

3. Consacrer la primauté du politique

Devant la banalisation tragique de la pauvreté et la reproduction des phénomènes d'exclusion de génération en génération, il importe de rappeler encore et toujours que seule l'affirmation d'une volonté politique claire et déterminée permettra d'obtenir un infléchissement des tendances lourdes observées actuellement.

On peut voir les premiers signes positifs de cette prise de conscience collective dans le déploiement, au niveau communautaire, de la stratégie « Europe 2020 », et plus encore dans la présentation, en France, au début de 2013, du plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale.

Concrétiser le projet visant à pénaliser la discrimination fondée sur la précarité sociale constituerait un message fort en faveur de l'implication politique dans le combat contre la pauvreté.

INSTAURER LA CONFIANCE

4. Automatiser le versement des prestations sociales

Parce qu'il est plus facile de s'attaquer aux pauvres qu'à la pauvreté, on fait passer trop souvent les personnes en situation de pauvreté pour des profiteurs, voire, pire, pour des fraudeurs.

Il serait temps de mettre fin aux préjugés et de balayer les idées reçues, en s'intéressant bien plus au phénomène du non-recours, car nombreux sont celles et ceux qui ne font pas valoir leurs droits, ne demandent pas les aides ou minima sociaux auxquels ils sont pourtant éligibles et renoncent notamment à se soigner. Ce renoncement est à la fois pénalisant sur le plan individuel et très coûteux pour la société.

Dans cette logique, il paraît justifié d'envisager l'automaticité du versement des prestations sociales et de passer d'un contrôle a priori à un contrôle a posteriori .

5. Agir en priorité en faveur des enfants

L'hérédité de la pauvreté, donc sa transmission de génération en génération, est le fait le plus marquant et le plus désespérant des manifestations actuelles de la pauvreté et de l'exclusion.

Si l'on veut agir aujourd'hui afin de briser demain ce déterminisme inacceptable, l'accent doit porter, en toute priorité, sur l'enfant.

La société a changé. Elle n'est plus celle qui a présidé aux fondations du modèle social d'après-guerre. La hausse des divorces, la multiplication des familles monoparentales assumées le plus souvent par la mère justifient que l'on réfléchisse désormais :

• à l'attribution des allocations familiales dès le premier enfant ;

• à l'évaluation des conséquences financières pour un enfant de la séparation de ses parents ;

• à la conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle, notamment pour les mères isolées ; on pourrait ainsi facilement limiter certains horaires de travail décalés en prévoyant, par exemple, l'entretien des locaux par les employées des entreprises de nettoyage aux horaires de bureau.

Privilégier l'aide à apporter aux enfants en situation de grande détresse, c'est aussi :

• mettre en place un numéro spécial d'appel (« 115 enfants ») pour venir rapidement au secours des familles à la rue avec enfants ;

• favoriser un hébergement durable dans un même lieu pour les familles sans logement afin de ne pas faire obstacle à la scolarisation des enfants ;

• réduire à six mois le délai d'examen des demandes d'asile pour éviter les procédures d'expulsion touchant des familles dont les enfants ont été entre-temps scolarisés.

6. Accorder leurs droits sociaux aux jeunes adultes

De plus en plus de jeunes adultes sont frappés par l'exclusion, sous le double effet de la précarisation du marché du travail et de l'éclatement des solidarités familiales. Cette situation met en péril la cohésion sociale en les pénalisant dans leurs droits à se voir accorder une pleine reconnaissance de leur citoyenneté.

Si l'on veut assurer, comme cela paraît légitime, l'ouverture des droits sociaux dès dix-huit ans, il faut faire coïncider majorité sociale et majorité légale.

En outre, afin de ne pas figer les trajectoires de vie à la sortie du système scolaire, il serait juste de s'inspirer du modèle danois des bons mensuels de formation, qui offrent jusqu'à cinq années de formation rémunérées, à utiliser en continu ou de manière fractionnée.

7. Instituer un référent unique pour l'accompagnement des personnes en détresse

Fort d'un constat partagé sur la pluralité excessive des interlocuteurs, l'empilement inquiétant des structures et le cloisonnement opaque des dispositifs, la réponse logique devrait être d'instaurer un accompagnement individualisé, plus simple et donc plus efficace, des personnes en situation de pauvreté.

L'idée d'attribuer à chacune d'entre elles un correspondant unique susceptible de la conseiller, de l'épauler dans ses démarches, de l'informer sur ses droits constituerait, certes, une remise en cause des pratiques actuelles. Mais il serait novateur d'assouplir la frontière entre professionnels et bénévoles pour déterminer, au cas par cas, l'interlocuteur le plus à même de faire consensus en vue d'aider au mieux la personne en détresse.

OSER LA FRATERNITÉ

8. Mobiliser l'État, les collectivités et les associations dans une action collective et coordonnée

Si l'on souhaite agir durablement et efficacement, il faudrait que la pauvreté et l'exclusion fassent l'objet d'une approche tout à la fois globale, en termes de politiques menées, et individualisée, en termes de publics visés.

Cela suppose que l'État considère la protection sociale comme un investissement, en substituant la prévention à la réparation, et veille à l'égalité de traitement partout sur le territoire.

Enfin, la mobilisation coordonnée de tous les acteurs devrait permettre d'aller au plus près des populations concernées et d'adapter les dispositifs aux besoins réels.

9. Généraliser le principe de participation des personnes pauvres aux politiques qui leur sont destinées

Parce que rien ne vaut une connaissance intime des problèmes pour pouvoir les traiter, la participation des personnes en situation de pauvreté à l'élaboration des politiques publiques est un enjeu essentiel.

De ce point de vue, la pérennisation du huitième collège du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale (CNLE) et les enseignements tirés du projet belge des « experts du vécu » invitent à encourager cette participation et à la généraliser

10. Fluidifier les échanges de données pour simplifier les procédures

En vue d'accélérer et d'améliorer le service rendu, il faudrait soutenir la mise en place d'une politique d'échange de données dématérialisées, qui pourrait s'inspirer de ce qui se fait en Belgique avec la Banque carrefour de la sécurité sociale.

Cette simplification dans les transmissions des informations irait de pair avec celle des formulaires à remplir et du langage administratif employé.

Pour ne plus imposer un véritable parcours du combattant à chaque personne en situation de pauvreté souhaitant faire valoir ses droits, il ne serait pas inutile de s'intéresser aux pistes d'évolution d'ores et déjà proposées en matière de minima sociaux.

11. Libérer les initiatives et promouvoir l'expérimentation

En matière de lutte contre la pauvreté et l'exclusion, tout n'a pas encore été essayé, bien au contraire. Il serait temps de ne rien s'interdire, car c'est de l'expérimentation et de l'innovation que pourraient émerger les bonnes pratiques.

Il conviendrait à ce titre de porter un regard attentif sur toutes les initiatives prises par le tissu associatif.

12. Systématiser l'évaluation des actions et des acteurs

Une expérimentation qui ne serait pas suivie d'une évaluation, c'est l'assurance de répéter les mêmes erreurs et le risque de ne pas valoriser et généraliser une pratique innovante efficace. L'évaluation n'a de sens que si elle est effectuée à tous les niveaux.

L'évaluation pourrait d'abord passer par une étude d'impact « pauvreté » sur chaque texte de loi dont on envisage l'adoption ou sur chaque règlement, pour anticiper les conséquences potentielles non seulement sur la pauvreté elle-même, mais aussi et surtout sur les personnes concernées. Il s'agirait notamment de vérifier que les nouvelles dispositions leur sont accessibles, favorables ou du moins qu'elles ne les pénalisent pas davantage. À cet égard, il n'est pas interdit de penser que le Conseil économique, social et environnemental pourrait être appelé à jouer un rôle.

Ensuite, sur le terrain, toute action engagée devrait pouvoir faire l'objet d'une évaluation afin d'alimenter un « répertoire intelligent des pratiques innovantes ». Cela supposerait d'encourager également l'évaluation des professionnels mais aussi celle des bénévoles, avec toute la finesse et la diplomatie qu'il convient.

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