III. INTERVENTION DE M. GILLES BOEUF, PRÉSIDENT DU MUSÉUM NATIONAL D'HISTOIRE NATURELLE, PROFESSEUR À L'UNIVERSITÉ PIERRE ET MARIE CURIE, PROFESSEUR INVITÉ AU COLLÈGE DE FRANCE : « LES INTERRELATIONS PÊCHE - AQUACULTURE. »

J'évoquerai un secteur un peu différent, à savoir l'aquaculture et ses interrelations avec la pêche.

Lorsque l'on exploite les ressources vivantes des milieux aquatiques, on peut soit les capturer - c'est une activité ancestrale - soit les cultiver. La question se pose d'autant que la pêche est aujourd'hui trop importante pour permettre la conservation des stocks. Il est donc naturel de penser à produire par culture dans l'eau - c'est-à-dire par aquaculture.

La pêche est un rude métier pour lequel j'ai un profond respect. Les représentants des pêcheurs ont malheureusement quitté la présente audition. J'ai beaucoup de pêcheurs dans ma famille. Ce que nous essayons de mettre en place aujourd'hui, c'est une réflexion sur les meilleures méthodes pour maintenir une pêche durable.

Le métier de pêcheur est différent par rapport à la pratique de l'aquaculture, comme l'illustrent les photos ( ci-après ), montrant d'une part, des bateaux de pêche et, d'autre part, des fermes aquacoles respectivement au Japon (daurade) et dans le sud de l'Espagne (thon rouge).

Comment les pêches agissent-elles sur les cultures ?

Dans un article scientifique 16 ( * ) paru l'an dernier, les progrès de l'humanité ont été mesurés au regard de la démographie. Au moment de la sédentarisation, il y a 8 000 ans, les humains étaient environ cinq millions. Au moment de la Révolution française, les humains étaient 700 millions, puis un milliard vers 1830, trois milliards en 1960, sept milliards aujourd'hui et neuf milliards demain. Cette évolution est corrélée à des progrès technologiques : l'apparition de la roue, des villes, de l'irrigation agricole, des métaux et, plus tard, l'invention des vaccins, des antibiotiques, des ordinateurs et la révolution verte. Tout cela a permis à l'humain de se multiplier.

Sur le second schéma ( ci-après ), les auteurs ont fait le lien entre l'augmentation de la population humaine et l'évolution, d'une part, des émissions de CO 2 et, d'autre part, des pêches maritimes. On observe que les pêches augmentent entre les années 1950 et 1990, puis elles stagnent, malgré des efforts de pêche de plus en plus importants. Il est donc logique de se demander comment produire autrement qu'en pêchant.

LA DYNAMIQUE MALTHUSIENNE - DARWINIENNE
ET LA TRAJECTOIRE DE LA CIVILISATION

Nekola et al., Trends in ecology and evolution , novembre 2013

Source : Gilles Boeuf

Nekola et al., Trends in ecology and evolution , novembre 2013

Source : Gilles Boeuf

Un des problèmes soulevés par la pêche est qu'un quart des captures mondiales est transformé en farine de poissons. C'est un gaspillage insensé.

PÊCHES (TRANSFORMATION)

(en millions de tonne)

Source : Gilles Boeuf

Les farines sont sèches. Elles sont préparées à partir de poissons pêchés le matin même. Elles servent d'aliments pour d'autres espèces aquatiques et terrestres. Les farines dites aqua-prime sont transformées sans jamais dépasser 24 °C et spécifiquement destinées aux élevages aquatiques.

SACS DE FARINE AQUA-PRIME

Source : Gilles Boeuf

C'est un premier aspect des relations pêche-aquaculture : la pêche utilise un quart de sa ressource pour produire des espèces en élevage, avec des rendements que nous pourrons discuter.

Un deuxième aspect est relatif à la diversité de l'aquaculture. Elle peut être pratiquée dans des zones très protégées. L'homme peut aménager la côte en créant des zones aquacoles. L'aquaculture peut aussi être pratiquée en semi haute-mer, au fond et en surface. Il existe des centaines d'exemples d'utilisation du rivage marin pour produire de la biomasse aquatique en cultures.

Ces cultures sont :

- En premier lieu, des algues , qui viennent ensemencer des champs sous-marins, travaillés par des plongeurs en apnée, par exemple aux Philippines (Eucheuma). Ces algues poussent pendant quelques mois puis sont récoltées à la serpe, comme le ferait un agriculteur. Vingt millions de tonnes d'algues sont produites dans le monde, dont 9/10 e d'origine aquacole.

- En deuxième lieu, des mollusques , qui sont soit des gastropodes (ormeaux, murex), soit des bivalves (huîtres, moules, coquilles Saint-Jacques, palourdes). Les mollusques sont intéressants car leur biomasse primaire provient du plancton, mais ils possèdent une masse importante de coquille - et donc ne résoudront pas le problème de la faim dans le monde - et sont très sensibles à la qualité de l'eau - leur usage doit, par conséquent, être prudent. Ils sont consommés frais sur des marchés plutôt locaux. La France est, par exemple, un grand producteur d'huîtres. Plus des trois quarts des mollusques dans le monde proviennent aujourd'hui de cultures.

- En troisième lieu, la culture des crustacés s'est développée assez récemment (crevettes, gambas...). Sur quatre-vingt-dix espèces, une quarantaine font l'objet d'élevages dans le monde aujourd'hui, avec des réussites diverses et des problèmes liés à l'intensification de ces cultures. Presque 50 % des mangroves de l'Equateur et du Pérou ont été détruites au cours des trente dernières années au bénéfice des cultures de crevettes. Au Mexique (Baja California), il est arrivé de supprimer une montagne pour implanter des fermes à crevettes. Les crevettes peuvent être produites de façon extrêmement extensive, semi-intensive ou intensive.

- En quatrième lieu, les poissons font l'essentiel de la biomasse de la production aquacole.

Le graphique ( ci-après ) montre la stagnation des pêches et la progression importante de l'aquaculture depuis les années 1990. C'est l'un des domaines de l'agriculture en général où les progrès en biomasse produite chaque année sont les plus importants.

L'AQUACULTURE MONDIALE

Source : Gilles Boeuf

Alors que nous ne consommons que quelques types de viandes continentales, nous consommons plusieurs dizaines d'espèces marines. L'Homme a domestiqué, au cours des trente dernières années, vingt fois plus d'espèces aquatiques qu'il n'avait domestiqué d'espèces terrestres au cours des milliers d'années précédents.

Le sea ranching à l'américaine constitue un exemple intéressant de relations entre pêche et aquaculture. Il est pratiqué aux États-Unis d'Amérique, au Canada, en Russie, au Japon et un peu en Corée du sud. Il consiste à produire en élevage des juvéniles d'animaux, ici ( diapositive ci-après ) des saumons dans une ferme de l'Oregon, en tirant parti du fait qu'ils reviendront à l'endroit d'où ils sont partis. Les jeunes saumons sont produits pendant quelques mois puis relâchés en mer, avec comme système d'élevage tout le Pacifique nord. Ils circulent librement et sont ensuite capturés par la pêche, notamment en Alaska où 90 % des saumons pêchés proviennent de cultures et où l'on est parvenu à des biomasses de 2 000 tonnes par jour pêchées uniquement entre juin et septembre. Les saumons sont également pêchés en rivière ou sur le lieu d'où ils sont partis. En effet, s'ils ne sont pas capturés avant, ils viennent « frapper à la porte » de la ferme piscicole dont ils sont issus. Il suffit de les reprendre à ce moment-là, de les abattre et de les mettre à disposition du consommateur. On réalimente la culture en gardant une partie du stock qui est revenu pour la reproduction. L'éleveur, à terre, élève pendant quelques mois une espèce qui alimentera ensuite une pêche. Le système est réactivé grâce à des taxes.

Source : Gilles Boeuf

Au Japon, des juvéniles de sérioles et de grands thons sont capturés dans l'océan puis élevés en captivité.

À l'inverse, pour le repeuplement de la mer intérieure du Japon en coquilles Saint-Jacques et en crevettes, des juvéniles d'écloseries sont produits puis libérés dans le milieu.

Il existe donc des relations incessantes, dans les deux sens, entre la pêche et l'aquaculture.

L'aquaculture est une indiscutable réussite dans le monde. Elle est très développée en Chine, qui produit, à elle seule, les deux tiers de la production mondiale, avec des réussites diverses et variées.

Je ferai trois remarques sur les dangers d'une aquaculture productiviste :

- Ma première remarque concerne la production d'espèces carnivores : il faut 3,5 kg de poissons sauvages en granulés pour gagner 1 kg de biomasse. Si l'on travaille à partir des poissons vivants, ce sont 7 kg à 10 kg qui sont nécessaires.

- Le deuxième danger est relatif à l'impact sur l'environnement, comme on l'a vu plus haut à propos de la crevetticulture et de ses effets sur les côtes d'Équateur ou encore d'Indonésie.

- Enfin, un troisième danger provient de la dissémination de quelques espèces d'intérêt partout sur la planète, un peu comme ce qui se passe au niveau terrestre.

L'aquaculture a aujourd'hui dépassé la pêche en valeur. En tonnage, elle arrive à peu près au même niveau . Mais elle devra être beaucoup plus soucieuse de l'environnement dans le futur. Il est nécessaire de l'intégrer beaucoup mieux à l'activité littorale - en lien avec la gestion écosystémique que nous évoquions précédemment. Il est aussi nécessaire de soutenir harmonieusement la pêche : la pêche et l'aquaculture ne s'opposent pas, même s'il faut pêcher moins.

Pour répondre à la demande croissante de poissons, il est nécessaire d'en produire en élevage, vers deux types de marchés :

- Des marchés peu rémunérateurs pour produire des espèces très peu chères (tilapias, poisson-lait...) à moins de un dollar le kilogramme pour les populations des pays en voie de développement ;

- Des marchés beaucoup plus rémunérateurs, soit pour une consommation locale (par exemple, les huîtres en France) soit pour des marchés mondiaux (crevettes, poissons marins, saumons).


* 16 Nekola et al., Trends in ecology and evolution, novembre 2013.

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