B. REPENSER LE CADRE JURIDIQUE DES OPÉRATIONS SPÉCIALES ?

172. En 2003, le professeur Bertrand Warusfel, écrivait : « L'irruption du droit dans le domaine des affaires secrètes ne signifie pas la fin des prérogatives régaliennes en matière de renseignement et d'action spéciale (...) Il n'y aura plus de « raison d'Etat » auto-suffisante, mais uniquement l'affirmation, moyennant limites et contrôles prévus par la loi de prérogatives dérogatoires accordées à la puissance publique pour assumer certaines fonctions particulières de sécurité. ». Le Livre blanc de 2008 affirmait pour sa part : « Une définition législative des missions des services de renseignement sera élaborée. Elle devra couvrir l'ensemble des services de renseignement et être suffisamment précise pour les agents des services de renseignement concernés ».

1. Le cadre juridique général

173. Il n'y a pas à proprement parler de cadre juridique spécifique aux opérations spéciales différent de celui régissant l'intervention des forces armées à l'étranger. S'il y avait une distinction juridique à faire, ce ne serait pas entre opérations spéciales et opérations militaires « normales », mais entre opérations militaires et opérations clandestines.

174. L'application de ce cadre commun pose la question de la légalité des opérations spéciales à l'étranger, en dehors de tout conflit. Par exemple, le déploiement des forces spéciales dans la bande sahélo-saharienne de 2009 à 2013 (TF SABRE), en nombre significatif, n'a été connu qu'après l'opération Serval au Mali. Or, toutes les interventions des forces armées françaises à l'étranger, doivent respecter l'article 35 de la Constitution qui prévoit l'information du Parlement au plus tard trois jours après le déclenchement de l'intervention et son autorisation quatre mois au plus tard après.

175. Observons par ailleurs que le COS ne fait pas partie de la liste des « services spécialisés de renseignement » telle que définie par l'arrêté du 9 mai 2011. Il en résulte l'impossibilité pour les opérateurs des forces spéciales d'utiliser, sans que leur responsabilité pénale soit engagée, des identités fictives ; de masquer leur identité en cas de nécessité de témoignage ; enfin de posséder ou d'utiliser des fonds spéciaux.

2. Les conséquences juridiques de l'emploi des forces spéciales

176. Plusieurs conséquences découlent du constat selon lequel les opérations sont soumises au droit commun :

- En premier lieu, l'engagement des forces spéciales ne doit pas contrevenir au principe essentiel du droit international public selon lequel le recours à la force n'est licite que dans certains cas déterminés 12 ( * ) . Il ne fait aucun doute qu'un engagement des forces spéciales en dehors de ces cas pourrait entraîner la responsabilité de l'Etat français devant les enceintes internationales.

- En second lieu les opérateurs des forces spéciales peuvent voir leur responsabilité engagée devant des tribunaux locaux pour des faits non directement en relation avec les opérations spéciales, mais relevant du « stationnement » des forces, dès lors qu'aucun accord de type SOFA 13 ( * ) n'établit de dispositions protectrices concernant l'immunité ou le privilège de juridiction.

- Enfin, les opérateurs des forces spéciales peuvent voir, comme tout personnel militaire, leur responsabilité engagée devant les juridictions françaises pour des faits commis en opération et dans le cadre de leur mission, soit pour des infractions aux règles du droit des conflits armés ou du droit international humanitaire, soit pour des infractions au droit pénal général. Cela soulève le problème plus général de la « judiciarisation » c'est-à-dire l'application du droit pénal français, hors temps de guerre, aux militaires français en opérations 14 ( * ) .

3. Quelques problématiques émergentes

177. Il s'agit tout d'abord de l'emploi des forces armées à des fins de lutte contre le terrorisme. Le Livre blanc de 2013 prévoit en effet que : « les forces armées françaises devront pouvoir prendre part à des actions de contre-terrorisme ». Il s'agit là d'une innovation par rapport aux exercices précédents qui renvoyaient la lutte antiterroriste à une sphère relevant essentiellement du renseignement et de la sécurité intérieure. Cette orientation contre-terroriste des armées en général et des forces spéciales en particulier se dessine au Sahel. Concrètement, cela signifie le recours à des modes opératoires et à des actions qui se situent aux frontières d'opérations de police et d'opérations militaires, tant au niveau des moyens que des objectifs. Cette évolution des modes opératoires justifierait une réflexion juridique approfondie, de nature à bâtir un cadre d'emploi adapté à la mission et à assurer la protection juridique des personnels engagés.

178. Il s'agit ensuite des interactions entre les forces spéciales et les institutions judiciaires françaises . Pour l'instant, ces interactions restent limitées. Mais il pourrait en aller différemment demain avec le problème des « foreign fighters » français partis combattre au nom du Jihad dans la bande sahélo-saharienne ou ailleurs. Il faut en effet prendre en compte le fait que l'adversaire militaire sur le terrain est un ennemi comme les autres mais aussi un ressortissant français, susceptible de bénéficier de la protection de nos tribunaux.

179. Dans ces conditions, l'exercice d'un conseil juridique directement intégré à la chaîne de commandement opérationnel est plus que jamais nécessaire : c'est le rôle de la « fonction juridique opérationnelle », prévue par la convention de Genève, et qui s'incarne dans la personne du LEGAD 15 ( * ) . Les opérations spéciales ne font pas exception à la règle et la création, dans le cadre du renforcement des forces spéciales, d'un poste de LEGAD au sein de l'état-major du COS apparait légitime.

180. Pour le reste, vos rapporteurs ne recommandent pas l'adoption d'un cadre juridique spécifique aux opérations spéciales.


* 12 Demande/consentement de l'Etat sur le territoire duquel l'intervention se déroule, légitime défense, mandat des Nations-Unies...

* 13 Status Of Forces Agreement

* 14 Voir sur ce point les apports du Sénat lors de l'examen de la loi de programmation militaire 2009-2014.

* 15 Legal Advisor

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