II. QUEL AVENIR POUR LE VOTE PAR MACHINE ?

Après l'engouement suscité par les facilités vantées de la technique, force est aujourd'hui de constater que le vote électronique est l'objet d'un relatif insuccès dans de nombreux pays, pourtant autrefois moteurs.

Vos rapporteurs ont souhaité connaître les expériences étrangères pour enrichir leur réflexion. À cette fin, ils ont interrogé les représentations diplomatiques à Paris d'une dizaine d'États d'Europe occidentale. Leurs réponses confirment une déception générale mais aussi l'incapacité à concilier parfaitement la technique du vote électronique avec les principes fondamentaux de la démocratie élective : la sincérité du scrutin et le secret du suffrage.

Même l'Estonie, pourtant à la pointe de l'introduction des nouvelles technologies dans la conduite des affaires publiques, conserve le droit pour l'électeur de préférer le vote traditionnel à l'urne.

Dysfonctionnements, méfiance, relativité des avantages constatés restreignent l'implantation des machines à voter.

Ces motifs sont-ils réels ou traduisent-ils une conception surannée de la démocratie élective ? Vos rapporteurs se sont efforcés de répondre à ces questions afin d'esquisser les pistes d'évolution d'un dossier aujourd'hui bloqué.

Pour fonder leur conviction, ils ont procédé à de nombreuses auditions et se sont rendus à Issy-les-Moulineaux dans les Hauts-de-Seine, une commune qui pratique le vote électronique depuis 2008. Ils ont rencontré les constructeurs des machines pour recueillir les réponses techniques à leurs interrogations.

A. DES AVANTAGES INCERTAINS OU MODESTES, DES INCONVÉNIENTS MAJEURS AVÉRÉS

Le vote par machine, s'il offre quelques bénéfices, présente de lourds défauts préjudiciables à l'intégrité du vote.

1. La difficile conciliation, dans l'urne électronique, des principes fondamentaux du droit de suffrage

Une généralisation du recours aux machines à voter passe par le règlement d'un dilemme, à ce jour techniquement non résolu : assurer simultanément le respect des deux soubassements constitutionnels du vote, le secret du suffrage et la sincérité du scrutin.

Comme l'a relevé devant vos rapporteurs M. François Pellegrini, chercheur en informatique, en l'état actuel de la technique et des sciences, il est impossible de respecter cette double exigence.

a) Un défaut d'assurance technique pour préserver la sincérité du scrutin

Aujourd'hui, les machines à voter ne peuvent garantir ni la conformité du choix de l'électeur, ni l'absence de dysfonctionnement dans l'enregistrement des suffrages.

(1) L'impossible « traçabilité » pour l'électeur

L'électeur ne peut pas contrôler la réalité de l'expression de son suffrage. Il appuie bien sur le bouton correspondant au candidat de son choix, mais il ne peut pas s'assurer que la machine enregistre correctement son vote. S'il est aujourd'hui possible de prévoir l'émission par la machine d'un ticket reproduisant normalement le nom du candidat de l'électeur, cette fonctionnalité n'apporte pas une précaution absolue comme nous le montre l'expérience allemande.

Dans ce pays, les machines à voter ont été mises en place pour la première fois lors des élections européennes de 1999. En 2009, la Cour constitutionnelle a déclaré leur utilisation ainsi que leur base juridique contraires à la Constitution 21 ( * ) : « Les étapes effectives du processus de vote et la transmission des résultats devaient être fiables et vérifiables quant à leur exactitude par le citoyen sans connaissances particulières ». Cette condition n'est jamais satisfaite. Comme l'a indiqué l'ambassade d'Allemagne à vos rapporteurs, si « l'usager moyen » peut difficilement détecter des erreurs de programmation ou des manipulations du logiciel de la machine, une étude du Chaos computer club a prouvé que « les appareils utilisés étaient facilement manipulables, sans que lesdites manipulations puissent être perçues par le votant ou par le président de la commission électorale ». Et ce en dépit du fait que les appareils utilisés avaient été agréés par le ministère fédéral de l'intérieur, comme l'exigeait la procédure, après la délivrance d'un avis favorable de l'office fédéral de physique et de technique.

(2) L'incertitude technique des résultats des élections

M. Gilles Toulemonde, maître de conférences en droit public, a dénoncé, lors de ses échanges avec vos rapporteurs, l'« opacité du vote ».

Contrairement à la double procédure de contrôle mise en place pour le vote à l'urne par le code électoral, d'abord au sein du bureau de vote puis, lors du dépouillement, devant le juge administratif qui peut examiner les bulletins litigieux 22 ( * ) , le dénombrement des suffrages dans les bureaux équipés d'une machine à voter s'effectue par la lecture des compteurs que le président rend visibles à la clôture du vote. Il n'est pas possible, en l'état, de procéder en cas de résultats litigieux à un recomptage des votes enregistrés par la machine. Si l'entreprise Berger-Levrault a précisé à vos rapporteurs que la participation au scrutin était relevée chaque heure et qu'en conséquence, un écart de voix pourrait être recherché dans l'historique horodaté de la machine, il ne s'agit toutefois que de la mention d'un total chiffré et non de la mise à disposition physique des bulletins.

Comment alors s'assurer de la fiabilité des résultats dès lors qu'aucun dysfonctionnement du système ne peut être écarté ?

L'expérience nous prouve, en effet, que tous les agréments et certifications exigés ne permettent pas d'écarter la survenance d'erreurs en dehors de toute intention malveillante. L'incident bien connu de Schaerbeek en Belgique en est le témoignage : un candidat aux élections législatives de 2003 avait recueilli plus de voix que le nombre de suffrages exprimés. L'expertise de ce résultat - évalué à une erreur de 4 096 voix- a conclu à une inversion binaire 23 ( * ) .

M. François Pellegrini a recensé trois types d'incidents susceptibles d'altérer la sincérité des résultats du scrutin : un dysfonctionnement de la machine comme celui de Schaerbeek, des rayonnements cosmiques, la malveillance. Celle-ci peut s'exercer par l'introduction d'un logiciel de détournement du vote qui, ensuite, s'autodétruit ou la modification du code du logiciel pour falsifier les résultats. Ces fragilités techniques justifient la procédure rigoureuse et sécurisée de stockage des machines ( cf supra ) destinée à préserver l'intégrité des équipements.

Ce défaut de fiabilité du vote électronique a conduit l'Irlande, en 2009, à renoncer à l'utilisation des machines à voter. Selon les éléments transmis par son ambassade, la commission sur le vote électronique, présidée par un juge de la Haute cour, n'a pas remis en cause la conception de l'équipement, mais a décelé des vulnérabilités techniques, liées en particulier au logiciel ne permettant pas d'assurer la sécurité du dispositif.

Ces constats conduisent à deux observations. D'une part, il est impossible d'affirmer et de prouver qu'aucune erreur n'a entaché le scrutin. C'est un des motifs pour lesquels aucun contentieux lié à l'utilisation de machines à voter n'a abouti. Mme Chantal Enguehard, ingénieur, maître de conférences en informatique, a même souligné un paradoxe : les systèmes de sécurité, s'ils existent, empiètent, à un moment, sur le secret du scrutin.

D'autre part, comme l'a souligné M. Jean Gicquel, professeur émérite de droit public, lors de son audition, seuls des spécialistes sont en état de contrôler les opérations de vote. Le vote électronique s'écarte ainsi profondément du vote traditionnel dans lequel interviennent successivement les membres du bureau, les délégués des candidats et les électeurs pour surveiller le déroulement des opérations de vote.

b) Des difficultés à assurer parfaitement l'intégrité du secret du vote

Le secret du vote électronique revêt deux aspects :

-  la machine ne doit pas permettre de relier l'électeur à son suffrage. C'est sur ce principe absolu que sont construits les appareils ;

- Les règlements techniques d'agrément des machines, traduisant les prescriptions du code électoral, doivent garantir l'impossibilité de détourner le vote.

Ces exigences ont conduit, en 2006, les Pays-Bas à interdire un modèle de machines à voter à la suite d'un grave incident. Leur ambassade a indiqué à vos rapporteurs qu'« un certain type d'irradiation des écrans, due à la présence de caractères accentués dans le texte, s'est avérée non sécurisée et pourrait être lue à distance ». Dans le même temps, des militants ont prouvé la simplicité à modifier les équipements. Dès lors que la confiance dans le vote était rompue, les machines ont été supprimées.

Pour vos rapporteurs, la confiance de l'électeur dans les opérations électorales est le critère essentiel dans la décision de recourir ou non aux machines à voter. Aujourd'hui, l'observation des différents scrutins politiques conclut à « un niveau élevé de confiance dans le bon fonctionnement des opérations électorales (...) de la part des électeurs », comme le notait le Conseil constitutionnel à l'issue des élections présidentielles de 2012. Il ne conviendrait pas, au seul nom de la modernité, de briser cette confiance.


* 21 Jugement du 3 mars 2009 (2BvC 3/07 et 2BvC 4/07).

* 22 Les bulletins qui, en application de l'article L. 66 du code électoral, n'entrent pas en compte dans le résultat du dépouillement, sont annexés au procès-verbal des opérations électorales rédigé par le secrétaire du bureau de vote.

* 23 Selon les informations transmises par l'ambassade de Belgique, à la suite d'un débat organisé au Parlement fédéral en 2008, une résolution parlementaire a saisi le gouvernement du développement d'un nouveau système de vote électronique. Utilisé depuis 2012, le nouveau système prévoit l'impression du vote par l'ordinateur sur un bulletin papier sous une double forme- dactylographiée et code-barres bidimensionnel-. L'électeur doit, avant d'introduire son bulletin dans l'urne, faire lire ce code-barres par le scanner qui y est installé.

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