Mardi 11 mars 2014

Présidence de M. Gaëtan Gorce, président

Audition de M. Hervé Collignon, associé d'A. T. Kearney, coauteur d'une étude sur le secteur de la haute technologie en Europe

M. Gaëtan Gorce , président . - Vous êtes coauteur d'une étude sur le secteur de la haute technologie en Europe. Il nous a paru utile, à ce titre, de vous entendre, pour replacer notre réflexion sur la gouvernance de l'Internet dans cette perspective plus globale.

M. Hervé Collignon. - Je vous remercie de m'avoir sollicité pour contribuer à cette importante réflexion. A.T. Kearney a également publié une autre étude, l'an dernier, sur la souhaitable adaptation du modèle de réglementation d'Internet, dont je pourrai vous rappeler les principales conclusions.

Je suis le coauteur, avec deux collègues, l'un Allemand, l'autre Suédois, d'une récente étude sur la place des entreprises européennes dans l'industrie des technologies de l'information, qui repose sur des analyses quantitatives et documentaires, mais également sur des échanges avec les dirigeants des entreprises du secteur et des représentants de l'Union européenne.

Être fort dans le secteur de la technologie est important à plusieurs titres. Cette industrie, qui représente trois millions d'emplois en Europe, répond à une demande croissante. Le marché européen est évalué à 700 milliards de dollars. Il importe, en ces temps de crise, de s'y attacher, d'autant que c'est aussi une source de revenus fiscaux. La technologie, au-delà, est appelée à transformer un grand nombre de secteurs dans lesquels l'Europe est forte. Ainsi, l'électronique embarquée représentera, en 2025, 65% de la valeur d'une automobile. La technologie, enfin, aura des effets majeurs sur des questions de société stratégiques comme la santé, l'énergie, la sécurité des données. Au vu des récentes révélations sur l'existence de programmes de surveillance électronique, il est clair que les gouvernements européens seront réticents à dépendre technologiquement des fournisseurs américains ou asiatiques.

Qu'appelle-t-on high tech ? Une série de neuf segments qui va des semi-conducteurs aux services informatiques jusqu'aux terminaux et à l'électronique grand public en passant par les équipements IT ( Information Technology ) et Télécom. Hors télécoms et internet, c'est un marché évalué à 2700 milliards de dollars, dont un quart en Europe. Or, la place des acteurs européens sur ce marché est faible et en recul. Sur quatre-vingt-dix entreprises, soit les dix plus importantes de chacun de ces neuf segments, on n'en trouve plus que huit en Europe, sachant que Nokia va passer sous bannière américaine. L'Europe est absente dans des secteurs aussi critiques que les composants électroniques, l'électronique grand public, les ordinateurs portables, smartphones et tablettes, segments largement dominés par les géants asiatiques et américains. Elle occupe, en revanche, quelques belles positions, avec ses équipementiers télécom Ericsson, Nokia Siemens et Alcatel Lucent, respectivement deuxième, quatrième et cinquième au classement mondial du secteur, ou ses sociétés de services informatiques Cap Gemini, Atos et T-Systems, respectivement huitième, dixième et douzième, ou bien encore avec un acteur du logiciel comme SAP, quatrième au classement, ou STMicroelectronics, septième du secteur des semi-conducteurs.

On voit que si l'Europe dispose encore de quelques champions dans les activités professionnelles, dans le secteur grand public, elle manque, en revanche, d'acteurs suffisamment importants pour devenir des champions.

Comment en est-on arrivé là ? Il est plusieurs causes à ce retard européen, imputable pour partie à des raisons culturelles, mais aussi pour beaucoup à l'absence, depuis quinze ans, de politique industrielle, aux orientations réglementaires en Europe et à la manière dont les États ont fléché leurs investissements.

Le marché domestique européen, tout d'abord, s'il reste important, connaît une croissance plus faible que celle des autres régions du monde - 2,2 % entre 2012 et 2015 contre 5 % à 6 % ailleurs. Ce déséquilibre est aggravé par la faiblesse de nos mesures de préférence domestique : les donneurs d'ordre américains ou asiatiques se comportent tout autrement que les Européens vis à vis de leurs fournisseurs.

Bien que notre marché soit vaste et attractif, il reste plus complexe à servir que le marché américain, ce qui rend plus difficiles les économies d'échelle : il faut avoir réussi sur les cinq premiers marchés de l'Europe pour en bénéficier. Il en va autrement aux États-Unis : accéder au marché californien ou à celui du Dakota n'exige pas de mettre en oeuvre des stratégies très différentes.

Vient ensuite la faiblesse du financement - fonds publics et privés, capital-risque, accès au crédit. Un chiffre pour l'illustrer : 4 milliards de capital-risque en Europe en 2012, 20 milliards aux États-Unis. Une entreprise comme Spotify a dû faire appel, pour son développement international, au capital-risque américain... Même chose pour les fonds publics, souvent tournés vers les fournisseurs locaux. Le gouvernement américain dépense 180 milliards au service des technologies de l'information - sans compter les dépenses du département de la Défense - soit 50 % de plus que l'ensemble des États européens, avec 120 milliards.

Notre recherche et développement (R&D) n'est pas suffisamment développée : l'Europe investit dans la R&D 1,5 point de moins de son PNB que le Japon, 1 point de moins que les États-Unis. En R&D, c'est la masse qui compte avant tout. Quand une entreprise comme Samsung investit 5 % de son chiffre d'affaires en R&D, cela représente 11 milliards de dollars consacrés chaque année à assurer sa progression sur des marchés aussi dynamiques que celui du smartphone ou des objets connectés. Même chose pour les brevets : Samsung en a déposé, en Europe, en 2012, le double d'Ericsson, l'entreprise européenne en tête en ce domaine.

Autre faiblesse, le nombre de nos ingénieurs diplômés en sciences dures - mathématiques, physique, technologie, informatique : 17 % des étudiants européens, contre 30 % à Taïwan ou en Chine, laquelle produit chaque année 700 000 diplômés dans ces disciplines contre 500 000 pour toute l'Europe.

Nos coûts de production, un marché de l'emploi peu flexible constituent un autre handicap. En Europe de l'Ouest, une heure de fabrication coûte quatre fois plus cher à une PME qu'en Europe de l'Est, et quinze fois plus cher qu'en Chine.

Trois autres causes, enfin, tiennent à la politique industrielle et aux politiques de management. Des collaborations telles que celle qui est à l'origine du GSM, la mise en place de partenariats stratégiques - comme ceux qu'ont noués Ericsson et Telia ou Alcatel et France Telecom, par exemple - qui faisaient de l'Europe, dans les années 1980, une pionnière, n'ont pratiquement plus cours depuis vingt ans. Quand, aux Etats-Unis, la Darpa ( Defense Advanced Research Projects Agency ) jouait un rôle fondateur, l'Europe dédaignait de soutenir la consolidation de champions du high tech , comme elle a pourtant su le faire dans l'aéronautique, avec Airbus.

À cela s'ajoute une certaine frilosité à l'égard de l'entreprenariat. Jacques Attali observe que la France a choisi la terre plutôt que la mer. Faut-il penser de même de l'Europe ? Toujours est-il que les politiques fiscales et administratives n'y sont pas, en général, aussi incitatives qu'elles pourraient l'être.

M. Gaëtan Gorce , président . - Si nous avions été plus à l'aise sur nos frontières, nous aurions été plus marins...

M. Hervé Collignon. - Certains virages, enfin, ont été mal négociés ; je pense au tactile, ou au logiciel embarqué, deux ruptures qui furent fatales à Nokia. Tout leader est confronté à ce que l'on appelle le dilemme de l'innovateur, lorsqu'il doit scier la branche sur laquelle il est assis ou prendre le risque qu'un compétiteur le fasse à sa place. Mais Américains et Asiatiques, confrontés au même dilemme, privilégient une vision stratégique de long terme, garantie par une plus grande stabilité des directions générales dans le modèle asiatique ou une incarnation forte du leadership dans le modèle américain. Dans les entreprises européennes, en revanche, le conseil d'administration nomme, le plus souvent pour un mandat de court terme, avec des objectifs de gestion, parfois de gestion de crise, un PDG rarement investi de la confiance nécessaire pour concilier le court et le long terme - même s'il a existé des contre exemples comme Alcatel.

Comment remédier à ces faiblesses ? Relevons, tout d'abord, que l'Europe ne reste pas immobile. Le constat que je viens de dresser est largement partagé, et des moyens sont mobilisés. Notre étude souligne ainsi les avancées de l'Union européenne dans son plan Horizon 2020, doté de 80 milliards d'euros, en augmentation de 25 % par rapport au précédent. Ce plan vise à renforcer l'excellence scientifique mais aussi les secteurs en phase de rupture ; il comporte explicitement un volet industriel visant à favoriser certaines technologies clé. Voilà qui va dans le bon sens, même si l'effort reste insuffisant au regard des enjeux.

M. Gaëtan Gorce , président . - On est à 0,7 points de PIB répartis sur huit ans.

M. Hervé Collignon. - ... et relativement dispersés.

Nous avons identifié dix pistes concrètes pour rétablir la vitalité de l'industrie technologique européenne. Les quatre premières doivent agir comme des catalyseurs. Il convient, tout d'abord, d'accroître significativement l'offre d'ingénieurs et de personnels qualifiés, en s'appuyant sur le système éducatif traditionnel mais aussi sur la formation à distance. Pour résoudre les problèmes de court terme, favoriser une immigration choisie de talents serait crucial. Tout ceci combiné à une stratégie de clusters , afin de créer une infrastructure éducative faisant une large place à l'anglais pour faciliter l'accueil d'étudiants étrangers.

Deuxième piste : soutenir le financement de la technologie et son internationalisation. Le capital-risque devrait être fiscalement favorisé et les fonds publics dédiés développés, de même que les outils financiers tels que les assurances contre les défauts de paiement. Le système bancaire européen a un rôle important à jouer, alors qu'il n'existe pas d'équivalent européen au Nasdaq américain. Le onzième plan quinquennal chinois, qui a donné aux entreprises, en particulier les plus grosses, un support gouvernemental à leur internationalisation, sous forme de financement, d'assurance, de dédouanement, de flexibilité de l'emploi fait la preuve qu'un tel soutien est possible.

Troisième piste : améliorer l'encouragement à l'entreprenariat, en en célébrant les succès, en développant les filières entrepreneuriales dans les cursus d'ingénieurs, en flexibilisant l'emploi pour permettre aux entreprises d'embaucher en amont - exigence tant pour les start up que pour les grandes entreprises qui ont besoin d'incubateurs, à l'instar de SAP, qui a développé, grâce à un partenariat avec le Hasso Plattner Institute, un système de stockage HANA qui le rend susceptible de s'imposer comme plate-forme européenne pour le big data.

Quatrième piste : créer des conditions de concurrence équitables pour les entreprises européennes sur le marché mondial. Alors qu'il est plus complexe, pour nos entreprises, de parvenir à des économies d'échelle, en raison de la disparité des marchés nationaux, il ne faudrait pas, de surcroît, que la priorité donnée au « bénéfice consommateur » se traduise par une réglementation qui dégraderait encore leur compétitivité. Déjà, le secteur des télécommunications a vu ses profits largement rabotés en Europe, de telles mesures ayant contraint les investissements de réseau, alors que les trafics explosent, et favorisé l' offshore ou les fournisseurs non européens capables de proposer des offres discount pour prendre des parts de marché. Les lois anticoncentration, qui visent à assurer la pluralité de l'offre, peuvent aussi freiner l'émergence d'économies d'échelle et de champions internationaux. L'Europe et les États, via la législation, et les associations, via la certification, peuvent favoriser l'industrie européenne ; d'autres nations n'hésitent pas à le faire.

Éducation, financement, entreprenariat, appréciation globale de la concurrence, sur tous ces points, il faut non pas moins d'Europe mais plus d'Europe, avec un mandat clair : assurer la croissance de l'industrie des technologies.

Mais il est important, aussi, d'être focalisé. Les grands donneurs d'ordre devraient y contribuer. Afin d'éviter un éparpillement des ressources, un plan d'ensemble à l'échelle européenne devrait définir les domaines d'investissement prioritaires, en concertation avec les associations et les industriels, pour tenir compte à la fois des demandes des citoyens en matière de santé, de transports, d'éducation, et des exigences de développement de secteurs économiques où l'Europe est déjà forte, comme l'automobile, les industries de process, les télécoms, les institutions financières, afin d'orienter les investissements vers la transformation à venir de ces secteurs.

Des clusters paneuropéens devraient être créés. L'efficacité des clusters n'est plus à démontrer, reste à savoir où il est le plus avantageux de les créer. Mieux vaut déterminer ce choix en tenant compte de l'implantation des grands donneurs d'ordre qu'en se guidant sur un seul souci d'aménagement du territoire. On pourrait imaginer de confier le cluster automobile à l'Allemagne, les télécoms à Stockholm, la défense, la sécurité et l'aéronautique à la France, la banque à Londres. On n'est déjà pas très loin de cette situation. Il s'agit de confier un leadership aux pays les plus avancés, en fléchant les investissements selon un plan concerté à l'échelle de l'Europe.

Dernière exigence, enfin, celle de la recherche de l'excellence, gageure pour les entreprises et leurs managers. Il s'agit de faire évoluer les pratiques du leadership, de privilégier l'innovation, la R&D plutôt que la rentabilité à court terme et de faire du partenariat client-fournisseur un véhicule de l'innovation.

On ne pourra pas répliquer, en Europe, les conditions qui ont permis, aux États-Unis et en Asie, aux entreprises technologiques de se développer. La structure fédérale de l'Europe est une richesse mais aussi une faiblesse : fragmentation, retours sur investissement moindres. Demeurent, néanmoins, bien des pistes pour faire repartir l'Europe de la technologie.

Je finirai par quelques mots sur les télécoms et Internet, car c'est sur les réseaux que s'appuient les pure players . L'industrie mondiale des télécoms représente 1400 milliards de dollars. Parmi ses dix entreprises de tête on trouve quatre acteurs européens - Telefonica, Deutsche Telecom, Vodafone et Orange. Les opérateurs de communication sont donc une force européenne. Mais ces acteurs sont fragilisés, leur profitabilité est sous pression. Ils doivent certes s'adapter par eux-mêmes, mais le cadre réglementaire dans lequel ils évoluent mérite aussi, dans l'intérêt bien compris de la filière technologique, des adaptations, car la situation n'est plus celle des années 1970.

Dans la chaîne de valeur de l'Internet, les opérateurs de télécom représentent le segment où les retours sur capitaux sont les plus faibles, très inférieurs à ceux des pure players . Ils sont pris dans un effet de ciseau, les prix baissant tandis que les investissements en capacité doivent croître. Or, le secteur des télécoms est très réglementé en Europe, alors que l'Internet ne l'est quasiment pas. Pourtant, ces deux mondes s'interpénètrent. Le rachat par Facebook de WhatsApp pour 19 milliards de dollars, qui met ainsi le pied dans la filière des communications interpersonnelles, témoigne de la puissance financière de ces acteurs. Quand le chiffre d'affaires d'Orange plafonne à 41 milliards d'euros, en baisse de 4,5% - dont la moitié est imputable à la réglementation -, celui de Google, à 60 milliards de dollars, progresse de 19%. Et le modèle économique de Google lui permet d'allouer 8 milliards de dollars à la R&D, quand Orange n'y consacre que moins d'un milliard. On comprend par-là qui embauche les meilleurs ingénieurs en algorithmique. Google peut disposer d'un cash flow opérationnel de 18 milliards de dollars, quand l'équivalent, pour Orange, n'est que de 13 milliards d'euros, en baisse - au reste contenue - de 5%. En 2013, Google a investi 7 milliards de dollars dans les infrastructures, quand Orange n'y consacrait que 5,6 milliards d'euros.

La seule façon pour les opérateurs de télécom de retrouver de la croissance est d'aller vers des modèles OTT ( Over The Top ) adjacents. Or, ce secteur est placé sous vigilance permanente, quand Internet ne l'est pas, ce qui autorise toutes sortes de subventions croisées, fondement même du modèle de Google. Les entreprises de télécom, si elles pouvaient se consolider, feraient un peu plus le poids : si Orange se rapprochait de Deutsche Telecoms, l'ensemble pèserait 100 milliards de dollars de chiffre d'affaires.

Nous appelons donc à plus de liberté dans les prix, l'innovation, les services adjacents, mais aussi la consolidation, tant les effets d'échelle restent l'arme principale dans un secteur où les coûts fixes sont très élevés.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure . - Je vous remercie de cet exposé clair et précis, qui correspond au diagnostic que j'avais posé dans mon rapport sur le numérique dans l'Union européenne. Mais nous nous sentons parfois, en France, un peu isolés. Quel est le degré de prise de conscience des autres Etats membres quant à la nécessité de faire évoluer le cadre réglementaire ?

Vous avez peu évoqué la question de la fiscalité. Avez-vous réfléchi à des pistes pour remédier au phénomène de l'optimisation fiscale ?

Comment développer, enfin, des stratégies pour résister aux phénomènes d'aspiration ?

M. Hervé Collignon. - Le constat que je viens de dresser n'est pas nouveau, ainsi que vous venez de le rappeler. Il est temps d'agir, car les écarts se creusent. Qu'il n'y ait pas un seul européen dans les entreprises de tête du numérique pose problème. Car ce n'est plus par le moyen des start up que l'on peut aujourd'hui changer la donne, tant est puissante la capacité d'investissement des entreprises qui dominent le marché : elles embauchent les meilleurs talents et acquièrent les entreprises qui réussissent.

Mais ces champions n'existeraient pas sans l'infrastructure qui les soutient, elle-même soutenue par l'industrie de la haute technologie, qui représente 4 000 milliards de dollars, soit beaucoup plus que les GAFA, les quatre entreprises de tête du numérique (Google, Amazon, Facebook, Apple).

Ce n'est pas un hasard si notre étude a été conduite avec un Allemand et un Suédois, car ces deux pays sont très concernés. Parmi les huit entreprises européennes présentes dans le top 100, quatre sont françaises, trois allemandes ou franco-allemandes - SAP, T-Systems et Atos - et une suédoise, Ericsson. La France et l'Allemagne vont évidemment tirer le secteur : elles devraient être chefs de file.

Sur la fiscalité, ne nous trompons pas de combat. Mieux vaut user de la carotte que du bâton. Plutôt que taper sur Google, mieux vaut favoriser nos entreprises pour faire émerger un concurrent. Protéger les industries qui font la force de l'Europe passe par le financement, l'éducation, les clusters , la coopération industrielle entre donneurs d'ordres et fournisseurs, le fléchage des dépenses publiques.

M. Gaëtan Gorce , président . - Plutôt que de favoriser l'émergence d'un moteur de recherche capable de concurrencer Google, ne vaut-il pas mieux jouer un coup d'avance, et anticiper en misant sur les objets connectés ? Pourquoi les grands groupes européens ne jouent-ils pas un rôle plus net ? EDF ou France Telecom auraient un rôle à jouer dans le domaine des objets connectés. Nous avons un secteur bancaire et assurantiel parmi les plus performants du monde, pourquoi n'investit-il pas davantage ?

Je m'interroge sur la capacité des institutions européennes à porter un plan de la nature de celui que vous avez présenté. Ne faudrait-il pas imaginer une architecture européenne spécifique pour porter le développement technologique ?

M. Hervé Collignon. - Certes, il est bon d'anticiper et de pousser le développement dans le domaine des objets connectés, qui vont toucher toutes les filières. Ils ne feront que générer, cependant, des données supplémentaires. Trouver, dans cette pléthore d'information, ce qui est important : voilà qui restera l'arme de guerre. Faire l'impasse sur les algorithmes de recherche est risqué, car le big data est intrinsèque à la société de l'information. Consacrer 10 milliards de dollars à la recherche dans un domaine appelé à bouleverser tous les secteurs ne serait pas déraisonnable. La recherche académique en France, en Allemagne, dispose de capacités qui pourraient faire bouger les lignes...pour peu que nos chercheurs ne partent pas vers la Californie dès qu'ils ont une bonne idée...

C'est autour de nos grandes entreprises que les clusters doivent se construire. Il faut les convaincre que leur position est potentiellement menacée et leur donner le mandat de définir leurs besoins et d'orienter la filière technologique.

M. Gaëtan Gorce , président . - Le compteur intelligent d'EDF, par exemple, n'a pas été conçu dans cette perspective du big data . Ouvrir l'entreprise à une démarche plus large serait pourtant valorisant. S'agit-il d'une réticence culturelle, comme diraient les journalistes ?

M. Hervé Collignon. - Sur la protection des données, le débat est complexe. Il existe des forces de rappel qui ne sont pas toujours favorables à la dynamique industrielle. Les entreprises concernées sont souvent issues du secteur public. Reste que tous les acteurs sont convaincus que ce sont les donneurs d'ordre industriels qui doivent agir pour définir les orientations à l'échelle européenne.

M. Gaëtan Gorce , président . - Conviendrait-il de travailler à partir d'autres types d'organisation européenne ? Lors de la rencontre entre Angela Merkel et François Hollande, chacun est resté sur son quant à soi. L'une évoquait un Internet européen, l'autre une forme de coopération sur les hautes technologies.

M. Hervé Collignon. - Ce qui importe, c'est que le débat progresse. C'est le couple franco-allemand qui détient la clé du futur.

M. Gaëtan Gorce , président . - Voyez-vous s'esquisser quelque chose dans vos contacts à l'échelle européenne ?

M. Hervé Collignon. - L'Union européenne arbitre sur beaucoup de secteurs industriels ; les choses évoluent. Un budget qui progresse de 25%, c'est significatif. Mais il y faudra plus d'ampleur, de même qu'il faudra faire des choix difficiles pour décider des chefs de file à l'échelle européenne. C'est le moyen pour que l'Amérique et l'Asie nous prennent au sérieux.

M. Gaëtan Gorce , président . - Quelles conséquences, si rien ne bouge, sur la dynamique industrielle et l'emploi ? Avez-vous élaboré un scénario noir ? Comment évoluerait l'économie mondiale ?

M. Hervé Collignon. - Nous n'avons pas formalisé un tel scénario, mais il est imaginable. Les sociétés de service informatique, en raison de leur dimension locale, resteraient probablement en place - encore que le cloud rende la proximité moins pertinente. En revanche, les autres segments, touchant les communications, les équipements, avec des entreprises comme Ericsson, Alcatel, Nokia Siemens, s'ils ne sont pas soutenus, seront déplacés. Sans être pessimiste à l'excès, il ne faut pas oublier que, sur les douze acteurs de tête que nous comptions, il n'en reste plus que neuf trois ans plus tard, et avec le rachat de Nokia, cela ne fait plus que huit...

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure . - Que pensez-vous d'un outil comme le crédit impôt recherche ?

M. Hervé Collignon. - C'est une mesure très utile, à encourager sans états d'âme. Pour que des champions émergent, il faut définir des priorités et, sans négliger nos start up et nos PME, s'attacher aux grosses entreprises.

M. André Gattolin . - Un budget en augmentation de 25 %, certes, mais qui reste loin de l'objectif des 100 milliards. Sans parler de la fongibilité...

Nous avons entendu M. Almunia. On favorise le crédit d'impôt recherche, mais on laisse de côté le crédit d'impôt sectoriel, à cause de la façon dont s'appliquent en Europe les règles de la concurrence. Or, ce n'est pas tout de développer la recherche et d'avoir des chercheurs européens de grande qualité. Si les entreprises ne sont pas soutenues, on n'arrivera à rien. Les États-Unis et le Canada sont, en ces domaines, beaucoup plus offensifs. On s'imagine trop aisément qu'il suffit que la recherche soit forte et dynamique pour que toute la chaîne suive.

M. Hervé Collignon. - Je partage votre analyse. Se satisfaire des médailles obtenues par l'innovation européenne ne suffit pas. Il faut penser le développement industriel, comme savent le faire les Américains. C'est bien pourquoi le plan Horizon 2020 comporte un volet industriel. Les Allemands sont d'ailleurs réceptifs à ce raisonnement.

M. Gaëtan Gorce , président . - Il me reste à vous remercier de votre propos, qui tire un signal d'alarme.

Audition de M. Jean-Baptiste Soufron, secrétaire général du Conseil national du numérique

M. Gaëtan Gorce , président . - Le diagnostic d'Hervé Collignon, que nous venons d'entendre, sur la place de l'industrie technologique européenne, est alarmant. Nous prenons un retard qui appelle des initiatives à l'échelle européenne. Comment faire évoluer les choses, pour que l'Europe joue pleinement son rôle dans la gouvernance de l'Internet ?

M. Jean-Baptiste Soufron. - La gouvernance de l'Internet est un sujet clé pour le Conseil national du numérique. C'est une question complexe, dont il est difficile de prédire les évolutions. Dans notre rapport sur la neutralité du net, nous évoquions pour la première fois ce sujet, qui touche une aire tant nationale qu'européenne et internationale. Cette question était au centre du rapport Colin et Collin sur la fiscalité du numérique, qui soulignait que la valeur des entreprises multinationales du numérique est produite localement, au sein des États mais que l'échange globalisé dans lequel se situent ces entreprises multinationales rend difficile de les appréhender sous l'angle fiscal.

Dans notre rapport sur la fiscalité à l'heure du numérique, nous jugions qu'il était difficile d'aborder cette question sur un plan purement national, et qu'il convenait de pérenniser les initiatives en cours à l'OCDE et au sein de l'Union européenne, voire de ne pas hésiter à agir sans tarder, si nécessaire, via une coopération entre plusieurs pays européens.

Le sujet de la gouvernance est également au coeur de notre rapport en préparation sur la neutralité des plates-formes, qui fait suite à notre réflexion sur la neutralité du net : ces plates-formes, goulets d'étranglement entre le consommateur et les entreprises qui souhaitent lui proposer des services, méritent, de fait, d'être régulées. Ces entreprises se situent dans des marchés multifaces, dont les segments peuvent être situés dans différents pays. Comment, dès lors, régir les relations entre ces pays ? C'est une question essentielle dans le cadre de la saisine, par Mme Nicole Bricq, du Conseil national du numérique sur le traité transatlantique de libre-échange.

Sans préempter les conclusions de notre rapport, dont le vote est prévu le 4 avril, je puis dire que cette saisine a été bienvenue, car l'Europe sous-estime largement, dans la négociation, la dimension numérique, présente à chaque étage du traité.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure . - En effet !

M. Jean-Baptiste Soufron. - Le sujet a été au centre du débat qui s'est tenu hier dans le cadre de la conférence du Forum pour la gouvernance de l'Internet. N'est-il pas réducteur de s'en tenir à la relation entre les États-Unis et l'Europe, alors qu'il existe d'autres Internet, d'autres modèles, au Japon, en Corée du Sud, en Russie, au Brésil, en Afrique ?

M. Gaëtan Gorce , président . - Est-ce à dire que la priorité n'est peut-être pas de négocier avec les Américains, mais de nouer des relations avec les partenaires que vous avez cités ?

M. Jean-Baptiste Soufron. - Il existe des partenariats. La société japonaise Rakuten investit en France, des services de messagerie instantanée d'origine asiatique se développent en Europe ; c'est également le cas d'un grand fabricant coréen de matériel téléphonique. Mais le travail de benchmarking n'est pas correctement mené. Des chercheurs y travaillent, certes. Je pense notamment à l'auteur de Mainstream , Frédéric Martel.

Cependant, la Silicon Valley reste un des centres vitaux du développement du numérique. Le Président de la République s'y est d'ailleurs rendu récemment. Nombre de systèmes utilisés par l'Europe en sont issus, et beaucoup d'ingénieurs européens y travaillent. Aller voir ce qui se passe ailleurs n'oblige pas à se détourner de la relation avec les Etats-Unis. Au reste, le traité de libre-échange va au-delà d'un simple engagement bilatéral, il est structurant, et d'une importance stratégique majeure, au niveau industriel, pour la France et pour l'Europe.

M. Gaëtan Gorce , président . - Mais les négociations sur la protection des données, sur la sécurité, se mènent ailleurs.

M. Jean-Baptiste Soufron. - La fusée est à trois étages : le traité transatlantique proprement dit, les accords de Safe Harbor sur l'échange des données personnelles entre l'Europe et les Etats-Unis, et d'autres accords en cours de négociation, qui ne sont pas anodins, comme l'accord Tisa ( Trade In Services Agreement ) sur les services ou l'accord transpacifique dont beaucoup d'éléments sont repris dans le traité transatlantique.

Ce qui est clair, c'est que les Américains ont une vraie logique de négociation sur le numérique, et qu'ils maîtrisent leurs concepts, à la différence de l'Europe qui n'a d'ailleurs pas de négociateur numérique en titre, au contraire des Etats-Unis.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure . - N'est-ce pas imputable à un défaut d'appréciation des pays européens et au déficit d'organisation de l'Europe ?

M. Jean-Baptiste Soufron. - On peut avoir des craintes, mais n'allons pas jusqu'à basculer dans la peur. Un traité de cette ampleur se négocie sur plusieurs années. Cela laisse le temps d'ajuster le tir, et de se réorganiser à mesure. C'est d'ailleurs le sens de la saisine de Nicole Bricq. Est-il nécessaire de mettre plus d'énergie sur le numérique, telle est la question. Nous pensons que c'est le cas. En ce qui concerne les données personnelles, ou les logiques industrielles, les positions de l'Europe et des Etats-Unis sont très éloignées. Cela exige aussi de mener une réflexion plus pointue qu'aujourd'hui.

M. Gaëtan Gorce , président . - Je vous avoue mon souci de voir traiter en même temps la question des données personnelles et la question industrielle.

M. Jean-Baptiste Soufron. - La question des données personnelles ne fait pas partie du mandat de négociation de l'Union européenne sur le traité transatlantique, mais elle y perspire en bien des endroits. Il faudra en effet se poser la question de sa négociation séparée dans le Safe Harbor .

M. Gaëtan Gorce , président . - La position de l'Union européenne va plutôt à une négociation séparée.

M. Jean-Baptiste Soufron. - Pour l'instant. Mais cela pose, du coup, certaines difficultés. Ne risque-t-on pas de se préengager, dans le traité transatlantique, au risque de nous lier les mains dans la négociation sur le Safe Harbor ou pour le règlement européen à venir sur la protection des données personnelles ? Le problème est que l'on maîtrise mal les délais. Le travail d'éclaircissement qui nous a été demandé permettra de caler un calendrier, alors que beaucoup de pourparlers se chevauchent : traité transatlantique, Tisa, Safe Harbor , projet de règlement européen sur les données personnelles ou sur la neutralité du net. À quoi il convient d'ajouter, au plan national, le projet de loi que prépare Fleur Pellerin sur le numérique, qui comportera un volet économique et un volet relatif aux libertés fondamentales.

Tout cela montre bien que le sujet de la gouvernance mérite d'être pris à bras le corps. C'est un sujet dont nous n'avons jusqu'à présent pas été saisis, et qu'il nous intéresserait de creuser. L'Union européenne ne gagnerait-elle pas à être représentée comme telle dans la gouvernance numérique mondiale ? L'ICANN, dont le modèle est au reste plutôt privé et contractuel, est l'arbre qui cache la forêt : registres internet régionaux (RIR), Internet Engineering Task Force (IETF), Internet Research Task Force (IRTF), Internet Society (Isoc), World Wide Web Consortium (W3C), Union internationale des télécommunications (UIT) - dont la question de la place qu'elle devrait avoir dans la négociation reste débattue. Sans parler des initiatives de la société civile comme le Forum de la gouvernance Internet et, au niveau de l'Europe, de l'action du Conseil de l'Europe ou de l' European Telecommunications Standards Institute (ETSI). Il existe donc tout un panel d'instances, dont il serait utile qu'elles parlent d'une seule voix, en se mettant d'accord sur une stratégie. C'est une de nos recommandations que d'aller vers une structuration au niveau européen. Il semble que nous ayons été un peu entendus, puisque le numérique a été au menu du conseil européen des chefs d'État et de gouvernement d'octobre 2013. Pour assurer une meilleure concertation entre États, il serait bon qu'une telle initiative se répète.

Il faut veiller, cependant, à éviter la confusion des genres. La question des données personnelles n'est pas purement économique, elle touche aux libertés fondamentales, à la construction de la personnalité des individus. Cela va au-delà d'une seule question de gouvernance numérique.

L'Union européenne a un rôle à jouer dans la stratégie industrielle et réglementaire sur le numérique. Nous avons publié une tribune il y a quelques mois sur le sujet. On distingue mal ce que sont les priorités de l'Europe. Les grands acteurs européens du numérique ont eu du mal à survivre ces cinq dernières années, même s'il en reste quelques-uns comme Deezer ou Spotify, qui va vers une entrée en bourse, Criteo, côtée au Nasdaq. Nous avons aussi des ingénieurs compétents, à l'origine de belles réussites, comme Skype. Ce qui manque cependant, c'est une vision stratégique à moyen et long terme, pour définir quelles entreprises européennes pourraient travailler ensemble. On peut imaginer s'ouvrir des parts de marché aux États-Unis. Les entreprises de télécoms semblent le réclamer. Même chose pour les services sur les réseaux sociaux, la messagerie... On peut également imaginer des partenariats avec d'autres régions du monde comme l'Asie, l'Afrique ou l'Amérique du Sud. Si le Japonais Rakuten investit en France, c'est qu'il y trouve son compte.

Tout cela engage une question centrale, celle de la souveraineté. Pour la préserver, nous avons besoins d'acteurs locaux. Or, on ne voit pas émerger, sur ce sujet, de stratégie européenne.

M. Gaëtan Gorce , président . - Comment l'expliquez-vous ?

M. Jean-Baptiste Soufron. - Plutôt qu'aller chercher très loin les causes, mieux vaut peut-être être en éveil sur les dossiers en cours. Sur la question des plates-formes, une action de la Commission européenne est en cours : un certain nombre d'entreprises demandent que Google éclaircisse les choses, sur les comparateurs de prix notamment. Benoît Thieulin Pascal Daloz et Francis Jutand ont signé, au nom du Conseil national du numérique, une tribune sur ce sujet, où ils appellent à être plus attentifs aux doléances de nos entreprises. Google a proposé de nouveaux engagements, qui pourraient être acceptés sans troisième test de marché, c'est regrettable.

M. Gaëtan Gorce , président . - Sur ce dossier Google, le commissaire Almunia ne fait pas preuve d'une grande volonté.

M. Jean-Baptiste Soufron. - Nous ne sommes pas au bout du processus.

M. Gaëtan Gorce , président . - Craignons donc un nouveau recul...

M. Jean-Baptiste Soufron. - J'ai le sentiment que M. Almunia est à l'écoute.

M. Gaëtan Gorce , président . - Il semble pourtant plus énergique à l'encontre de M. Montebourg que de Google... Chacun choisit ses adversaires...

M. Jean-Baptiste Soufron. - N'allons pas cependant laisser croire que nous sommes les adversaires des entreprises américaines du numérique. Google donne accès à une somme impressionnante de connaissances. Mais il est vrai que certaines questions méritent d'être posées.

M. Gaëtan Gorce , président . - Ces grosses entreprises du net ne payent pas d'impôts sur les territoires où elles réalisent pourtant leur valeur et autorisent leur gouvernement à exploiter les données qu'elles recueillent.

M. Jean-Baptiste Soufron. - Peut-être avez-vous reçu Pascal Perri, auteur d'une étude dans laquelle il explique que ces entreprises, quand elles implantent leurs services en France, nous font perdre jusqu'à 12 000 emplois. Il va falloir réduire la focale consumériste. On ne peut pas se contenter de raisonner en termes de « bénéfice consommateur », car c'est au risque de faire perdre au consommateur tout pouvoir d'agir dans la société numérique. Valérie Peugeot, dans son rapport sur l'inclusion numérique, ne dit pas autre chose. La société numérique doit être celle du pouvoir d'agir. Or, si l'on n'a aucun pouvoir sur les outils permettant d'accéder aux connaissances, cela pose problème.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure . - Vous êtes attachés à la neutralité du net. Que proposez-vous pour agir contre les GAFA qui développent des systèmes écopropriétaires et suscitent, à leur profit, un phénomène d'aspiration. Comment assurer la neutralité de telles plates-formes ?

M. Jean-Baptiste Soufron. - On n'en est pas même encore à la neutralité du net. J'ai cependant le sentiment, au vu de récentes décisions de justice, que les États-Unis reculent. Nous pensons qu'il faudrait inscrire cette exigence de neutralité du net dans la loi, voire dans la Constitution. Puisqu'un projet de loi est en cours de préparation, ce pourrait être l'occasion d'aborder la question.

Sur la neutralité de plates-formes, je ne puis en dire trop, car le Conseil national du numérique n'a pas encore rendu son avis. Nous avons beaucoup travaillé, conduit de nombreuses auditions. Rien ne sert de montrer du doigt les GAFA. Au Japon, elles n'ont pas, comme chez nous, 90 % des parts de marché : il existe d'autres acteurs. En France même, des entreprises se développent en dépit de la position dominante des grands acteurs américains. Ainsi de Criteo dans le domaine de la publicité, alors qu'existe un concurrent très puissant.

Nous avons, de surcroît, des moyens de nous protéger, ne serait-ce qu'en appliquant le droit de la concurrence. N'oublions pas que le pouvoir de sanction de l'Autorité de la concurrence peut aller jusqu'à 10 % du chiffre d'affaire mondial de l'entreprise ; ce n'est pas rien. Si l'abus de position dominante n'est pas prouvé, reste le droit de la consommation et le droit des données personnelles. Rien n'interdit non plus d'édicter des réglementations ad hoc sur certains sujets.

Le rapport au consommateur - qui est parfois coproducteur, comme cela est le cas sur Wikipédia ; et sur les moteurs de recherche, ajouterait Nicolas Colin - est essentiellement régi, sur les grandes plates-formes, par les « conditions générales d'utilisation » (CGU), sortes de contrats presque de gré à gré mais dont peu de gens mesurent les implications croisées. Nous avons abordé ces questions dans notre avis sur le projet de loi pour l'égalité entre les femmes et les hommes ainsi que dans celui sur la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel. Le fait est que les gens ont du mal à concevoir les obligations auxquelles ils s'engagent quand ils acceptent des CGU. Un travail de simplification, à l'image des creative commons , serait utile. Les industriels sont capables de se mettre d'accord ; ils l'ont fait avec le système des personnages joueurs (PJ) pour les jeux vidéo. Les acteurs du numérique sont très allants sur ce type de sujets. Et l'on est là dans une forme de gouvernance moins verticale, proche des entreprises, des usages.

Dans notre avis sur le projet de loi pour l'égalité entre les femmes et les hommes, nous allions même plus loin, en explorant les modes de régulation de type communautaire. Sur Internet, la sanction peut être nulle ou très lourde. Le projet de loi créait une infraction de cyberharcèlement très difficile, à notre sens, à établir. La publication de photos ? Mais tout le monde fait cela tous les jours. Comment faire le départ entre ce qui est anodin et ce qui porte atteinte à la dignité ?

Dans certains cas, la plate-forme se charge de la régulation. C'est le cas de Wikipedia. Quelqu'un qui chercherait à modifier la page consacrée à une personnalité pour y mettre des insultes serait bloqué. Les utilisateurs peuvent être sanctionnés par la communauté elle-même, Cela autorise une gradation. Le jeu vidéo le plus populaire au monde, League of Legends, qui se joue par équipe, a créé un système de reporting grâce auquel un joueur qui dérape en proférant, par exemple, des injures racistes, peut être sanctionné par une suspension temporaire de son compte. C'est là encore une forme de régulation communautaire, qui fonctionne au quotidien. La piste vaut d'être creusée.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure . - Dans votre rapport sur la fiscalité du numérique, commandé par Fleur Pellerin pour une appréciation du rapport Colin-Collin, vous estimez qu'une taxe à l'échelle européenne serait préférable à des taxations sectorielles. Quelle forme pourrait-elle prendre ?

Vous préconisez un rapprochement entre administrations fiscales des pays les plus sensibilisés à la question. Savez-vous si ces pays y seraient favorables ?

Que pensez-vous, enfin, de l'idée lancée par Angela Merkel d'un Internet européen ?

M. Jean-Baptiste Soufron. - Nous estimons que l'on ne saurait agir au niveau national sans prendre en compte les discussions déjà en cours au niveau international. À l'échelle de l'Europe, les choses bougent. Au Royaume Uni, les entreprises qui font de l'optimisation fiscale ont été interrogées, et cela s'est très mal passé. L'Italie a voté une proposition de loi il y a peu ; en Allemagne aussi, le sujet est à l'ordre du jour. On vient aussi d'apprendre, hier, qu'un des acteurs clé du numérique vient d'écoper de 5 milliards d'amende en Inde. Tout cela témoigne que partout dans le monde, le sujet devient sensible.

L'idée a été lancée d'une CECA du numérique. Pourquoi pas, quitte à en revenir à un niveau infraeuropéen, en travaillant main dans la main avec quelques pays, pour pousser ensuite les feux au niveau de l'Europe entière. Je ne sais si les administrations travaillent ensemble, mais nous sommes en contact avec la direction de la législation fiscale, qui nous demande régulièrement de refaire un point. Et il ne vous a pas échappé que Pierre Collin a été nommé expert au sein du groupe de travail de l'Union européenne sur la fiscalité numérique, qui rendra son rapport au mois de juin. Preuve que les choses bougent et que les pays membres sont en alerte.

Votre dernière question touche à la fois à celles de la souveraineté numérique et de la neutralité du net. On peut se demander, de fait, s'il n'y aurait pas place pour un réseau européen. C'est une proposition qui rejoint d'une certaine manière celles qu'avait faites en son temps Louis Pouzin, qui expliquait qu'à condition de choisir le bon outil technologique, il n'était pas impossible d'avoir un système internationalement interopérable, tout en conservant des gouvernances locales pour les DNS. La déclaration de Mme Merkel a fait couler beaucoup d'encre, mais il ne faut pas oublier que si elle songeait à la souveraineté industrielle et numérique, elle entendait aussi répondre à l'affaire Prism. Faut-il prendre des décisions industrielles en se fondant sur des problèmes liés au renseignement ? On voit que les choses sont complexes.

Si l'on considère qu'Internet est un bien commun, il est normal de rechercher un modèle de gouvernance original, fût-il complexe. Les Etats-Unis mènent, de leur côté, la même réflexion que nous. Ils ont été les premiers à réagir à notre rapport sur la neutralité du net. Paul Krugman, trois semaines après, allait plus loin même que nous n'avions osé, en expliquant que certaines plates-formes devaient être considérées comme de quasi services publics. Les travaux d'Elinor Ostrom sur les biens communs ont été transposés au domaine numérique par Yochai Benkler puis par Lawrence Lessig, mais n'oublions pas qu'elle était partie d'une étude sur les bancs de poisson : comment gérer au mieux cette ressource commune ? Il existe de multiples façons de faire, les unes très privatistes, les autres très publicistes. Il en va de même pour le numérique. Il serait bon d'approfondir le dialogue à l'échelle mondiale. L'idée évoquée par Paul Krugman a été reprise il y a quelques jours par Tim Wu au festival South by South West , dans une interview sur la neutralité des réseaux, où il suggère de s'inspirer de la régulation des services publics pour assurer la neutralité des plates-formes.

Il y a dans tout cela beaucoup d'occasions d'échanges, d'inspirations croisées. Cela vaudrait aussi la peine d'aller voir du côté du Japon, de l'Afrique ou du Brésil qui est, avec l'Allemagne, très actif aux Nations unies sur l'affaire Prism.

M. Gaëtan Gorce , président . - Vous avez dit n'avoir pas osé évoquer la notion de service public, pourquoi ?

M. Jean-Baptiste Soufron. - Nous sommes si familiers, en France et en Europe, de cette notion, que nous ne mesurions pas à quel point elle pourrait clarifier les choses.

M. Gaëtan Gorce , président . - Il nous faudrait, si je vous résume, un Jean Monnet du net et un Léon Duguit de la régulation...

M. Jean-Baptiste Soufron. - Quelqu'un comme Lawrence Lessig est de cette trempe, mais comme à l'époque de Léon Duguit, il faut du temps pour que les modèles se dessinent : nous sommes dans ce moment transitoire.

M. Gaëtan Gorce , président . - Il me reste à vous remercier.

Audition de MM. Jean-Ludovic Silicani, président, et Pierre-Jean Benghozi, membre du collège, de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP)

M. Gaëtan Gorce , président . - Le Sénat s'est engagé dans une réflexion sur la gouvernance de l'Internet et la place que peut y prendre l'Europe. Nous serions heureux, dans ce cadre, que vous nous fassiez profiter de l'expérience qui est la vôtre.

M. Jean-Ludovic Silicani, président de l'Arcep. - Je vous remercie d'avoir eu la subtile initiative de lancer cette réflexion. Dans la gouvernance de l'Internet, les leviers d'action sont internationaux, mais aussi nationaux : c'est sur ces derniers que je centrerai mon propos, en me plaçant sous l'angle technico-économique qui est celui de l'Arcep.

Internet est devenu, en quelques décennies, ce lieu unique où coexistent le lucratif et le non lucratif, le privé et le public, ce qui en fait un objet économique, juridique et sociétal nouveau. Pour autant, il se donne aussi dans la forme classique d'un réseau de communication, dans la continuité de la séquence ouverte au XIX ème siècle avec l'apparition du télégraphe. Les contenus de toutes natures qu'il achemine de par le monde l'étaient déjà, depuis un siècle, par les modes de communication classiques. Ce qui est nouveau, en revanche, c'est le protocole d'acheminement, l'IP, qui répond à des règles identiques sur tout le réseau, fixées, à l'origine, par les États-Unis pour une grande part. Se posent, de là, des questions nouvelles.

Internet est devenu un bien collectif stratégique, tant au plan national qu'international, et son développement porte des enjeux forts tant en matière économique et sociale que de libertés fondamentales. Autour de lui s'est constitué un écosystème numérique, au coeur duquel on trouve les opérateurs de réseaux, les FAI (fournisseurs d'accès internet), sans lesquels rien ne serait possible. En aval, se trouvent leurs clients, les producteurs de services et de contenus en ligne. En amont, leurs fournisseurs d'équipements et de services informatiques. D'où une problématique du partage de la valeur entre ces acteurs.

La numérisation progressive de la société, qui fait passer des pans entiers du matériel localisé à l'immatériel délocalisé suscite, dans un premier temps, des perturbations touchant l'emploi, voire la souveraineté. Mais n'oublions pas que le modèle industriel, depuis deux siècles, a transformé des activités existantes en les mécanisant à grande échelle, avec les déplacements géographiques que cela a pu impliquer. Des emplois ont été détruits, mais d'autres ont été créés.

La problématique - même si, dans le cas de l'Internet, c'est d'une dématérialisation plutôt que d'une mécanisation qu'il s'agit - est ici très similaire : il s'agit de retrouver un équilibre après une onde de choc. Il faut certes être vigilants, mais sans craintes a priori : l'expérience montre que l'on peut trouver des réponses. Au plan économique, les grandes transformations ont suscité plus de créations d'emplois qu'elles n'en ont détruit, et ont multiplié par dix le niveau de vie de la population.

Pour qu'Internet demeure un espace de liberté, de sécurité et de confiance pour les échanges, privés et publics, entre tous les acteurs de la cité, il ne doit pas se constituer en un espace hors droit. Les échanges qui ont lieu sur ce bien collectif mondial doivent rester régis par les lois applicables dans chaque pays pour des échanges de mêmes nature, notamment celles qui concernent la protection de la vie privée, la propriété intellectuelle, la protection du consommateur, ou encore les crimes et délits. Ces questions sont au centre des travaux récents du Conseil économique, social et environnemental sur la gouvernance de l'internet ou des réflexions du Conseil national du numérique. Le débat n'est pas sans rappeler celui qui a entouré l'élaboration de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, ainsi que je l'évoquais avec votre collègue député Patrick Bloche, autour de l'équilibre entre la liberté d'expression et le respect des droits fondamentaux, de la protection des populations vulnérables ou de la dignité humaine. J'ai dit à Mme Morin-Dessailly, lors d'une précédente audition, que le régime juridique de la presse pourrait constituer un modèle intéressant pour la réflexion, dans la mesure où il s'est agi, là aussi, de concilier la protection des libertés avec d'autres droits. Cela étant, c'est un volet qui ne concerne pas l'Arcep...

M. Gaëtan Gorce , président . - C'est le conseiller d'Etat qui s'éveille en vous...

M. Jean-Ludovic Silicani. - Ce n'est pas un hasard si le dernier rapport du Conseil d'Etat porte sur le numérique.

En revanche, l'Arcep est principalement compétente sur les conditions techniques et économiques du fonctionnement de l'Internet, cruciales, même si l'on en parle moins. La poursuite du développement d'Internet repose sur le maintien d'un équilibre durable entre ses différentes composantes : les fournisseurs de services et de contenus, essentiels à son attractivité, les opérateurs de réseaux qui permettent d'y accéder et doivent répondre à une demande croissante des utilisateurs et les fabricants d'équipements et de terminaux, dernier maillon de la chaîne qui va du service à l'utilisateur. L'Arcep doit s'assurer que les relations entre les fournisseurs d'accès internet et les fournisseurs de contenus et d'applications soient satisfaisantes, sans préjuger de la licéité des contenus échangés, dont l'appréciation et le contrôle reviennent au juge compétent et à d'autres autorités administratives - le CSA pour les contenus audiovisuels, la CNIL pour les données personnelles, l'Hadopi pour le respect de la propriété intellectuelle...

Qu'entend-on par neutralité du net ? Méfions-nous de la polysémie de cette notion, qui pourrait nous engager dans de faux débats. Pour l'Arcep, il s'agit de vérifier que tous les utilisateurs d'Internet - depuis les utilisateurs professionnels qui produisent et éditent des contenus et des applications jusqu'aux simples internautes - peuvent accéder au réseau, dans des conditions techniques et économiques transparentes et non discriminatoires, afin d'éditer des contenus ou d'en consommer. Notre action vise à promouvoir une neutralité de l'Internet caractérisée par un équilibre entre la liberté d'accès, la bonne information des utilisateurs, d'une part, le fonctionnement pérenne des réseaux et la liberté de l'innovation dans la chaine de valeur, d'autre part. Ce qui suppose une compréhension fine des interdépendances et des rapports de force.

Le début de nos travaux remonte à quatre ans. Ils ont été rythmés par la publication, au cours d'une phase d'étude entre 2010 et 2012, de deux rapports, présentant des analyses et des propositions.

Depuis deux ans, nous sommes entrés dans une phase opérationnelle, avec deux décisions prises en 2012 et 2013. La démarche que nous avons suivie se veut progressive et pragmatique. Elle comprend quatre chantiers : transparence, qualité de service, interconnexion et gestion de trafic.

En matière de transparence et de concurrence, il était essentiel de fournir de l'information au secteur - ce que font nos deux rapports - et d'apporter de la transparence aux utilisateurs, ce qui a fait l'objet d'un travail concerté avec les services du ministère de l'économie ainsi que les associations de consommateurs. Nous devons aussi nous assurer du maintien d'un bon niveau de concurrence dans l'accès à Internet, car c'est ce qui permet à l'utilisateur de choisir et d'aller vers les opérateurs les plus respectueux.

Nous avons pris, début 2013, une décision qui va nous permettre de mesurer régulièrement la qualité du service d'accès à l'Internet fixe pour les internautes. Les premiers résultats seront disponibles d'ici l'été. Si nous venions à constater une dégradation significative, nous pourrions, en vertu du cadre communautaire transposé, recourir à des outils plus prescriptifs et fixer un niveau de qualité minimale. C'est cependant un instrument de dernier recours, que nous espérons ne pas avoir à employer.

Notre intervention porte également sur le marché dit de l'interconnexion. Pour éviter tout blocage, il est en effet nécessaire de remonter dans la chaîne jusqu'à ce niveau, qui correspond à l'interface entre les FAI et les grands utilisateurs professionnels de l'Internet. Là encore, notre démarche a été pragmatique. Pour mieux connaître ce marché, nous avons entrepris de collecter l'information sur l'ensemble des relations d'interconnexions entre les FAI français et les acteurs de l'Internet. Cette décision, qui impliquait l'obtention d'informations concernant des entreprises installées hors de France, a été contestée par deux opérateurs américains, AT&T et Verizon, devant le Conseil d'État, qui a rejeté leur requête, jugeant que dès lors que les opérateurs exerçaient une activité en France, l'Arcep était fondée à collecter l'information. Les premières données recueillies ont permis de confirmer qu'une régulation ex ante sur ce marché n'était, pour l'instant, pas nécessaire. Cette collecte, cependant, prépare l'Autorité a trancher d'éventuels différends entre les utilisateurs professionnels de l'Internet et les fournisseurs d'accès, qui peuvent, les uns comme les autres, nous saisir, depuis la transposition du cadre communautaire en 2011, qui confirme la vocation de l'Arcep à régler les difficultés d'ordre technique et économique pouvant survenir entre les maillons de la chaîne de valeur. Toutefois, les montants financiers en jeu demeurent limités : les flux financiers entre les FAI et les opérateurs de transit représentaient moins de 50 millions d'euros en 2011, et quelques millions d'euros au plus entre les FAI et les fournisseurs de contenus et d'applications, à comparer aux quelque dix milliards de revenus perçus par les FAI auprès des internautes français.

Quant aux pratiques de gestion du trafic, elles ont fait l'objet d'un examen global dans notre rapport de 2012, qui relevait une évolution globalement positive par rapport aux sondages effectués deux ans auparavant : recul des blocages de la téléphonie sur Internet (VOIP), meilleure information du consommateur. Sur ce sujet, des principes généraux et une surveillance régulière demeurent utiles.

L'Arcep n'oeuvre pas seule. Outre les concertations avec les organismes nationaux, comme le Conseil national du numérique, elle participe activement aux travaux de I'Orece (Organe des régulateurs européens des communications électroniques), qui rassemble les vingt-huit régulateurs européens des télécoms. C'est là une enceinte où la voix de l'Arcep est entendue.

Vous savez que des débats sont en cours au Parlement européen, afin de préciser les dispositions communautaires sur ces sujets ; et les avis de l'Orece, où nous présidons souvent des groupes de travail, sont écoutés. De telles dispositions, qu'elles soient européennes ou nationales, devraient à mon sens respecter trois principes : être suffisamment équilibrées pour préserver l'accès à Internet tout en sauvegardant les capacités d'innovation des opérateurs et des fournisseurs de services ; fixer des principes généraux sans être trop prescriptif, ce qui serait contre-productif eu égard à la rapidité des évolutions du secteur ; bien distinguer le volet contenu et le volet réseau.

Un mot enfin des États-Unis, pays où a été formalisée la notion de neutralité. Vous savez que la FCC ( Federal Communications Commission ), le régulateur fédéral, a vu la base juridique de son intervention en matière de neutralité récemment invalidée par un tribunal fédéral. Ce n'est pas le bien-fondé de sa démarche, mais bien son fondement juridique qui a été remis en cause. Il se cherche donc une nouvelle base légale, soit dans la législation existante, soit par un vote du Congrès, pour reprendre ses prescriptions et assurer le respect de la neutralité dans un pays où se trouvent tous les grands acteurs de l'Internet. C'est une mésaventure, cependant, que l'on ne peut craindre pour les régulateurs européens comme l'Arcep, dont l'action s'inscrit dans des cadres législatifs clairs.

Vous l'aurez compris, l'action de l'Arcep, forte d'une expérience de quinze ans de régulation, s'inscrit dans une démarche globale qui va au-delà des seuls opérateurs télécoms. Ce n'est pas une régulation au sens où on l'entend pour les marchés de gros, mais plutôt un regard attentif porté sur le bon fonctionnement technico-économique de l'accès à Internet, susceptible aussi de définir les outils qui seraient le cas échéant nécessaires pour une intervention plus intrusive : les moyens juridiques dont nous disposons à ce stade sont suffisants, mais d'ici à trois ou cinq ans, il pourrait être nécessaire de disposer d'armes plus puissantes.

M. Pierre-Jean Benghozi, membre du collège de l'Arcep. - Quatre ordres de valeurs distincts ont contribué à structurer l'Internet. Celles que portent les gouvernements, tout d'abord, avec une forte implication des États-Unis, dans une perspective de contrôle - Arpanet, autoroutes de l'information sous la présidence Clinton-Gore -, ou bien véhiculées via l'Union internationale des télécommunications (UIT) ; une éthique numérique reposant sur l'activisme des bénévoles et sur l'auto-organisation, ensuite, avec des institutions autoproclamées portées par les informaticiens, comme le W3C ou l'IETF ; l'importance du secteur marchand et des intérêts privés, également, avec les entreprises de technologie, les « over the top », mais que l'on retrouve aussi dans des instances comme l'ICANN, entreprise privée à but non lucratif, ou des structures comme Verisign ; les valeurs portées par les autorités de régulation, enfin.

Le thème de la gouvernance est monté en puissance dans les années 1980, à partir des travaux des économistes. Celui de la gouvernance d'Internet, qui a émergé en parallèle, portait des questions complémentaires, comme celle du droit de propriété intellectuelle, de l'économie de l'information, du big data , des nouvelles formes de la participation, de l'économie de la multitude, et des nouveaux modèles d'affaires, également.

Plus récemment, la question a connu une actualité nouvelle : montée en puissance des technologies de rupture - tablettes, objets connectés, cloud , big data ; protection des données personnelles ; limites de l'architecture technique de l'Internet, qui exige d'être décongestionnée grâce à de nouveaux espaces de nommage ; marchandisation de l'Internet, et poids croissant des « over the top » ; apparition d'acteurs émergents ; nouvelles problématiques touchant à la cybercriminalité et à la fiscalité. Autant de questions très diverses, qui appellent une gouvernance relevant de registres différents : celui de la loi et du droit pour l'espace public, celui des normes pour la sociabilité, celui du marché pour la gestion des relations économiques, celui du code pour le « monde à part » qu'est, avec son architecture, l'Internet.

Dans la sphère numérique, Internet et le web s'inscrivent déjà dans des cadres organisés, avec le W3C et l'ICANN. C'est aussi le cas des communications électroniques dans leur aspect technique et économique, avec les autorités de régulation comme l'Arcep - mais il est aussi des registres technologiques voisins moins régulés, comme ce qui relève de l'informatique et des systèmes d'information.

Les modes de gouvernance actuels de l'Internet comportent leurs limites. La culture auto-organisée de sa régulation est marquée par des traits libertaires : pas de chefs - c'est du bottom up -, un échange large sur l'évolution des standards par voie de mailing list où tout se fait en anglais, pas de vote mais des consensus, pas d'interférence gouvernementale. Mais ces principes portent en eux-mêmes leurs limites, qui remettent en cause leurs fondements universalistes : dominance de l'anglais et de la culture occidentale, motivations différentes selon les experts volontaires, place des enjeux économiques, dominance des États-Unis, conflits d'intérêts dans des espaces coopératifs. L'IETF, l'organisme de standardisation des protocoles Internet, a ainsi soulevé bien des critiques : difficulté à appréhender, dans un processus collectif, des problèmes très larges ; inadaptation de la structure de gestion à la taille et à la complexité des situations, participation de représentants institutionnels et d'entreprises contredisant le principe de participation individuelle, dépendance liée à la disponibilité des bénévoles ; environnement de régulation axé sur la technique alors que les enjeux peuvent aller bien au-delà, et se chiffrent en milliards de dollars.

Deuxième limite, la multiplicité des instances normatives et de régulation. Certes, on peut le comprendre comme une manière de répondre à la complexité même du domaine à gouverner, qui conduit à spécifier de nouvelles instances à chaque évolution, mais c'est au risque d'y perdre la vision d'ensemble, et de la concurrence entre institutions. On l'a vu sur la question du wifi, avec le conflit entre le W3C et l' Open Source Initiative, une association de développeurs. La logique de « coopétition » trouve en outre ses limites, à mesure que croissent les enjeux économiques, dès lors que les entreprises tendent à convertir les standards dans des logiciels ou des services qui pourraient devenir des quasi-monopoles. D'où l'émergence de conflits industriels, comme on le voit pour les brevets.

Quels remèdes ? Le seul moyen de contrer la montée en puissance des over the top est de mettre en place un principe de séparation, pour éviter une intégration verticale des acteurs contrôlant plusieurs strates de la chaîne de valeur que les protocoles IP avaient conduit à séparer, et assurer la neutralité, afin, par exemple, qu'une application développée sur certains terminaux ne soit pas discriminée sur d'autres, que l'on puisse accéder à l'Applestore à partir d'un terminal fonctionnant avec Androïd.

A l'heure où le numérique touche une grande variété de pays, de couches techniques, de registres d'activité, appelant une gouvernance multiniveaux, on peut se demander si les institutions créées pour assurer la gouvernance au sens étroit, comme l'IETF, le W3C ou l'ICANN sont encore adaptées dans un monde multipolaire où les enjeux économiques prennent un poids croissant ? Comment penser la contestabilité juridique des normes techniques ?

Il faut penser en termes de dispositifs autant que de grands principes, penser une stratégie de présence systématique dans des instances comme l'ICANN, des registres d'action transnationaux à géographie évolutive et variable - sur la fiscalité, sur la cybercriminalité - et reconstruire des raisonnements à partir d'une économie par couches. C'est l'approche qui est celle de l'Arcep dans le cadre national.

Il s'agit, enfin, de promouvoir une régulation multinationale, pour éviter le risque de balkanisation de l'Internet par la multiplication de systèmes propriétaires ou la séparation d'espaces régionaux. N'oublions pas que les opérateurs chinois militaient, en 2012, pour des serveurs racine autonomes, et avaient même écrit un brouillon. Or, au-delà des critiques que l'on peut adresser à l'ICANN, disposer d'un répertoire racine transnational est une garantie. Nous préconisons donc une régulation multinationale, multipolaire, avec des déclinaisons nationales, un peu sur le modèle européen de la régulation des télécommunications.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure . - L'Arcep participe-t-elle aux travaux de recherche menés sur l'Internet du futur et les technologies de cryptage ou d'anonymisation  qui pourraient assurer la sécurité de l'Internet ?

Dans vos recommandations, vous évoquez l'exigence d'un principe de séparation pour bloquer l'intégration verticale. On sait que Google investit dans la fibre ; n'y aurait-il pas lieu d'interdire les subventions croisées entre l'activité de fournisseur d'accès et celle de fournisseur de contenus ?

M. Jean-Ludovic Silicani. - Cette question de l'intégration verticale est centrale. L'intégration tend à croître dans certains pays, ce qui pose un problème de concurrence, en réduisant la liberté de choix des utilisateurs. Qu'un même opérateur puisse être à la fois opérateur de réseau et de contenus pose en outre un vrai problème de neutralité. C'est comme si La Poste était seule à écrire les courriers qu'elle transporte... Nous devons donc être vigilants. Si l'on manque encore de règles au plan international, même si l'UIT et l'OCDE s'y penchent, on peut s'appuyer sur notre droit de la concurrence, national et européen. Il existe, en Europe, des espaces de réunion, comme l'Orece. Il s'est également créé un club des régulateurs de l'audiovisuel, c'est une bonne chose. La direction de la concurrence de la Commission européenne peut traiter la question au plan européen, mais nous restons démunis au plan international et l'on risque de voir certaines entreprises devenir, par leur taille et leur intégration, plus puissantes que les États. N'a-t-on pas, dans les années 1930 et encore aujourd'hui, pensé possible de scinder de grandes banques qui menaçaient de mettre en péril les États ? Ne faudrait-il pas penser une démarche analogue pour les grands acteurs du numérique, pour distinguer opérateurs de réseau et opérateurs de contenus ? Il n'est pas exclu, pour parer à un tel problème, de retenir des solutions interventionnistes.

M. Pierre-Jean Benghozi. - Sur l'Internet du futur, les objets connectés, nous avons engagé une démarche prospective, afin de réfléchir concrètement. Cette question des objets connectés est déjà une réalité. Je pense notamment au développement des cartes SIM.

M. Jean-Ludovic Silicani. - C'est toute la problématique du « machine to machine ».

M. Pierre-Jean Benghozi. - Autre question, l'architecture de régulation qui se met en place pour la boucle locale de la fibre, sachant que c'est par cette voie que l'on connectera, demain, des objets urbains ainsi rendus intelligents. Quid , enfin, des modes de gestion du spectre, sachant qu'une partie de l'Internet de demain passera par le RFID ( Radio Frequency Identification ).

Il est difficile d'avancer tant que ces questions ne sont pas concrètement posées au plan économique. Nous travaillons au fil de l'eau, mais cela n'interdit pas l'efficacité. Sur le téléphone, nous avons su mettre en place des mesures spécifiques.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure . - Vous prônez une régulation qui ne soit ni intergouvernementale, ni autogestionnaire. Avez-vous des pistes à proposer ?

M. Pierre-Jean Benghozi. - J'ai dit les limites du système autogestionnaire. L'ICANN a des prérogatives d'État souverain : elle fixe la syntaxe des noms de domaine, choisit les alphabets - c'est ainsi que l'accentuation a été écartée des adresses. Elle attribue le montant des droits de location sur les noms, elle gère les registres nationaux et j'en passe. Est-il acceptable qu'elle gère tout cela indépendamment des gouvernements, sachant que de telles instances autogérées sont inévitablement soumises à des jeux d'influence, sans mécanisme de contrôle ?

Mais il est aussi des limites à la régulation purement gouvernementale. Il en va de même que pour les grandes conférences sur le développement durable, comme Doha, vite limitées dans leurs ambitions par des considérations externes à la seule régulation. C'est pourquoi nous préconisons une solution intermédiaire, via des autorités de régulation, échappant à cette double influence - mais j'ai bien conscience que ce n'est pas chose facile à dire à des élus du peuple...

M. Jean-Ludovic Silicani. - Ce sont les élus du peuple qui ont créé ces autorités. Je ne verrais pour ma part rien de choquant à ce qu'un traité international s'empare de cette question, pour mettre en place une instance émanant des États - voire des zones régionales, où l'Europe pourrait prendre rang - qui puisse se réunir avec une feuille de route, soit pour émettre des recommandations, soit pour fixer les règles aujourd'hui fixées par des instances dont la légitimité est toute relative. Une telle instance de supervision n'aurait pas moins de légitimité qu'une association de droit américain qui a passé un accord avec son gouvernement... Les acteurs actuels de la régulation ont été créés en d'autres temps. Depuis, Internet est devenu un bien mondial : il serait légitime qu'un traité international fixe les modalités de sa gouvernance.

Laisser les choses en l'état serait donner des motifs à la sécession de grandes plaques, les pays asiatiques, ou d'autres, choisissant de définir leurs propres règles du jeu. Et ils pèsent plus que le monde occidental... Ne rien faire est dangereux. On risque une perte d'unité, une babélisation, mais aussi de voir émerger des régimes de surveillance et de contrôle inacceptables. Une initiative politique de niveau européen, serait bienvenue pour faire bouger les lignes.

M. Pierre-Jean Benghozi. - On pourrait imaginer une expérimentation d'espace de gouvernance transnational, intégrant utilisateurs et acteurs économiques, et fournissant un cadre de discussion commune, qui ferait de l'Europe un laboratoire.

M. Jean-Ludovic Silicani. - Nous aurions d'autant plus de légitimité sur la scène internationale, de fait, si nous commencions par expérimenter une supranationalisation à l'échelle de l'Europe.

M. Gaëtan Gorce , président . - Je vous remercie pour votre contribution, et pour votre conclusion, qui ne peut que nous aller droit au coeur.

Mardi 18 mars 2014

Présidence de M. Gaëtan Gorce, président

Audition de MM. Philippe Boucher, conseiller d'état honoraire, et Louis Joinet, ancien directeur juridique de la Commission nationale d'informatique et des libertés (CNIL)

M. Gaëtan Gorce , président. - Vous êtes tous deux, entre autres faits d'arme, auteurs d'une pétition invitant à réagir à la situation créée par les écoutes de la NSA, proposant de développer des formules de cryptage, et appelant à la création d'une charte internationale de protection des droits sur le numérique. C'est à ce titre que nous souhaitions vous entendre.

Notre mission réfléchit à la gouvernance de l'Internet dans ses différentes dimensions - économiques, techniques, juridiques - ainsi qu'à la protection des droits ; les enjeux de souveraineté en font également partie. Nous recevrons après vous le directeur de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), qui nous tiendra sans doute un discours quelque peu différent...

Quelle perception avez-vous d'une éventuelle menace sur les libertés ? Comment se concrétise-t-elle, et comment peut-on tenter de la prévenir ou de la combattre ?

M. Philippe Boucher. - Lorsque j'ai reçu l'invitation de votre commission, je me suis interrogé sur les raisons de celle-ci, étant à la retraite depuis maintenant sept ans. J'ai fini par conclure que cette démarche devait être en lien avec l'article que j'ai publié en 1974 sur le Système automatisé pour les fichiers administratifs et le répertoire des individus (SAFARI), « SAFARI ou la chasse aux Français ». Toutefois, celui-ci, qui remonte à bientôt quarante ans, ne concernait que des fiches. On n'en était pas encore à Internet. Ce qui existe actuellement n'a aucun rapport avec ce que l'on craignait en 1974.

Les choses se caractérisent aujourd'hui par une certaine ambiguïté, très bien décrite par un éditorial récent du Monde, en date du 14 mars, qui présente à la fois les avantages et les risques de l'Internet. Je m'empresse de dire que, si cet éditorial est fort bien fait, ce n'est pas toujours le cas de ce que publie le quotidien dont j'ai été très longtemps le collaborateur...

Peut-on, compte tenu de l'ambiguïté de l'Internet, se prémunir contre ce que l'on juge mauvais ? Quel rôle l'Europe peut-elle jouer ? Je ne vous cache pas que je suis plutôt pessimiste, si l'on considère ce qui se passe au plan international, par exemple en Crimée. On dit que l'on va punir la Russie, mais on ne touche ni à l'État russe, ni à son économie. J'ajoute que c'est méconnaître l'histoire de ce pays que de dénier à l'État russe le droit de reprendre cette Crimée que Khrouchtchev donna il y a quarante ans, pour des raisons qui doivent tenir à la boisson du dîner, ou à quelque chose du même genre !

L'Europe apparaît comme frileuse : ceci peut s'expliquer par les élections du mois de mai, ou par la succession à venir du président Barroso ; quoi qu'il en soit l'Europe ne m'a jamais frappé par son audace, ou son désir d'exister comme entité ! François Mitterrand a eu beau dire - à juste titre - que la France était sa patrie, et l'Europe son avenir, qui parle aujourd'hui de l'Europe, en dehors des périodes de crise ? Vend-on l'Europe comme on devrait le faire ? Les dirigeants, de droite ou de gauche, n'abordent le thème de l'Europe qu'en cas de crise, mais s'il s'agit de vendre l'Europe parce qu'elle est l'avenir des peuples qui la composent, c'est le grand silence blanc !

Je ne peux, pour autant, oublier que, si la loi « Informatique et Libertés » du 6 janvier 1978 -certes aujourd'hui dépassée- ressemble à quelque chose, c'est grâce au Sénat ! C'est le Sénat qui, il y a de cela trente-six ans, a bataillé pour qu'elle soit autre chose que le projet de loi du garde des Sceaux de l'époque. Il me semble que votre assemblée, il y a très longtemps, a par ailleurs étouffé dans l'oeuf un projet de loi du même garde des Sceaux, tendant à interdire aux détenus de publier des livres ! Si tel avait été le cas, qu'en aurait-il été d'Albertine Sarrazin, de Jean Genet, de Latude ou de Silvio Pellico ? Je suis à peu près sûr que c'est le Sénat qui, dans un comportement assez constant, quelles que soient les majorités qui s'y trouvent, veille le plus sur le terrain des libertés, davantage que l'Assemblée nationale.

Quels sont les adversaires du contrôle, de la régulation et de la « gouvernance mondiale de l'Internet » -pour prendre un mot quelque peu douteux ? L'éditorial du Monde l'évoque, mais on peut trouver tout seul la réponse : il s'agit du commerce, du « big business ». J'ai appris, il y a quelques mois, qu'une chaîne de supermarchés répertorierait les goûts de ses clients ; quand l'un d'eux passe devant les rayons où se trouvent les produits qu'il apprécie, on le sollicitera pour qu'il s'approche ! Certes, ce n'est pas ce qui m'obligera à acheter mais, même si l'atteinte à la vie privée est limitée, c'est quelque peu inquiétant !

Le second adversaire de la régulation et du contrôle, c'est l'État. Il faut le dire, « Big Brother », avec les écoutes, est aujourd'hui totalement dépassé !

Un point est cependant passé totalement inaperçu : il s'agit de l'article 20 de la loi de programmation militaire... Pourtant, l'opposition actuelle - comme la précédente - défère au Conseil constitutionnel de nombreux textes, même anodins, que seules les lois du genre lui interdisent d'approuver ! Jacques Attali a dit à ce propos : « L'article 20 de la nouvelle loi de programmation militaire vient de donner à l'administration tout pouvoir de traiter tout citoyen soupçonné d'un délit quelconque comme un terroriste, c'est-à-dire de pénétrer dans sa vie privée sans contrôle a priori d'un juge » ! Je pense à cet instant aux propos de Robert Badinter, selon lesquels la France n'est pas le pays des droits de l'homme, mais le pays de la Déclaration des droits de l'homme ! Une telle condamnation se passe de commentaires, venant d'un homme qui a quelques raisons d'être crû lorsqu'il estime que la République française n'est pas à la hauteur !

En matière de liberté, tout se tient : il ne faut pas s'imaginer que si on garantit la liberté, ceux qui ne sont pas partisans de la liberté ne vont pas tenter de parvenir à leurs fins par une autre méthode. Tout le monde connaissait le programme PRISM de surveillance électronique de l'Internet de l'Agence nationale de la sécurité américaine (NSA) ! Les Allemands ont réagi, non les Français ! Lorsque j'en ai parlé autour de moi, tout le monde m'a dit, quelles que soient les étiquettes : « Cela ne me concerne pas ! ». Il faut en effet que cela nous concerne pour qu'on s'y intéresse. N'étant pas concerné, on a l'impression que cela ne se produira jamais !

Le fonctionnement de l'Internet s'inscrit dans le régime politique français actuel. De ce point de vue, l'article 20 de la loi de programmation militaire me paraît d'une gravité hallucinante. Ma vie étant transparente, je ne me sens pas menacé, mais chacun peut être visé !

Quoi qu'il en soit, l'Internet n'est qu'une étape à mes yeux. Je suis en effet convaincu qu'il ne s'agit pas d'un aboutissement. Nous tous disparus, d'autres complications, d'autres manières de vivre verront le jour. Nous vivons dans une période qui ne sait pas trop où elle en est, et qui sait encore moins où elle va ! Les difficultés économiques, qui affectent la quasi-totalité du monde, sont le reflet de sociétés inquiètes d'elles-mêmes, à la recherche d'un axe. Je demeure persuadé qu'il se produira encore des événements qu'on ne devine pas...

Toutefois, même si les risques existent, je suis plutôt optimiste... La vie elle-même n'est-elle pas un risque ?

J'en veux terriblement à Lionel Jospin qui, lorsqu'il était Premier ministre, a dit que la sécurité était la première des libertés. Je crois qu'il vient de publier un ouvrage sur le mal bonapartiste... Il oublie ce que disaient Jefferson -ou Franklin- lesquels peuvent difficilement passer pour des gauchistes : « Celui qui met la sécurité avant la liberté ne mérite ni l'une, ni l'autre ! ». En effet -et ce sera ma conclusion- la première des libertés, c'est la liberté !

M. Gaëtan Gorce , président. - Il s'agit de Franklin...

Nous laisserons à Louis Joinet le soin de compléter votre intervention. Quelle est votre perception des menaces pour nos libertés qui pourraient venir de contrôles exercés sur le Net ? De quelle manière pourrait-on les prévenir ? Ce sont des idées que vous avez évoquées dans votre pétition, à travers vos propositions de cryptage, ou de charte mondiale des droits. Comment les mettre en place ? Quelles garanties cela pourrait-il apporter ?

M. Louis Joinet. - Je me suis posé la même question que Philippe Boucher : pourquoi m'avoir invité ?

Le début de ma carrière remonte à 1964. À l'époque, j'étais expert auprès du Conseil de l'Europe. J'ai consacré vingt ans de ma vie à la protection des données. J'étais chargé, à la Direction des affaires civiles, de rédiger techniquement la loi « Informatique et Libertés ». Je tiens ici à rendre hommage à mon père spirituel, le sénateur Thyraud. Entre nous, nous appelions d'ailleurs cette loi la « loi Thyraud ». Lorsque j'ai été révoqué, il m'a défendu bec et ongles...

M. Philippe Boucher. - Moi aussi !

M. Louis Joinet. - J'ai ensuite été amené, en tant qu'expert auprès du Conseil de l'Europe, à travailler dans le secteur de la protection des données, avant d'être élu Président du Comité de rédaction de la convention 108, pionnière internationale dans ce domaine. J'ai enfin rédigé pour le compte des Nations unies, en tant que rapporteur, les principes directeurs relatifs à la protection des données, qui ont été adoptés par l'Assemblée générale, et sont depuis tombés dans l'oubli. Ceci se rapproche de l'idée de charte. Je crois qu'un article de la loi interdisait autrefois l'utilisation des données destinées à établir des profils. Je n'ai pas l'impression que celui-ci subsiste...

Aujourd'hui, on peut collecter énormément de données informatiques grâce au balayage. Comment les exploiter ? Sur un milliard de conversations téléphoniques, quelles sont les bonnes ? Il existe des techniques, dont j'ai entendu parler pour la première fois il y a très longtemps, en Uruguay, qui recourent à des mots-clés pour déclencher les écoutes, comme « réunion », « à demain », ou « comme la dernière fois »... J'en ai eu connaissance en effectuant une mission pour la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH).

On écoute maintenant tout le monde, détectant, grâce à un certain nombre de ces techniques, les conversations le plus intéressantes en matière de protection de la société, pour lutter contre le terrorisme ou le provoquer. Les États ne sont plus les seuls à avoir la maîtrise de ce domaine : c'est aussi le cas de certains secteurs de la société civile, y compris parmi les plus violents.

Face à cette situation, je tenais à indiquer trois axes de réflexion. Bien que je sois très éloigné du sujet depuis maintenant quinze ans, je me suis cependant tenu au courant...

Selon moi, ces trois axes, qui tournent autour de la politique européenne sont le droit, les procédures de contrôle et la transparence, ce dernier aspect étant peut-être le plus important.

La législation en la matière est régie par deux grands textes européens, la directive de 1995, et la convention 108 du Conseil de l'Europe. Je crois savoir que la directive de 95 est en cours de révision. Peut-être conviendrait-il de vérifier si, à cette occasion, on ne va pas tenter de diminuer les pouvoirs des différentes CNIL. Je crois qu'il existe une forte pression de l'Allemagne à ce sujet...

Quant à la convention 108, elle fait l'objet d'une modernisation. À ma connaissance, cette convention est devenue totalement secondaire, ce que je ne puis que regretter, en ayant été l'un des coauteurs. L'Union européenne a maintenant une influence plus importante que le Conseil de l'Europe, qui fut pionnier à l'époque. Quand nous avons commencé, il n'existait presque rien à l'échelon de l'Union européenne. Notre rêve était que celle-ci puisse être partie à la convention européenne en tant que telle, ce qui n'est toujours pas le cas, du fait de luttes intestines, désolantes mais réelles, entre les deux. En outre, on peut difficilement procéder à une révision de ce texte sans tenir compte du contexte international.

Il existe par ailleurs un contrôleur européen de la protection des données. Sa création a été selon moi capitale. La conception européenne, contrairement à la conception anglo-saxonne, est plutôt favorable aux commissions, comme la CNIL, mais les Anglo-saxons préfèrent les ombudsmen . La différence est assez importante...

J'ai rédigé, pour l'ONU, la réglementation relative aux institutions nationales que constituent les CNIL. Cette réglementation a donné lieu à une bataille terrible entre les Anglo-saxons et les Européens, les premiers voulant un ombudsman, les seconds désirant une commission, plus participative, et permettant d'intégrer la société civile.

J'ai craint que ce contrôleur ne devienne une sorte d'ombudsman ; à ma connaissance, il se comporte toutefois plus comme un rapporteur d'ONG. Je pense qu'on a trouvé là un équilibre -et ceci est très important. Il existe toujours un risque, lorsqu'on réforme, de réduire les pouvoirs des contrôleurs. Il importe donc que les parlementaires français demeurent vigilants quant à cette évolution, dans le cadre du G 29, qui est composé des représentants des différentes CNIL, et détient une mission de conseil au sein de l'Union européenne.

Le troisième et dernier point qui m'apparaît le plus important concerne la transparence. Philippe Boucher l'a évoqué à propos de l'article 20 de la loi de programmation militaire. Je voudrais y revenir, car ceci a été terrible selon moi. Ce Gouvernement a réussi à faire ce que les précédents n'étaient jamais parvenus à réaliser. J'y suis d'autant plus sensible que c'est en quelque sorte à cause de ce sujet que j'ai été révoqué de mes fonctions à la CNIL...

La transparence est très favorable au débat, et ce pour deux raisons. La première est démocratique et, l'autre vient du fait qu'il ne faut jamais négliger l'information de l'opinion publique. C'est bien plus important aujourd'hui que lorsque j'étais directeur de la CNIL. À l'époque, on pouvait entretenir la défiance vis-à-vis du fichage. De nos jours -je le vois bien avec mes petits-enfants- personne ne se rend plus compte du danger que ceci peut représenter. On communique des données qui ne sont pas administrativement nécessaires. C'est pour moi un grand choc...

M. Philippe Boucher. - C'est la méfiance qui manque le plus ! Elle n'est pourtant pas qu'un défaut...

M. Louis Joinet. - On ne doit jamais manquer de sensibiliser l'opinion publique, particulièrement le milieu des informaticiens. Lorsque j'ai été révoqué, des comités de soutien ont vu le jour jusqu'au Brésil, mais ma plus grande satisfaction est venue du fait que le plus actif a été le comité créé par des informaticiens !

M. Philippe Boucher. - Je puis, quarante ans après, dire que les informations sur le système SAFARI m'ont été transmises par des informaticiens...

M. Louis Joinet. - En effet !

M. Philippe Boucher. - Elles ont transité par des juristes, sans doute pour me rassurer, mais la fuite venait des informaticiens...

M. Louis Joinet. - ... du ministère de l'intérieur !

M. Philippe Boucher. - À l'époque, un communiqué officiel est sorti dans les 24 heures pour affirmer que le système décrit dans mon article était suspendu. On m'a dit, une dizaine d'années plus tard, que cette décision émanait de Georges Pompidou.

M. Louis Joinet. - C'est exact !

M. Philippe Boucher. - L'article a été publié deux ou trois semaines avant le décès de Georges Pompidou, qui aurait dit : « Arrêtez d'importuner les Français ! » .

M. Louis Joinet. - J'ajoute, son humilité dût-elle en souffrir, que Philippe Boucher a été l'un des premiers lanceurs d'alerte. Son article, à l'époque, a été lu mondialement !

M. Philippe Boucher. - En effet...

M. Louis Joinet. - Même au Japon !

M. Gaëtan Gorce , président. - Je n'ai pas le sentiment que votre pétition sur l'affaire PRISM a eu le même retentissement... On peut se demander pourquoi !

M. Louis Joinet. - Les gens sont maintenant habitués.

M. Philippe Boucher. - Un maire, dans l'Yonne, élu de gauche sans étiquette, pourtant homme politique, a estimé devant moi que ce n'était pas grave ! Cette attitude m'a sidéré ! En matière de libertés, il faut intervenir trop tôt, car si on intervint à temps, on intervient trop tard !

M. Louis Joinet. - Pour en finir avec le sujet de la transparence, en matière de stratégie européenne, il convient de rester vigilant. La transparence passe par la participation de la société civile à la protection des données. À l'époque, je m'étais énormément appuyé sur une ONG composée d'informaticiens. C'est lorsque les choses émanent des milieux informatiques que l'on peut faire avancer les problèmes.

Il existe un risque, les États de l'Union européenne étant peu favorables à l'intervention de la société civile dans le domaine de la gouvernance, de voir diminuer le rôle des ONG. Combien existe-t-il, au plan européen, d'ONG spécialisées dans la protection des données ? C'est un mouvement relativement nouveau...

Un syndicat de magistrats que je connais bien a aussi créé un observatoire de la protection des données dans le milieu de la justice. Il est plus intéressant d'éduquer les opinions que de provoquer des débats de spécialistes.

Les lanceurs d'alerte jouent le même rôle que les ONG, mais de manière bien plus pointue. Une initiative récente propose d'ailleurs de prévoir un statut pour ces derniers...

M. André Gattolin . - La loi sur la santé et l'environnement prévoit un statut de lanceur d'alerte...

M. Louis Joinet. - J'ai fait quelques séjours dans l'appareil d'Etat, au cabinet du Premier ministre ; dans certaines situations, il faut lancer une alerte à propos d'un sujet qui peut poser des problèmes de conscience à un fonctionnaire. Il est très important, si l'on décide de développer un statut protecteur, de traiter du principe de loyauté du fonctionnaire et de son devoir d'aider la gouvernance à prévoir l'avenir, à anticiper la légalité.

Je terminerai par l'article 20 de la loi de programmation militaire. Existe-t-il un PRISM français ? J'ai un souvenir très précis en la matière... J'étais commissaire du Gouvernement au Conseil d'État lorsqu'on a adopté la loi de 1978. Le directeur de la DST -ou de la DGSE - était au nombre des commissaires du Gouvernement. J'avais entendu parler de la technique dite de balayage : on écoute tout le monde et on cherche ensuite à savoir qui est qui. Le débat portait sur le fait de savoir si l'on faisait figurer quelque chose dans la loi à ce sujet. La réponse a été négative, car il ne s'agissait que d'un projet. Nous étions alors en 1977. Je savais, de source sûre, que cela existait déjà, et que le centre se situait en Guadeloupe. Si ce programme est légitimé, sinon légalisé, c'est qu'il existe bien en France !

J'en ai parlé au président Sueur, qui connaît bien le sujet, au cours d'un débat privé. Il a essayé de me convaincre que tout ceci relevait du phantasme et que, de toute façon, les réformes successives de la loi de 1978 ne l'interdisaient pas. C'est pour moi une très profonde déception et un sujet très grave. J'ose espérer que ceci n'existe pas.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure. - Vous avez évoqué la loi « Informatique et Libertés », sur laquelle vous avez beaucoup travaillé. Compte tenu de l'évolution de la technologie et de l'Internet, considérez-vous qu'elle soit encore valable ? Mériterait-elle une refonte, au regard de ces évolutions ?

M. Louis Joinet. - Aucune loi n'est adaptée à l'évolution de l'Histoire ! Je ne suis plus suffisamment au fait de la question pour vous apporter une réponse. Les choses évoluent très vite ! Je me suis mis à Skype et à l'iPhone, mais j'ai de la peine à suivre. Or, il faut du temps au législateur... Je ne sais s'il existe un groupe d'experts chargé de ce sujet, mais il faut partir du postulat que la loi doit être en constante évolution. La difficulté vient du fait que la technique évolue plus vite que la loi !

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure. - En effet...

Vous avez, l'un et l'autre, évoqué le silence de la France à la suite de ce que vous avez tous deux dénoncé dans le Monde. Plus récemment, le Président Hollande, aux États-Unis, a estimé que la confiance était restaurée...

M. Philippe Boucher. - Pas de souvenirs pénibles !

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure. - ... Alors que, dans le même temps, Angela Merkel, prônait la nécessité d'un Internet européen. Comment expliquez-vous ces différences d'appréciation ?

M. Philippe Boucher. - Ceci vient certainement de l'absence d'Europe. L'Europe consiste à dépasser les contradictions nées de l'Histoire. On ne peut méconnaître l'Histoire ! La Crimée nous le montre : la Russie est née avec la Principauté de Kiev, et a été russe pendant quatre siècles. Il y a des différences nationales, mais on ne veut pas les dépasser. Il existait déjà des dissemblances lorsqu'on a réunifié l'Allemagne de l'Est et l'Allemagne de l'Ouest.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure. - Nous nous sommes tous trois rendus à Berlin la semaine dernière, et nous avons pu mesurer à quel point le respect de la vie privée et des données à caractère personnel est, pour les Allemands, un point extrêmement sensible. Est-ce à dire qu'en France, c'est une question beaucoup plus légère ou bien la France bénéficie-t-elle de l'espionnage américain et avait connaissance de ces éléments ?

M. Philippe Boucher. - La France est devenue totalement inerte ! Tout est normal, tout passe. On a actuellement un régime qui n'a de démocratique que le nom ! En dehors des élections, où on a le loisir de congédier celui dont on ne veut plus...

M. Gaëtan Gorce , président. - Sans vouloir vous contredire, nous nous éloignons du sujet -même si cela a un rapport...

M. Philippe Boucher. - On est au contraire en plein dans le sujet, vous le savez fort bien ! L'article 20 a été soumis au Conseil d'État, qui n'a pas formulé d'observations. C'est grâce aux amendements parlementaires -sans doute quelque peu suggérés par les autorités exécutives- que l'article 13 est devenu cet article 20 absolument innommable. On entend bien, sous couvert d'anonymat, les plaintes de certains parlementaires, qui ne servent rigoureusement à rien ! Tout se tient, je ne m'éloigne malheureusement pas du sujet !

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure. - La charte mondiale que vous avez évoquée dans votre tribune est un sujet dont on entend beaucoup parler ces derniers temps. Les internautes eux-mêmes s'en font l'écho, et Timothy Berners-Lee, l'un des pères du Web, a confirmé la semaine dernière la nécessité d'une charte mondiale, qui pourrait être portée par les utilisateurs eux-mêmes.

Faut-il compter sur eux ou faire émerger une charte mondiale portée par les grands pays démocratiques, dont les pays émergents, afin que les États qui n'ont pas une conception extrêmement libre de l'Internet s'y rallient ?

M. Louis Joinet. - C'est aux États d'agir, mais ils ne bougeront que si la société civile les y pousse.

Les deux grands lobbies de ce secteur sont les services de renseignements et les milieux commerciaux. Ce n'est pas par hasard si vous recevez des mails qui ciblent votre consommation. Pour ce faire, un maximum de données est nécessaire, même si on en rejette les trois-quarts. Il existe donc une propension au fichage.

Lorsque nous avons mis au point le programme informatique de la CNIL, soutenu par le Président Thyraud, les concepteurs avaient prévu des finalités qui n'étaient pas utiles à la CNIL en l'état, mais qui pouvaient le devenir ! Une des tentations constantes des milieux informatiques est d'aller bien au-delà des finalités.

Les pays étrangers -entre autres africains- s'inspirent de la législation de la France qui, avec la Suède, a été pionnière dans ce domaine...

M. Philippe Boucher. - Encore faut-il continuer !

M. Louis Joinet. - C'est pourquoi il faut être vigilant : la France ne doit pas devenir caution pour certains programmes liberticides.

Lorsqu'on a commencé à appliquer l'identification biométrique aux cantines, les sociétés proposant ces programmes ont estimé qu'il fallait habituer les enfants à être fichés dès la maternelle !

M. Philippe Boucher. - C'est bien la preuve que les choses se tiennent : toucher à une liberté affecte toutes les autres ! Nous entrons dans la société du contrôle permanent, qui refuse tout risque. Sur le terrain des libertés, la France n'est absolument pas à la hauteur de son Histoire !

Présidence de M. André Gattolin, vice-président

Audition de M. Maurice Ronai, membre élu de la formation restreinte de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), coauteur du rapport - République 2.0 : vers une société de la connaissance ouverte (avril 2007)

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure. - Merci infiniment de vous être déplacé pour venir échanger avec nous, sur un sujet sur lequel travaillons depuis un certain nombre de mois, comme vous avez pu en prendre connaissance à travers nos auditions, mais aussi les rapports du Sénat.

Quels sont, selon vous, pour l'Europe, les enjeux de la gouvernance de l'Internet ? Quelles réflexions cela vous inspire-t-il ?

M. Maurice Ronai. - Je m'interrogerai tout d'abord avec vous sur le principe directeur d'une gouvernance de l'Internet. On a souvent tendance, pour certains sujets, à se cristalliser sur les aspects institutionnels, notamment autour du rôle de l'Internet corporation for assigned names and numbers (ICANN).

J'essaierai ensuite de caractériser le moment diplomatique dans lequel nous nous trouvons et de commenter l'annonce du Gouvernement américain, vendredi dernier, qui envisage de se dégager du contrôle de l'ICANN.

Je tenterai enfin d'esquisser un chemin pour aller vers la mise en place d'une gouvernance multilatérale de l'ICANN...

Quels sont les principes directeurs ? L'Internet a pris une place telle dans nos sociétés qu'il est devenu un enjeu majeur des relations internationales. Il existe une tension entre un réseau conçu techniquement comme sans frontière, et un système qui repose sur la souveraineté d'États disposant de juridictions géographiquement définies. L'idée de certains pionniers selon laquelle l'Internet pourrait bénéficier d'un régime d'exemption, qu'il serait hors le monde et pourrait se développer à côté du monde réel et s'en isoler, a perdu de plus en plus de validité avec l'intrication du monde réel et du monde virtuel, bien plus encore si l'on pense à l'émergence de l'Internet des objets.

L'Internet est donc rattrapé par les règles des États et par les règles territorialisées, les États souhaitant y rétablir leur souveraineté. Cette question est légitime. J'essaye cependant de faire valoir que les États démocratiques devraient s'imposer une forme de retenue. L'exigence de souveraineté doit être conciliée avec d'autres exigences, d'autres impératifs, notamment pour préserver le caractère mondial et universel de l'Internet, ainsi que certaines de ses propriétés les plus précieuses.

Le 2 septembre 1969, des scientifiques, en Californie, relient deux ordinateurs entre eux, au moyen d'un câble d'environ cinq mètres. En 1975, on dénombrait aux États-Unis 200 000 ordinateurs, 25 millions en 1985, 90 millions en 1995, 225 millions en 2005. On en compte 1,4 milliards aujourd'hui, auxquels il faut ajouter 400 millions de tablettes et 1,6 milliard de Smartphones, tous majoritairement connectés à l'Internet. Il s'agit d'un véritable changement d'échelle.

Pendant des années, l'Internet s'est développé sans le concours de l'industrie des télécommunications, celle-ci le regardant avec méfiance, le considérant comme un réseau bizarre, sans centre. L'Internet a prospéré sans l'industrie des systèmes d'exploitation, et sans les constructeurs d'ordinateurs personnels, qui ont longtemps refusé d'intégrer des modems à leurs ordinateurs.

Si l'Internet s'est répandu sans le concours des industries, c'est qu'il devait avoir des propriétés particulières. En un sens, comme l'a expliqué un expert en sécurité reconnu, Bruce Schneier, l'histoire de l'Internet est un accident fortuit, résultant d'un désintérêt commercial initial des entreprises, d'une négligence des gouvernements et de l'inclinaison des ingénieurs à construire des systèmes ouverts, simples et faciles.

Cette incompréhension des industries installées vis-à-vis de ce qui allait devenir l'Internet a permis à des sociétés comme Google, Yahoo ou Amazon de proposer des services innovants et d'acquérir très vite une puissance leur permettant d'acheter d'autres acteurs, afin de les empêcher de développer leurs innovations. Google, à lui seul, a ainsi absorbé 152 sociétés depuis sa création -dont deux françaises ! L'Internet devait donc avoir des propriétés peu communes pour rencontrer un tel succès, s'imposer aux industries numériques de l'époque et devenir, en vingt ans, l'infrastructure mondiale des échanges scientifiques, culturels et économiques ! Ces propriétés s'ancrent dans la technologie et dans l'architecture du réseau, qui donne aux individus le pouvoir d'émettre des contenus, autant que de les recevoir, et s'assure que leurs messages seront transmis avec la même priorité que ceux des grands groupes internationaux.

Certains de ces sujets ont été abordés par M. Silicani, comme la distinction entre le transport et le service, les fonctions de traitement des informations, ou le principe du end-to-end - ou « bout à bout » - qui fait que l'intelligence est située à l'extrémité du réseau, et non en son centre, comme avec les réseaux traditionnels.

Il s'agit donc d'un réseau dans lequel les fonctions de traitement sont assurées aux extrémités par les ordinateurs et par les usagers. C'est cette particularité qui a permis à des développeurs, des innovateurs, et des start-ups, de mettre ces technologies à la disposition du public, personne ne pouvant les en empêcher.

Ces propriétés - l'ouverture, l'interopérabilité, la neutralité, l'architecture du bout à bout - ont ouvert un champ inouï d'innovations, de circulation des connaissances et de développement des échanges.

Je dois, à ce stade, évoquer la thèse de Lawrence Lessig, juriste américain, qui a exposé dans son livre, paru en 1999, « Code is law », sa théorie des deux codes. Il existe, selon lui, un code juridique -la loi, le droit- qu'il appelle le code de la côte Est, et un code informatique, inscrit dans les logiciels, qui structure l'architecture de l'Internet, le code de la côte Ouest. Il expliquait dans son ouvrage que sur l'Internet, c'est le code informatique qui prévaut et définit les comportements, bien plus que le droit ou la loi. Il montre que la liberté du cyberespace est inhérente à son architecture et que, si celle-ci est modifiée, les libertés seront supprimées. Il prévient aussi que le code de l'Internet n'est ni figé, ni définitif, et que les États et les entreprises auront à coeur de modifier l'architecture, en y ajoutant de nouvelles couches, de manière à rendre l'Internet plus régulable. Ces prévisions se sont assez largement réalisées !

Je voudrais attirer l'attention sur les trois grandes atteintes aux principes architecturaux de l'Internet. Le premier est au coeur de votre mission : il s'agit de la fameuse fragmentation. Certains pays ont entrepris de construire une forme d'Internet national, afin de se mettre à l'abri des influences extérieures. On pense à la Chine, qui a édifié un immense pare-feu -la nouvelle muraille de Chine- qui est en fait essentiellement un dispositif de filtrage assuré par 300 000 censeurs.

Éric Schmidt, dirigeant de Google, et très bon observateur des pratiques de filtrage dans le monde, a dressé une typologie des États qui tentent de filtrer et de contrôler l'Internet. Il distingue trois modèles. Le premier est le modèle flagrant, comme la Chine, où sévissent les censeurs. Le second est le modèle qu'il qualifie de honteux, comme la Turquie. Le troisième modèle, qu'il qualifie de culturellement et politiquement acceptable, est celui de la Corée du Sud ou de la Malaisie.

La seconde atteinte à l'architecture et au principe fondateur réside dans la surveillance de masse. On commence, grâce aux révélations d'Edward Snowden, à avoir une idée de l'ampleur de la surveillance et de la diversité des moyens mis en oeuvre. La Quadrature du Net (LQDN) a entrepris de recenser les programmes mis en place par l'Agence nationale de la Sécurité (NSA) ; elle a déjà répertorié 112 programmes et annonces. Il lui en reste 217 à documenter...

Parmi ces programmes de surveillance, il en est qui portent uniquement sur le fait de se brancher sur des infrastructures ; d'autres modifient l'architecture de l'Internet. On sait maintenant que la NSA est intervenue dans l'établissement des normes américaines en matière de chiffrage, qu'elle a collaboré avec des entreprises pour intégrer, dès la conception même des logiciels, des portes dérobées dans les solutions de chiffrement, ce qui a fait dire à Bruce Schneier : « La NSA a transformé l'Internet en une gigantesque plate-forme de surveillance ; le Gouvernement américain a trahi l'Internet. Nous devons le reprendre en main et le réparer ».

La troisième atteinte aux principes fondateurs se trouve dans l'hyperconcentration autour d'un petit nombre de plates-formes. L'Internet a été originellement conçu comme un réseau décentralisé, dans lequel chaque ordinateur est son propre serveur, dans une architecte pair-à-pair. Assez rapidement, cet Internet historique a vu émerger des plates-formes centralisées, autour desquelles les usagers se sont progressivement agrégés.

Ces plates-formes centralisées ont progressivement entrepris de développer leurs activités dans des secteurs jusqu'alors séparés de l'Internet, comme le mobile. Ceci constitue un changement majeur dans la dynamique du réseau, ces géants ayant reconstitué, au-dessus de l'Internet décentralisé, ou à côté, dans l'univers des mobiles, de véritables empires privés.

On peut les analyser comme une autre forme de fragmentation du réseau, de nature différente, mais comparable à celle que certains États entreprennent de mettre en oeuvre. Certaines de ces plates-formes - Google notamment - ont même entrepris de développer leurs propres infrastructures de transport. M. Silicani a abordé ce point l'autre jour. C'est là aussi une atteinte potentielle à la neutralité.

Ces trois évolutions - la fragmentation, la surveillance de masse et la centralisation autour de quelques acteurs - se nourrissent et se renforcent mutuellement. La centralisation des usages et des trafics autour de quelques plates-formes a considérablement facilité la tâche de la NSA. Ce n'est pas elle qui a créé les services Web centralisés, comme Facebook ou Google, mais elle les a utilisés.

De même, les révélations d'Edward Snowden sur la surveillance encouragent ou légitiment les démarches des États qui essaient de constituer des réseaux nationaux ou régionaux. Peut-être évoquera-t-on l'hypothèse de la chancelière allemande, à propos d'un réseau Internet européen...

Après la description de ces trois types d'atteintes, j'aurais tendance à assigner comme mission à la gouvernance de l'Internet de faire en sorte que celui-ci reste un réseau mondial et ouvert, qui permette la circulation des échanges scientifiques, culturels et économiques.

Il ne s'agit pas simplement de proclamer des principes ; il faut également veiller à ce que l'architecture technique de l'Internet continue de les garantir ! J'essaie de lier ici la dimension des principes juridiques et l'architecture technique, qui sous-tend et garantit leur mise en oeuvre, pour faire en sorte que la porte qui s'est ouverte en 1969, avec l'invention de l'Internet, et en 1990, avec l'arrivée du Web, ne se referme pas.

Quelques remarques sur le moment particulier dans lequel nous sommes entrés depuis quelques mois... Les États-Unis étaient déjà en position de faiblesse ou d'isolement diplomatique après la fameuse conférence internationale de l'Union internationale des télécommunications (UIT), à Dubaï, qui a donné lieu à un bras de fer entre les nations souhaitant pouvoir partager le contrôle des infrastructures critiques du réseau, et les États-Unis, qui s'y refusaient.

Le document au coeur de cette conférence a été adopté, contre l'avis des États-Unis. Une majorité s'est donc dégagée : c'est la première fois que les États-Unis se retrouvaient en minorité, la France figurant avec eux parmi les 55 États à avoir refusé le texte adopté par 89 États. À l'époque, on a évoqué une sorte de guerre froide autour du contrôle de l'Internet, où l'on retrouvait la Russie et la Chine dans le camp de ceux qui souhaitaient placer l'Internet dans la sphère de l'ONU, ou d'organes dépendants de l'ONU.

Ce sont les révélations d'Edward Snowden qui ont permis aux gouvernements et aux opinions de prendre la mesure de l'écart incroyable entre la doctrine américaine de liberté de l'Internet et ses pratiques. Très vite, toutes les instances mondiales de gestion de l'Internet ont déclaré que le Gouvernement américain avait miné la confiance sur l'Internet, et plusieurs chefs d'État et de Gouvernement ont pris position, comme la Présidente brésilienne, Angela Merkel ou le Gouvernement français. Une résolution a été portée à l'ONU par le Brésil et l'Allemagne. Une conférence Netmundial doit se tenir fin avril à Sao Paulo. La pression qui s'exerce sur le Gouvernement américain ne provient pas seulement des États, mais aussi de leur propre industrie de l'Internet, qui a pris ses distances. La pression vient aussi d'une partie de l'opinion publique américaine et du Congrès, ainsi que du milieu judiciaire, le juge Richard Leon ayant, dans une décision très remarquée, estimé que la collecte massive de métadonnées est contraire à la Constitution. Je pense que ceci ouvre à l'Europe une fenêtre d'opportunité pour obtenir des États-Unis de véritables avancées, que l'on attend depuis assez longtemps.

J'en viens à l'annonce par le Département du commerce américain du transfert des fonctions clés des noms de domaine à l'ICANN... Cette annonce était attendue. Elle a été esquissée dans le rapport que le Président Obama a demandé à une commission d'experts fin 2013. Mais l'annonce de ce transfert a pris tout le monde de vitesse. On pensait que les Américains attendraient la conférence du Brésil pour annoncer leurs intentions. Tel n'a pas été le cas. C'est une manière de signifier qu'ils entendent garder la main et qu'ils n'agissent pas sous pression.

Cette annonce constitue une ouverture très partielle ; on compte deux acteurs dans la gestion du serveur racine du Domain name system (DNS), l'ICANN et la société privée VeriSign, la première enregistrant les noms de domaine, la seconde les publiant. Or, le communiqué du National Telecommunications and Information Administration (NTIA) n'évoque que le retrait du Gouvernement américain de l'ICANN, à qui il confie la transition et lui demande de faire des propositions, court-circuitant ainsi la conférence prévue en avril au Brésil. Le Gouvernement américain privilégie ainsi l'ICANN, avec qui l'État américain entretient des relations historiques, personnelles et institutionnelles.

Le communiqué précise surtout que le Gouvernement américain ne veut pas d'une solution de supervision intergouvernementale. Même si ce n'est pas nouveau, il réaffirme sa position historique avec force. Le communiqué précise que le Gouvernement américain validera la proposition de l'ICANN, l'administration américaine prenant ainsi la décision finale.

Le débat est donc loin d'être clos. On ne sait pas qui supervisera le fonctionnement technique de l'Internet, ni quel sera le mécanisme de responsabilité. À qui l'ICANN devra-t-elle signifier que ses missions ont bien été exécutées ?

Une fenêtre risque de se fermer, la diplomatie américaine ayant repris fort habilement l'initiative. Il existe cependant une opportunité à saisir pour obtenir des avancées des États-Unis, sans pour autant faire le jeu de la Chine, de la Russie, ou de l'Arabie saoudite.

Deux sujets qui, jusqu'à présent, étaient distincts, sont maintenant liés. Il s'agit de l'idée, réactivée par les révélations d'Edward Snowden, d'un traité international et, par ailleurs, de la question de la gestion multilatérale de l'ICANN. Selon moi, ces sujets ne doivent pas être traités dans le cadre de l'ONU, mais dans la perspective d'un traité euro-américain ouvert à d'autres nations démocratiques, comme les grands pays émergents que sont l'Inde, le Brésil, l'Argentine, l'Afrique du Sud et les pays d'Amérique latine. Seuls les pays signataires de ce traité pourraient être associés à la supervision de l'ICANN. C'est à cette seule condition que les États-Unis pourraient accepter une supervision mutualisée de l'ICANN.

Toutefois, si ce traité est trop flou, tous les États pourraient le signer ; il faut donc que cette démarche marginalise les propositions les plus radicales émanant des régimes autoritaires. Selon moi, le contenu doit garantir l'universalité du réseau, assurer la liberté d'expression de l'Internet, considérer ce dernier comme une infrastructure indispensable à la démocratie, promouvoir sa sécurité et sa stabilité, protéger la vie privée et préserver les propriétés techniques essentielles de l'Internet, conditions du respect et de la pérennité des principes.

Un traité de cette nature conférerait un statut quasi constitutionnel aux principes architecturaux de l'Internet. Les gouvernements signataires pourraient ainsi faire valoir leur souveraineté, veiller au respect de leur législation sur leur territoire, à condition toutefois de ne pas porter atteinte à ces principes. Les gouvernements pourraient continuer à se livrer à l'espionnage, sans nuire à l'intégrité de l'Internet, la NSA devant alors s'interdire un certain nombre de pratiques.

Cette voie pourrait passer par une démarche en liaison avec nos partenaires allemands, avant de passer à l'échelle européenne -mais je mesure la complexité de l'exercice, ainsi que l'accélération du calendrier diplomatique que cela suppose.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure. - L'Union européenne n'a-t-elle pas été insuffisamment présente et malhabile dans cette affaire ?

M. Maurice Ronai. - La Commission européenne n'a pas, à ma connaissance, pris d'initiatives. Ce sont l'Allemagne et le Brésil, rejoints par la France, qui ont été en première ligne, sans que leur démarche ne trace de perspective bien claire. La Commission européenne, entraînée par le Brésil, a fait une fixation sur l'ICANN.

On a dû vous dire que ni l'ICANN, ni le serveur racine du DNS n'ont joué de rôle dans les programmes de surveillance de la NSA. Celle-ci a utilisé un nombre incroyable de moyens techniques mais, rien, pas même dans les révélations d'Edward Snowden, ne vient prouver que la NSA aurait essayé d'utiliser les mécanismes de l'ICANN.

On peut par ailleurs dire que l'Europe est en effet assez absente de ce théâtre diplomatique...

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure. - Il y a quelques jours, Tim Berners-Lee évoquait la signature d'une charte internationale reposant sur l'engagement des internautes. Comment voyez-vous ce rattachement, ainsi que celui des États que vous avez cités ? Quelle part les entreprises, publiques ou privées, peuvent-elles avoir dans tout cela ?

M. Maurice Ronai. - Je ne suis pas sûr d'adhérer à l'idéologie du multistakeholderism . Je pense que les États doivent prendre eux-mêmes un certain nombre d'initiatives. L'ICANN restera certainement probablement fondée sur le principe tripartite qui l'anime -et c'est très bien ainsi- mais sa supervision et, plus généralement, sa gouvernance, relèvent plutôt des États. En tout état de cause, si certains domaines de l'ICANN sont tout à fait opérationnels, les événements n'ont pas démontré que la gestion tripartite fonctionne si bien que cela...

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure. - La Commission européenne a proposé une définition de la neutralité du Net dans son projet de législation intitulé : « Continent connecté ». Quelle appréciation portez-vous sur cette définition ? Et sur le recul du juge américain à l'égard de la neutralité ?

M. Maurice Ronai. - Ce texte européen est en discussion ; on observe, à l'échelon européen, le même débat que celui que nous avons eu en France, puisqu'il est possible d'affirmer dans un texte le principe de neutralité et d'y introduire des dispositions permettant aux opérateurs de conditionner un certain nombre d'activités à des contreparties financières, comme le peering payant, instaurant une forme de priorisation du trafic pour les opérateurs prêts à y souscrire.

Je n'ai pas à trancher : on voit bien qu'il existe, autour de l'affirmation du principe auquel tout le monde semble souscrire, un bras de fer terrible sur la mise en oeuvre de celui-ci. Le fait de l'inscrire à un niveau très élevé dans la hiérarchie juridique, comme le propose le Conseil national du numérique (CNN), ne tranche pas le débat, la réalité s'affichant alors dans les dérogations.

Je suis partisan de dissocier la notion de neutralité des réseaux de la notion de neutralité des plates-formes et des magasins d'applications, qui constitue une problématique plus récente et légitime mais qui ne doit pas marginaliser le débat sur la neutralité des réseaux. Les décisions qui ont été prises aux États-Unis en la matière démontrent bien l'ampleur et l'acuité des enjeux, d'où la nécessité pour les régulateurs et les législateurs de fixer un cap qui apparaisse plus clairement.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure. - Dans l'un de nos rapports, nous avons formulé un certain nombre de propositions, notamment au regard de ce qu'est devenu Google. Vous avez-vous mêmes fort bien décrit le phénomène d'hyperconcentration et de cannibalisation par cette entreprise. Y a-t-il des dispositions particulières à prendre s'agissant de Google, par exemple en l'assimilant à une infrastructure essentielle ?

M. Maurice Ronai. - D'un point de vue économique, oui ; d'un point de vue juridique, je ne sais pas... C'est là tout un chantier. Il existe une jurisprudence européenne sur les infrastructures essentielles. Elle est très contraignante et date de vingt ans ; elle porte sur un sujet très ponctuel.

Une première tentative a eu lieu par le passé dans le domaine des données marketing. Un opérateur concentrant des informations auprès des pharmaciens générait une base de données sur la consommation pharmaceutique à l'usage des industriels. Un concurrent a fait valoir que ces données constituaient une infrastructure essentielle, d'un point de vue économique. Il n'a cependant pas obtenu gain de cause. Je préfère que des juristes s'expriment sur ce point. Dans le droit actuel, cette notion est difficile à manipuler.

M. André Gattolin . - Vous avez souligné les atteintes portées au principe de l'architecture originelle de l'Internet. La financiarisation de l'Internet est également un élément important, puisque ce n'était pas sa vocation première. La concentration et la hiérarchisation instaurées par les plates-formes, ou la volonté de Google d'entrer dans la production et le développement de ses propres réseaux et infrastructures de distribution, relèvent malheureusement de logiques commerciales.

Une autre question économique m'intéresse beaucoup : où va la valeur produite ou relayée par l'Internet ? On accorde aux créateurs ou aux inventeurs une valeur très importante, la tradition économique donnant historiquement beaucoup de valeur aux fabricants. Or, on se retrouve, à travers l'Internet, avec une valeur largement accaparée par le distributeur. C'est une transformation complète, qui va au-delà de la seule structuration de l'Internet, dans la façon dont celui-ci agit sur le monde matériel.

Amazon est aujourd'hui en passe de devenir une société de vente totale aux États-Unis. C'est le concurrent du supermarché. Demain, ce sera le magasin virtuel total, avec des impacts extrêmement importants sur l'économie réelle. Cette intrusion de la valeur économique et de sa répartition au sein de l'Internet bouscule énormément de pratiques et ne concerne pas simplement la seule architecture de l'Internet ! Quel est votre sentiment à ce sujet ?

M. Maurice Ronai. - Je partage votre diagnostic ! Cela m'inspire une interrogation : où est la ligne de partage entre ce qui relève de la régulation et de la gouvernance ? Ce n'est pas seulement une question de terminologie. Beaucoup de sujets que vous avez abordés relèvent de la régulation et du droit de la concurrence. La gouvernance traite de sujets pour partie de nature différents.

Bien sûr, les régulations nationales doivent respecter un certain nombre de principes édictés à l'échelon international. C'est en cela que les principes qui auraient un caractère constitutionnel pourraient non seulement lier les acteurs, mais également les États qui accepteraient des règles contraignantes. C'est une approche quelque peu différente. On peut concevoir une régulation nationale ou européenne, mais pas une régulation mondiale.

M. André Gattolin . - La question des plates-formes n'est pas un phénomène nouveau dans l'économie classique. La distribution, avec les centrales d'achat, a conduit à la même chose, avec un prix de référencement préservé que l'on retrouve dans les boutiques en ligne.

L'Internet n'a-t-il pas vécu dans son utopie originelle et n'est-il pas à présent confronté aux principes de réalité de l'économie classique, reconstituant ainsi les logiques de concentration, de valorisation, les données personnelles venant se substituer aux principes de la publicité ? Peut-on établir un tel parallèle, ou l''économie peut-elle être au contraire transformée par les principes originels de l'Internet ?

M. Maurice Ronai. - Les gens qui ont conçu l'Internet n'étaient pas des utopistes. Le fait que ce système ait pu s'imposer a quelque chose d'assez mystérieux, d'où l'intérêt de comprendre les propriétés qui ont rendu possible son succès, et l'importance de les préserver.

Je trouve que cette problématique est actuellement assez absente du débat. C'est pourquoi j'insiste sur ce point. J'adhère à tous les autres arguments de régulation, de souveraineté, à la nécessité de faire prévaloir la loi sur un territoire, mais j'attire l'attention sur cette autre dimension qui s'exprime assez peu dans le débat.

Le chemin que je dessine, dont je mesure la complexité, comporte une troisième condition, qui nécessite de se doter d'une diplomatie numérique. C'est une notion qui a pris aux États-Unis un sens particulier, notamment sous le mandat d'Hillary Clinton. Elle regroupait alors des initiatives en faveur du développement des systèmes numériques en Afrique, des actions de soutien au cryptage pour permettre aux participants de communiquer, et aux développeurs des pays du Tiers-monde de travailler sur des applications mobiles.

J'essaye de distinguer la diplomatie numérique, que commence à utiliser le quai d'Orsay avec son compte Twitter, de la diplomatie du numérique, qui mériterait d'être renforcée. Elle a été esquissée, puisque le quai d'Orsay a désigné un haut représentant spécial, mais on n'en connaît pas la doctrine. Je ne suis pas sûr qu'elle dispose par ailleurs de beaucoup de moyens. Il n'y a pas non plus de circuit interministériel très stabilisé, alors que les sujets liés au numérique sont bien présents dans toutes les instances européennes et internationales.

Les conditions ne sont donc pas réunies pour que la France se fasse entendre sur cette question. Une première esquisse avait eu lieu lorsque Bernard Kouchner était ministre des affaires étrangères. Il avait tenté de monter une grande conférence mondiale sur la liberté d'expression sur l'Internet. Celle-ci avait été annulée au dernier moment. L'e-G8, sous Nicolas Sarkozy, avait accouché à Deauville d'une déclaration très creuse. C'était un premier pas, mais il n'a pas été suivi par d'autres.

On peut dire que l'intervention du Président de la République au Conseil européen procédait un peu de cette démarche, mais il n'y a pas eu une très grande continuité à ce sujet, la doctrine juridique étant peu lisible. Cela vaut pour la France, mais également pour l'Europe.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure. - Comment cela pourrait-il maintenant s'organiser de manière efficace ?

M. Maurice Ronai. - Une démarche franco-allemande pourrait s'imposer...

M. André Gattolin . - Nous sommes allés en Allemagne la semaine passée, et nous avons été frappés par leur dynamisme, mais nous n'avons pas recueilli le même son de cloche dans tous les ministères allemands...

M. Maurice Ronai. - Le Parlement européen vient de publier un incroyable rapport sur la surveillance de la NSA, le rapport Moraes. Je ne sais si vous avez eu écho des échanges entre Claude Moraes et Edward Snowden. Une des questions portait sur le fait de savoir ce que peuvent faire les parlements. La réponse d'Edward Snowden m'a beaucoup frappé : « L'une des actions prioritaires de la Direction des affaires étrangères de la NSA est de faire pression ou d'inciter les États membres de l'Union européenne à changer leurs lois pour rendre possible la surveillance de masse. Les juristes de la NSA, ainsi que du Government communications headquarters (GCHQ) du Royaume-Uni, travaillent dur à rechercher dans les lois et les protections constitutionnelles des failles utilisables pour justifier des opérations de surveillance indiscriminée, attrape-tout, qui ont été au mieux involontairement autorisées par les parlementaires. Cette façon de créer par interprétation de nouveaux pouvoirs à partir de lois vagues est une stratégie intentionnelle pour éviter l'opposition du public ou l'insistance des parlementaires sur le respect des limites légales ». Cette interprétation s'appuie sur une enquête du Guardian.

La France ne figure pas parmi les pays désignés par Edward Snowden. Ce sont plutôt les pays dans lesquels la Direction des affaires étrangères de la NSA pouvait peser sur l'élaboration du cadre réglementaire de surveillance -Nouvelle-Zélande, Allemagne et Pays-Bas- où la NSA était parvenue à s'ingérer dans le processus législatif. Ceci n'a toutefois pas de rapport direct.

Mardi 25 mars 2014

Présidence de M. Gaëtan Gorce, président

Audition de M. Philippe Lemoine, président directeur-général de LaSer, président de la Fondation pour l'Internet nouvelle génération, chargé par le Gouvernement d'une « mission pour la transformation numérique de notre économie »

M. Gaëtan Gorce , président . - Nous entendons M. Philippe Lemoine, PDG de LaSer, président de la Fondation pour l'Internet nouvelle génération. Il a été chargé par le gouvernement, en janvier 2014, d'une mission pour la transformation numérique de notre économie. M. Lemoine est également membre de la CNIL. Il est accompagné de Mme Marie Georges, expert auprès du Forum d'Action Modernités.

Le développement de l'Internet, qui a des conséquences sur nos relations internationales et la sécurité des États, conduit à se poser la question du respect des principes de notre droit. Il engage aussi des enjeux industriels, et l'on ne saurait faire vivre des principes de droit hors tout substrat économique. Autant de questions sur lesquelles nous aimerions connaître votre sentiment.

M. Philippe Lemoine. - Mme Georges, qui après avoir dirigé le service des affaires européennes et internationales de la CNIL est devenue expert du Forum d'Action Modernités possède une connaissance très à jour du réseau Internet et des débats internationaux, qui est précieuse.

Dans un univers numérique en expansion rapide et en tension permanente, où la gouvernance évolue lentement, à l'écart du débat public, l'opportunité s'ouvre aujourd'hui de replacer cette question de la gouvernance au coeur d'un débat public qui prend forme. Il y a place pour une initiative européenne forte et crédible. Tel sera, en substance, mon propos.

Première observation, l'univers numérique, en expansion rapide, est habité de tensions permanentes. Ce sont les technologies informatiques, nées après-guerre, qui ont conduit, au début des années 1970, à la naissance d'Internet, à ne pas confondre avec le web, soit le mode d'utilisation qui en a été fait au début des années 1990. Si le terme de numérique s'est aujourd'hui imposé, c'est par le biais du grand public, devenu un acteur essentiel, le lieu même de l'innovation, comme en témoigne le Consumer Electronic Show qui se tient chaque année aux États-Unis. L'interaction entre le grand public, l'entreprise et le monde institutionnel est caractéristique de l'étape actuelle.

À tous ces stades de son histoire, le monde technologique a été dominé par des tensions fortes. L'informatique elle-même, après-guerre, est née d'un mixte entre la recherche militaire et une composante plus visible, via les conférences Macy, qui rassemblent des chercheurs comme Gregory Bateson, Margaret Mead, Norbert Wiener, qui élaborent l'idée de cybernétique pour aller vers une connaissance pacifiste, en vue d'un monde meilleur - la métaphore du gouvernail indiquant bien qu'il s'agit de s'orienter dans ce monde nouveau en évitant les écueils.

La naissance de l'Internet, de même, est marquée par la coexistence d'une composante militaire forte, avec le travail de recherche de la Darpa ( United States Department of Defense Advanced Research Projects Agency ), et de l'irruption sur le net de la contre-culture américaine des années 1970, ainsi que le retrace Fred Turner dans son livre Aux sources de l'utopie numérique . Il montre comment le « love summer » de 1967 a précipité 700 000 jeunes américains urbains vers les campagnes, milieu qui va être à l'origine des communautés virtuelles qui se sont formées sur le net. Cette composante libertaire d'origine se retrouve dans le numérique, qui, en même temps qu'il représente à la fois les plus grosses entreprises et la plus grande forme de capitalisation boursière mondiale, est habité par des utopies libertaires fortes.

Il est important de bien distinguer les différentes plates-formes de l'Internet, car elles ne posent pas les mêmes problèmes, ne sont pas gérées par les mêmes acteurs et n'appellent pas les mêmes réponses. Les échanges interpersonnels par mail sont une chose, le web tel qu'il s'est développés à partir de 1993 en est une autre ; c'est un espace formidable de publication, d'attraction du grand public, où se développent des modèles fondés sur la gratuité mais sous-tendus par le modèle économique de la publicité ciblée, qui suppose le recueil de données. On y trouve, en position dominante, l'entreprise Google.

Les applications, comme celles vendues par Apple, sont construites sur un autre modèle économique. L'entreprise WhatsApp, que Facebook vient de racheter pour la somme faramineuse de 19 milliards de dollars, en fournit une bonne illustration. Elle a été créée par un entrepreneur d'origine ukrainienne qui avait travaillé chez Yahoo et ne voulait pas du modèle fondé sur la publicité ciblée, parce qu'il suppose la collecte de données, sujet très sensible à un ressortissant de l'ancien bloc de l'Est. Il a donc promu un modèle très différent, celui du freemium, très présent sur les plates-formes d'applications. Il s'agit de se créer une audience via des prestations gratuites, qui incitent les utilisateurs à acquérir un complément en service payant. Beaucoup de jeux fonctionnent sur ce modèle. S'il se pose d'autres problèmes, comme celui de l'addiction, il n'y a pas, cependant, collecte de données.

Un troisième type de plates-formes se cherche autour de l'Internet des objets connectés, où la France dispose d'un certain nombre d'atouts.

Ceci pour dire qu'il ne faut pas confondre l'Internet avec le seul modèle du web.

L'Internet, qui évolue vite, est régulé par des organes de gouvernance qui évoluent lentement, assez loin du débat public. On peut distinguer les agences spécialisées de l'ONU, les instances issues du Sommet mondial pour la société de l'information comme l' Internet Governance Forum , l'Union internationale des télécommunications, qui prend position sur beaucoup de débats liés au net, les instances de gouvernance des ressources techniques, enfin, avec l'ICANN, l'IETF ou le W3C.

Le débat porte souvent sur la nationalité de ces institutions. De fait, l'ICANN demeure une société de droit américain, d'où les propositions européennes de lui conférer un statut plus international, mieux équilibré.

Se pose, au-delà, le problème de l'équilibre entre le marchand et le non-marchand. On sait qu'il revient à l'ICANN de décider de la création de nouvelles familles de noms de domaines. D'où la question de la création de domaines à signification économique, de leur prix de vente, et des payeurs, qui touche au débat sur la neutralité du net. Dès lors que l'on retient le principe de l'égalité de traitement entre offreurs de contenus, rendre la diffusion sur Internet payante est problématique.

Autre question, celle de l'équilibre entre préoccupations de sécurité collective et libertés individuelles et collectives.

Toutes ces questions demeurent, cependant, à l'écart du débat public. Les lobbies, en revanche, ne manquent pas de poids dans les institutions de la gouvernance. Au sein du « business constituency » de l'ICANN, on compte cinquante-trois multinationales, dont quarante américaines...Voilà qui pose un problème au regard des principes de la représentativité. Les lobbies bénéficient, de surcroît, grâce à la puissance des acteurs, d'une véritable débauche de moyens. On parle beaucoup du big data : songeons que 80% du stock des données sont aux mains de quatre entreprises, les fameuses GAFA, qui font partie des six entreprises américaines concentrant 25% du cash détenu par l'ensemble des entreprises américaines, selon une enquête de l'agence Moody's. Ce sont aussi les entreprises les mieux placées dans le score dit d'admiration, donc celles qui attirent le plus de talents.

Les révélations de l'affaire Snowden ont fait émerger des questions essentielles. Avec Louis Joinet et Philippe Boucher, j'ai publié en août dernier une tribune dans Le Monde pour regretter que la France reste muette sur ces questions fondamentales. Qu'il ait pu y avoir jusqu'à 71 millions d'écoutes en un mois en France ne semble pas autant émouvoir, chez nous, que la révélation d'autres écoutes... La sensibilité est tout autre en Allemagne, où le souvenir de la Stasi est encore vivant. La révélation d'une surveillance jusque sur le portable de Mme Merkel a été la cerise sur le gâteau. D'où l'idée lancée, il y a un mois, au sommet franco-allemand, d'un Internet européen... qui n'a guère trouvé d'écho en France. Des initiatives sont aussi venues du Brésil, via l'ONU. Mais tout cela reste encore fragile et incertain. Qu'entend l'Allemagne par Internet européen ? C'est encore flou. Et lorsque des initiatives sont prises, des incohérences demeurent.

L'affaire Snowden n'en a pas moins suscité des inquiétudes réelles dans les milieux d'affaires. Les grands patrons soulignent combien il est important de créer la confiance - la loi informatique et libertés peut nous être, en France, un atout - et les grands acteurs qui veulent se développer dans le cloud computing sont les premiers à réclamer, aux États-Unis, une législation claire, car ils savent que le flou est périlleux pour leurs affaires. En Allemagne, les milieux d'affaires militent en faveur d'une initiative politique à l'échelle européenne.

Aux États-Unis, le contexte juridique, avec au premier chef le Patriot Act, s'est traduit, ainsi que le révèle le Washington Post, par une habilitation au secret-défense de 840 000 personnes, dont 135 000 seulement dans les agences de renseignement. Autrement dit, beaucoup sont dans les entreprises. Ces personnes ont deux employeurs, leur entreprise, et la NSA... Dans cet important appareillage, une part, très visible, se concentre sur la lutte contre le terrorisme, mais la plus grande part, beaucoup moins visible, se voue à l'espionnage économique.

On sent venir un renouveau des capacités de mobilisation militante sur le sujet des libertés. C'est un sujet auquel les tenants du logiciel libre, d'inspiration libertaire, ne s'identifiaient pas jusqu'à présent ; ils n'y voyaient que conservatisme. Les choses ont beaucoup changé. L'apparition du cloud computing soulève des interrogations. Comment éviter une intermédiation monopolistique ? Des théoriciens du logiciel libre, des juristes comme Lawrence Lessig ou Eben Moglen s'intéressent désormais à ces questions.

Je suis frappé par l'apparition de motivations nouvelles, très différentes de celles qui animent les gens de ma génération. Notre réflexion, en Europe occidentale du moins, est alimentée par le souvenir de la guerre, la conscience des dangers liés à la constitution de fichiers de population, la préoccupation d'éviter une centralisation de l'information dans les mains de la puissance publique. C'est aussi la conception des Allemands, qui n'oublient pas la Stasi. Toute différente est la réponse qu'a faite Edward Snowden à Glenn Greenwald, le journaliste du Guardian qui a pu l'interviewer à Hong Kong et qui lui demandait pourquoi un tout jeune homme de vingt-sept ans avait, au risque d'être accusé de trahison et de devenir un fugitif, mis ces informations sur la place publique : Internet a tellement compté dans la construction de ma vie, dit-il, que je ne conçois pas que la jeunesse puisse être privée d'un tel lieu de liberté, où l'on peut s'exprimer en confiance. C'est une motivation radicalement tournée vers le futur, et cela représente un changement important. Dans le milieu des geek français, il y a un avant et un après l'affaire Snowden.

Il y a place, dans ce contexte, pour une initiative européenne forte. Alors que la France est restée l'arme au pied et s'est tenue en retrait à l'ONU, elle gagnerait à prendre une initiative adressée à la société civile internationale, au sein de laquelle il existe des diagnostics et des points de vue différents. Aux États-Unis, il existe des milieux militants très forts. En Islande aussi, une réflexion approfondie a été conduite autour de la naissance du parti pirate.

M. André Gattolin . - En Suède.

M. Philippe Lemoine. - Cela a commencé en Islande. Dans ce pays totalement déstabilisé par la finance offshore , l'idée a émergé de construire un bastion irréprochable en matière de protection des données, pour attirer de l'activité économique.

La réflexion est à l'oeuvre également en Chine, dans certains pays d'Asie, qui connaissent des régimes totalitaires, mais aussi dans les pays du printemps arabe, où Internet a eu un rôle ambivalent, moyen puissant de mobilisation mais aussi moyen de pistage.

Rassembler tous ces milieux dans un forum international serait une initiative bienvenue, qui enrichirait le diagnostic, et permettrait de confronter les idées d'action, qui peuvent être très différentes. Étant entendu qu'il est important d'avoir une approche cohérente entre principes juridiques et initiatives industrielles. Si l'on veut mettre en avant l'idée que nous pouvons offrir une industrie de l'hébergement de données plus digne de confiance que l'industrie américaine, il faut qu'existent des mécanismes juridiques ad hoc . En France, avec le malheureux épisode de la loi de programmation militaire, juste au moment de l'affaire Snowden, nous nous sommes, hélas ! condamnés au silence... Il faut beaucoup de lucidité, pour déterminer clairement ce que sont les actions légitimes de l'État en matière de lutte contre le terrorisme, les encadrer par la loi et prévoir un contrôle, afin de ne pas en faire un prétexte pour généraliser la surveillance des données, comme s'y sont laissés aller les États-Unis.

M. Gaëtan Gorce , président . - Un Internet européen, pour reprendre la formule de Mme Merkel, comment le définir ? Avez-vous des pistes à proposer, qui reprennent les préoccupations que vous avez évoquées ?

Vous évoquez l'épisode de la loi de programmation militaire, mais on vient aussi d'avoir la révélation - il est vrai via des services étrangers, ce qui doit nous porter à la prudence - d'une collaboration d'Orange avec la DGSE indépendamment des règles légales. Quel regard portez-vous là-dessus ?

M. Philippe Lemoine. - Vous m'interrogez sur l'Internet européen. Le virage actuel est important. Le monde de l'entreprise, le monde militant, le grand public l'ont pris, après l'affaire Snowden. Les prises de position des gouvernements, en revanche, restent fragiles, parce que leur contenu est mal étayé et que la volonté d'agir n'est pas constante.

J'ai cru comprendre que derrière l'idée d'un Internet européen, qui rejoint les préoccupations du Brésil, où se tiendra bientôt une réunion mondiale sur la gouvernance de l'Internet, il y a ce constat qu'une part importante des écoutes se fait sur les câbles télécom transcontinentaux. Diminuer le volume des données qui passent d'un continent à un autre, c'est diminuer les occasions de captation. D'où l'intérêt d'un traitement localisé.

Ce n'est cependant qu'une solution très partielle. Que nous ont appris les révélations initiales d'Edward Snowden ? J'en profite ici pour faire une parenthèse, qui répondra à votre deuxième question : Edward Snowden assure qu'il n'a pas emporté de dossiers, pour éviter le risque qu'ils ne tombent aux mains de services secrets hostiles aux États-Unis. On peut donc s'interroger sur l'origine d'une partie au moins des informations qui ont été depuis révélées. Il faut être prudent, sachant que les services secrets sont très savants en matière de manipulation de l'opinion...

Dans les révélations initiales d'Edward Snowden, le dossier le plus important, c'est l'affaire Prism, c'est à dire les accords passé entre la NSA et les grandes entreprises américaines de l'Internet. On peut se demander à quel niveau ces accords ont été passés, et s'il faut en imputer la responsabilité aux dirigeants de Facebook ou de Google, ou au mécanisme du Patriot Act, qui fait obligation à ces entreprises d'avoir des personnels habilités secret défense, instituant de fait une double hiérarchie au sein de l'entreprise.

Toujours est-il qu'au vu de ces accords, la localisation géographique ne changera pas la donne. Les instances de recherche, de normalisation, les systèmes techniques sont depuis longtemps investis par des personnels à compétence technique forte liés aux agences de renseignement. Beaucoup de systèmes censés très sécurisés comportent dans leur architecture des portes d'entrée dérobées qui sont autant de moyens de pénétration. C'est d'ailleurs un jeu extrêmement dangereux, car ces vulnérabilités peuvent être utilisées par d'autres que leurs auteurs... Tout ceci pour dire que la localisation ne résoudra pas le problème de l'espionnage. En revanche, la clarté des normes techniques appliquées à un traitement et la capacité à prouver, par un contrôle effectif, que la pratique des entreprises est bien conforme à la loi, sont des exigences déterminantes.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure . - Nos institutions politiques sont-elles aptes à comprendre le monde numérique ? Le gouvernement vous a confié mission de réfléchir à la transformation de l'économie : comment réguler ce nouveau monde par la construction de nos propres structures ?

M. Philippe Lemoine. - Lorsque l'on m'a confié cette mission, j'ai tenu à éviter un écueil, en ne donnant pas à penser que l'on pouvait à quelques-uns, en chambre, entreprendre de donner des leçons au monde. Ce serait non seulement présomptueux, mais contraire au message à faire passer : la plus grande force transformatrice tient dans l'intelligence collective. Les capacités d'innovation résident de plus en plus dans l'interaction. D'où l'exigence d'une démarche commune, pour élaborer un diagnostic partagé.

Ce ne sont pas seulement les petites sociétés, les professions très localisées - chauffeurs de taxi, libraires, hôteliers...- qui s'inquiètent de leur aptitude à prendre le train en marche. Nos grandes entreprises présentes sur le net craignent de se trouver confrontées à une concurrence qu'elles n'auront aucun moyen de dominer. Combien de PDG voient en Google plutôt qu'en telle entreprise homologue leur principal concurrent ? Il s'agit d'inverser la vapeur, et de transformer ces appréhensions en une approche plus positive, en favorisant la prospective et en faisant bien comprendre que dans le monde numérique, il n'y a pas, comme dans le monde financier, d'instance garante en dernier ressort. Voyez les débats que suscite dans le monde audiovisuel l'arrivée de Netflix sur le marché français. Pourtant, peu d'entreprises de l'audiovisuel se préparent à contrer l'offensive ; la plupart attendent simplement de l'État qu'il fasse barrage, qu'il les protège.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure . - Sur la protection des données, vous avez évoqué l'idée d'une solution industrielle européenne. Ne serait-il pas bon de penser un cloud d'envergure européenne, en s'appuyant sur l'axe franco-allemand, plutôt que de ne rechercher que des solutions nationales ?

M. Philippe Lemoine. - D'autres que moi, comme Thierry Breton, seraient mieux placés pour vous répondre... Le fait est que la réaction de l'Allemagne a été forte : c'est un momentum à ne pas négliger. Mais si l'on veut que l'initiative soit européenne, il faudra parvenir à entraîner d'autres États. J'ajoute que l'on ne peut se vanter de vendre des solutions d'hébergement plus sûres que les solutions américaines sans se donner tous les moyens d'être plus sûrs, au risque de compromettre, pour longtemps, toute initiative. Or, il est complexe d'édicter des règles dans ces domaines, et plus encore de se donner les moyens de les appliquer. On sait quelle est, dans certains domaines, l'implication des services secrets européens... Il y faudra donc une volonté politique forte. Aux États-Unis, existe une liste des cent appels d'offre que l'industrie américaine ne peut pas perdre. Le gouvernement américain met, à cette fin, les moyens des services de renseignement au service des milieux d'affaires. Si nous voulons faire la preuve qu'une industrie européenne de l'Internet qui récuse ce modèle est possible, cela demandera beaucoup d'efforts, de détermination et de vertu...

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure . - On parle beaucoup de nos start up , mais elles ne jouent pas dans la même cour que les grandes entreprises américaines. Comment accompagner en Europe, aux plans financier et juridique, la croissance de ces entreprises pour leur donner une dimension concurrentielle sur le marché mondial ?

M. Philippe Lemoine. - Les problèmes ne sont pas les mêmes dans tous les pays d'Europe. La natalité des entreprises, en France, est bonne, mais leur démographie et leur capacité de croissance ne l'est pas. Le meilleur indicateur de la vitalité économique des entreprises est dans le nombre de celles de moins de trente ans qui se classent parmi les cent premières du pays. Il n'y en a aucune en France, à part peut-être Free, neuf seulement en Europe, contre soixante-trois aux États-Unis. Cette question de la croissance des entreprises naissantes n'est d'ailleurs pas propre à l'économie numérique. Mais le cycle de croissance y est plus court, si bien que l'on a l'impression qu'il faudrait peu de chose. Cela suppose d'être en capacité de s'adresser plus clairement au marché mondial qu'on ne se le représente traditionnellement en Europe, où l'on croit qu'il faut commencer par le marché local. Le problème ne vient pas tant des circuits financiers, comme on le dit parfois, que du comportement des entreprises.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure . - Le télétravail, l'Internet des objets, l'imprimante 3D vont révolutionner l'économie. Comment voyez-vous la transformation ? Comment s'y préparer ?

M. Philippe Lemoine. - On s'éloigne là du seul modèle du web, pour entrer dans des formes plus larges du numérique. Le mouvement citoyen américain des « makers » qui s'est créé autour de la mise en place des Fab Labs - ces laboratoires où se mettent en place des outils numériques largement ouverts au public - a élaboré un manifeste. Nous savons que vos carnets de commandes ne permettent pas le plein emploi, et que vous avez du mal à innover, disent-ils, en substance, aux entreprises. Nous vous demandons donc d'organiser le travail pour libérer vos bureaux à 17 heures et de doter toutes vos machines d'une interface API, standardisée, afin de permettre aux citoyens américains d'occuper vos usines, pour innover à votre place. C'est un peu provocateur, mais le fait est que beaucoup de choses se font qui relèvent de cet esprit.

Je pense, en France, au Museomix. C'est une approche du musée numérique qui sort des chemins battus. Il s'agit d'inviter, le vendredi soir, des citoyens - informaticiens, designers... - à venir hacker le musée pour y développer des procédures technologiques qui l'enrichissent. J'ai participé à une intervention au Musée des arts décoratifs, qui réunissait soixante personnes, réparties en différents groupes. Le mien a travaillé sur la célèbre reconstitution des appartements de Jeanne Lanvin, et cherché le moyen de susciter la curiosité du visiteur en utilisant le son directionnel pour diffuser le chuchotement d'une conversation venant du boudoir. Dès le début de la semaine suivante, les dispositifs proposés sont en place, et c'est ainsi que le musée « se met dans le coup » sans en passer par toutes sortes de commissions...

M. André Gattolin . - Que pensez-vous de la démarche engagée hier par l'Union fédérale des consommateurs sur les conditions générales d'utilisation (CGU) notamment sur les réseaux sociaux ? Ils estiment que ces CGU, ne protégeant pas les données des utilisateurs, ne sont pas conformes à notre droit. Une telle initiative est-elle susceptible d'aboutir à des résultats ? A-t-elle une utilité politique dans le débat ?

M. Philippe Lemoine. - J'ai insisté sur la dimension grand public du numérique. Les entreprises du numérique entretiennent un lien étroit avec la société, laquelle n'est pas seulement, dans cette relation, société de consommation, puisque les consommateurs sont des intervenants, des acteurs. La plate-forme d'applications d'Apple fournit un exemple de ce modèle d'économie pollen, où l'entreprise fournit une ruche qui attire les abeilles. Les entreprises du numérique sont ainsi en rapport étroit avec le tissu social vivant qui les entoure. Quand on est ainsi en contact aussi étroit avec un territoire, il devient, de fait, contradictoire, de se prévaloir de normes extraterritoriales et de refuser de reconnaître sa présence sur un territoire... L'initiative de l'UFC met à juste titre le doigt sur cette contradiction. Que sera demain l'Europe de la protection des données ? Il est clair que le maillon le plus faible en termes de protection des libertés y sera un point d'entrée pour l'activité internationale de ces grandes entreprises américaines. Les États membres doivent conserver une certaine autonomie juridique. Il est des moyens de définir une territorialité des traitements, pour leur appliquer la loi du territoire concerné : quand un opérateur met en place un cookie, l'ordinateur est situé géographiquement.

M. Gaëtan Gorce , président . - Il me reste à vous remercier d'être venu jusqu'à nous.

Audition de M. Andrew Wyckoff, directeur de la science, de la technologie et de l'industrie à l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE)

M. Andrew Wyckoff. - Mesdames et Messieurs les Sénateurs, c'est un honneur de pouvoir m'exprimer ici à propos du sujet sur lequel je vous remercie de vous pencher.

Ma présentation sera divisée en cinq parties.

La première portera sur les évolutions de l'Internet, et la seconde sur les propriétés économiques qui rendent l'Internet si puissant. Nous ferons également un point sur la nature de l'impact de l'Internet sur la communication et sur les changements réglementaires nécessaires, ainsi que sur l'importance de la confiance. Nous verrons qu'il est très facile de casser la confiance par le biais de l'Internet. Nous ferons enfin un dernier point sur la gouvernance.

Vous avez entendu un certain nombre d'experts avant moi, bien plus qualifiés que je ne le suis d'ailleurs, dont certains des pères fondateurs de l'Internet. Je ne rentrerai donc pas dans les détails, si ce n'est pour rappeler que l'Internet est un réseau de réseaux, comprenant 45 000 réseaux. C'est une des parties de l'économie qui a le mieux résisté à la crise. Il s'agit d'une plate-forme d'innovation dont on a encore du mal à réaliser la puissance.

Tout a commencé avec un groupe de scientifiques. Aujourd'hui, près de 3 milliards de personnes s'en servent, et l'on est en train de passer à une nouvelle étape avec l'Internet des objets. Une famille avec deux enfants a, en moyenne, près de dix appareils connectés à l'Internet ; d'ici dix ans, on pourrait compter cinquante appareils connectés par foyer ! L'impact et l'influence sur notre vie quotidien est très important. Les gouvernements ont besoin de comprendre comment cela fonctionne, de la même manière qu'ils ont besoin de comprendre le fonctionnement de l'industrie bancaire ou des autoroutes.

Il faut également bien comprendre les paramètres économiques de ce système. C'est une analyse sur laquelle l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) se penche depuis près de vingt ans. Quelles sont ces propriétés économiques ? On est passé d'un réseau fixe, en 1997, à un réseau principalement mobile, ce qui a changé la nature de l'Internet et la façon d'interagir avec lui.

Nous connaissons tous le commerce électronique. Les chiffres de celui-ci ont doublé en quelques années. Les gens sont de plus en plus attirés par les achats en ligne -Trois Suisses, ventes privées... D'une manière générale, on a jusqu'à seize fois plus de choix grâce à l'Internet et, très souvent, les prix sont inférieurs. Aux États-Unis, c'est le cas pour cinquante catégories de produits, et nous pensons que c'est une tendance de fond. Les jeunes de vingt à trente ans sont nés avec l'Internet, et ont l'habitude d'y acheter des produits, de plus en plus à partir d'appareils mobiles.

Une autre propriété importante de l'économie numérique réside dans la dimension que les entreprises peuvent avoir, sans qu'il y ait forcément des bâtiments, ou des hommes et des femmes derrière : regardez le peu de capital humain dont on a besoin pour avoir une véritable présence internationale ! Ceci se retrouve dans plusieurs modèles économiques.

Il est intéressant de considérer le revenu généré par employé. Le chiffre d'affaires d'une entreprise comme Google, qui compte 45 000 salariés, est de 50 milliards, soit près d'un million de dollars américains par salarié ! Il en va de même pour Facebook, qui gagne par salarié huit fois plus que la moyenne des entreprises américaines. Ceci a des implications à l'échelle commerciale, en matière de réglementation, mais aussi sur le plan fiscal. Il existe également des micro-multinationales, petites entreprises qui deviennent internationales du jour ou lendemain. Tout ceci est bien sûr en lien avec la question de la présence physique et de l'emploi.

Lorsque nous avons commencé à travailler sur le sujet, en 1998, on parlait d'entreprises numériques. Cela a moins de sens aujourd'hui. Les choses ont évolué. Tous les secteurs touchent à l'Internet, qu'il s'agisse de l'enseignement, du secteur médical, ou d'entreprises comme General Electric. Toutes ces activités sont en fait numériques. En matière de politique publique, les implications peuvent aussi aller bien au-delà des technologies de l'information et de la communication.

L'évolution vers une économie numérique va changer beaucoup de choses en matière de marché du travail. Certains emplois vont disparaître, d'autres vont apparaître, avec des besoins en compétences différents. C'est ce que l'on voit d'après nos données. Les deux tiers des adultes n'ont actuellement pas les compétences requises ; or, l'on sait qu'il faut environ dix ans pour préparer le marché du travail, reconnaître les signaux du marché et acquérir les compétences ! Ce manque est, je pense, un élément très important, qui devra tôt ou tard être pris en compte, afin de conduire les changements structurels qui s'imposent.

Un autre point important réside dans le fait que les gouvernements doivent intégrer l'économie numérique dans tous les domaines -échanges commerciaux, entreprises, politiques fiscales, travail, emploi, compétences.

Par ailleurs, l'économie numérique appelle une infrastructure numérique. Le haut débit est absolument essentiel, et je dois dire que la France fait très bien dans ce domaine. La concurrence, que nous applaudissons, a permis, dans ce pays, de baisser les tarifs, et je pense que la France est un des marchés les plus porteurs en matière de bande passante, juste derrière la Corée du Sud. Des améliorations sont à apporter dans chaque pays, et le rôle de la fibre peut être conséquent.

Il est important de garder les marchés ouverts et concurrentiels. Ceci implique d'abaisser les prix d'accès, afin que chacun puisse en bénéficier. Il faut aussi faciliter les usages, comme le « roaming », par exemple, c'est-à-dire l'utilisation de ses appareils où que l'on soit. Il faut également veiller à la réglementation, à l'heure de la convergence, et de l'Internet des objets, notamment en matière de communication entre machines.

La question politique de l'ouverture d'Internet demeure. Il faut stimuler les investissements en faveur des réseaux à haut débit, mais également surveiller les entreprises, qui sont au centre de l'Internet : elles doivent être contrôlées, car les investissements sont importants. Des modèles économiques existent. Que ce soit dans les pays scandinaves, aux Pays-Bas, ou en Corée du Sud, les investissements dans les réseaux se font avec des visions à long terme, voire à très long terme. Nous pourrons y revenir dans le cadre de notre discussion, si vous le souhaitez...

Si certains pays semblent avoir fait des efforts, d'autres auraient tendance à ralentir le développement de l'Internet, en recourant à des modèles où les développeurs de contenu doivent également payer.

Notre dépendance vis-à-vis de l'Internet augmente également notre vulnérabilité. Ceci appelle davantage de sécurité. À l'OCDE, nous travaillons sur des standards, des normes. L'ère pré-Internet remonte aux années 1970 ; dans les années 1980, nous avons adopté le premier document concernant la confidentialité et la protection des données. Celui-ci a été révisé en juillet. Nous travaillons sur ces sujets depuis de nombreuses années.

La question de la sécurité est un sujet critique. On sait depuis de nombreuses années qu'il s'agit d'un point faible : la fuite ou la perte de données sont possibles, avec tout l'impact que cela peut avoir sur les consommateurs. On enregistre de plus en plus de plaintes au titre du non-respect de la confidentialité ou de la sécurité. Ce sont des problèmes de très grande envergure. Ainsi que vous le savez certainement, 40 % de la population sud-coréenne a déjà été affectée par ces problèmes. Une trentaine de dirigeants ont d'ailleurs démissionné. Un scandale a également eu lieu aux États-Unis autour de Target, un acteur de la grande distribution, un nombre très important de consommateurs ayant vu leurs données personnelles piratées. Ceci a eu un impact de près de 25 % sur le chiffre d'affaires de l'entreprise !

La sécurité est absolument indispensable, et constitue l'un des fondamentaux de l'économie numérique. Il faut protéger la confidentialité et l'identité, mais également les repenser. C'est ce que l'OCDE est en train de faire. Ceci me renvoie vers le « big data » : il est important d'informer un minimum les consommateurs et leur fournir une certaine protection lorsque des transactions ont lieu.

La cinquième partie de ma présentation abordera la question des politiques de l'Internet et de sa gouvernance, qui constituent un sujet complexe. Ainsi que je vous le disais, nous travaillons sur des standards et sur des normes depuis au moins deux décennies. Nous avons étudié différentes problématiques juridiques, réglementaires et techniques, mais aussi l'éducation, la sécurité des infrastructures, les informations critiques, la protection des données. Nous avons donc une expérience importante, et avons toujours oeuvré avec de nombreuses parties prenantes. Cela a toujours été notre principe depuis le début de nos travaux, en 1998, à Ottawa.

La plupart des résultats de nos travaux sont non contraignants, mais permettent une meilleure coordination internationale. Établir des principes n'est jamais simple. Il s'agit d'un processus complexe, qu'il est important de réaliser avec les différentes parties prenantes ; nous avons ainsi pu mettre en place des instruments juridiques. Aujourd'hui, nous disposons d'un cadre qui nous permet de bénéficier d'une certaine gouvernance. Après la réunion de Séoul en 2008, j'ai participé à Paris, en 2011, à une réunion avec un certain nombre de pays non membres - Lituanie, Colombie, Costa Rica, etc. - qui ont adopté les « Internet principles », les principes des politiques sur Internet élaborés par l'OCDE.

Ce qui était alors un petit secteur est aujourd'hui en passe de devenir une véritable économie. Lors de la réunion de Paris, en 2011, nous avons véritablement commencé à réfléchir à une approche philosophique commune. Une autre réunion ministérielle aura lieu début 2016, à Mexico. On y travaillera sur la gouvernance, mais également sur l'emploi.

L'Internet jouant un rôle de plus en plus important dans nos vies, il n'est pas surprenant que les gouvernements s'intéressent à sa gouvernance. Je pense que les principes de 2011 constituent un bon cadre pour débuter cette réflexion.

L'Internet est décentralisé et ouvert. Un certain nombre de réunions sont prévues cette année à São Paulo avec le NETMundial, à Istanbul où se réunira en septembre l'Internet Governance Forum (IGF), et à Busan en octobre pour l'IUT. Les annonces récentes, aux États-Unis, de la National telecommunications and information administration (NTIA), mettant fin aux relations contractuelles avec l'ICANN, vont conduire à la création d'une nouvelle entité, sans que l'on sache de quoi il va s'agir.

Il existe actuellement quelques incertitudes dans ce domaine. Nous suivons bien évidemment tout cela de très près. Nous sommes un acteur important de tous ces événements et de toutes ces évolutions. Nous avons soumis une contribution au NETMundial ; nous le mettons à votre disposition. Notre secrétaire général travaille également sur la gouvernance, et va assurer le suivi de la réunion de São Paulo.

M. Gaëtan Gorce , président. - Pouvez-vous nous éclairer sur l'impact de l'économie du Net sur l'emploi ? Comment les choses se répartissent-elles, au sein de l'OCDE, ainsi qu'en termes de création de valeur ajoutée ? Existe-t-il un écart, entre les économies de l'OCDE, selon le degré d'investissement observable dans le Net ? Peut-on distinguer des avances ou des retards éventuels ?

M. Andrew Wyckoff. - Nous suivons en effet les évolutions, et je dois dire que les choses ont beaucoup changé depuis les tous premiers PC ou l'adoption des premières technologies. Au début, tout était assez simple. Nous menions des analyses sur les secteurs et les entreprises, et il existait une corrélation très claire entre les investissements, la productivité et la performance économique.

Nous avons, depuis, mené des travaux pour essayer de déterminer si la connexion avec l'Internet permettait d'arriver ou non à davantage de productivité et d'emplois. L'Internet a été très peu impacté par la récession, la recherche et le développement ainsi que l'emploi étant plus ou moins préservés. La situation s'est révélée plutôt stable, certaines entreprises ayant continué à se développer, même pendant la récession. Mais il est difficile de mesurer précisément l'impact des TIC sur l'emploi.

On constate également des changements structurels : aujourd'hui, la technologie de l'Internet est dans tous les pans de l'économie, dans toutes les industries -automobile, musique, etc. C'est la raison pour lequel j'ai insisté sur le besoin de compétences : il est très important d'en acquérir de nouvelles !

De nouveaux sujets, comme le « big data », constituent un énorme potentiel de croissance. Il ne s'agit pas seulement de données personnelles : on peut utiliser des capteurs dans des usines pour améliorer la productivité. Même si cela ne crée pas d'emplois, cela peut en préserver, notamment lorsqu'un pays est en compétition avec un autre, où les salaires sont inférieurs.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure. - Vous avez rédigé une contribution pour le NETMundial. Pourriez-vous en tracer les grands objectifs en quelques mots ?

Vous avez également évoqué des sujets comme la vie privée, la sécurité, la protection des données. Deux autres domaines préoccupent beaucoup ceux qui réfléchissent à la structuration de ce monde, la neutralité du Net, et l'égalité de l'accès à tous les contenus qui y circulent. Pourriez-vous en dresser un rapide tableau, notamment concernant les différentes positions adoptées par les États ?

Le Sénat a beaucoup travaillé sur la fiscalité du numérique. Vous avez initié une action intitulée : « Relever les défis fiscaux posés par l'économie numérique », dans le cadre du plan d'action contre l'évasion des bases fiscales. Ce sujet nous intéresse. Pouvez-vous nous éclairer sur les objectifs de ce groupe de travail ? Comment avance-t-il et où en est-il ?

M. Andrew Wyckoff. - La réunion de NETMundial, qui aura lieu fin avril au Brésil, à laquelle nous allons participer, affiche trois grands objectifs. La gouvernance répond-elle aux attentes ? Un rapport a été rédigé et sera le point focal de nos discussions. Je ne sais si nous arriverons à des conclusions, mais je pense que ceci donnera lieu à un mémento.

Je pense par ailleurs que nos discussions porteront sur la transition proposée par l'ICANN. Quel va être le nouveau système de gouvernance ? Le document de l'OCDE contribuera également à la mise en place de principes à suivre ou à ne pas suivre. Il ne s'agit pas de principes contraignants, mais ils donnent une idée précise de la direction à prendre. Nous avons développé ces principes en 2011. Ils sont loin d'être parfaits, mais peuvent contribuer au débat. Trente-huit pays y ont d'ores et déjà adhéré. C'est un bon point de départ. En fait, il s'agit de bien plus que de principes : c'est une position philosophique, avec des applications pratiques.

Mme Anne Carblanc, chef de la division de la politique de l'information, des communications et des consommateurs, à la direction de la science, de la technologie et de l'industrie de l'OCDE. - La réunion sur la gouvernance de l'Internet a été décidée il y a un peu moins d'un an, à l'époque des révélations à propos des opérations de surveillance de la NSA par la presse. La Présidente du Brésil a considéré qu'il fallait probablement revoir certaines choses. Cette réunion couvre plusieurs domaines, dont toute la partie technique - gestion des ressources critiques. L'IGF essaye de définir, sur la base de principes existants - dont ceux de l'OCDE - les principes généraux de l'utilisation de l'Internet, balayant tous les aspects, des droits de l'homme, jusqu'aux aspects économiques.

Le Brésil a soulevé la question de l'architecture, après l'annonce faite par le Gouvernement américain en matière de gestion des noms de domaine. L'OCDE n'a pas de position officielle -je parle ici sous le contrôle de mon directeur- à propos de la question de la gouvernance, ni de celle de la gestion des ressources critiques de l'Internet. En revanche, nous disposons d'une recommandation de notre conseil sur la question des principes adoptés par d'autres pays non membres.

En matière d'architecture, nous avons travaillé sur le fait de savoir qui faisait quoi. Beaucoup d'organisations ont un rôle dans le domaine de l'Internet, mais nous n'avons pas, là non plus, de position officielle. Nous travaillons en coopération avec une commission créée récemment à Davos et menée par le ministre des affaires étrangères suédois, M. Carl Bildt, qui va oeuvrer sur cette question. Il s'agit d'une tâche en cours de développement.

L'impact de l'Internet sur l'emploi est très difficile à mesurer ; l'un des objectifs pour 2016 est d'être mieux à même de démontrer les aspects positifs de l'Internet, comme ses aspects négatifs, en proposant en même temps des solutions. L'acquisition de compétences est l'une des réponses évidentes. Il n'y aura pas de retour en arrière ; l'Internet ne va pas disparaître ; on ne vivra pas, demain, comme l'on vivait avant l'Internet. Il va donc falloir acquérir ces compétences.

Comment favoriser l'emploi, en donnant les moyens aux personnes de créer de nouvelles entreprises, ou de se recycler, tout en essayant de maintenir les personnes âgées dans le circuit ? Ce dernier point constitue un problème critique dans un grand nombre de pays -Chine, Japon, Corée du Sud, bien sûr, mais également France, Allemagne- du fait du vieillissement des populations.

M. Rudolf van der Berg, économiste à la direction de la science, de la technologie et de l'industrie de l'OCDE. - En ce qui concerne la neutralité de l'Internet, nous avons récemment publié un rapport sur la vidéo, la télévision, et particulièrement sur l'Internet et ses infrastructures. Nous n'avons pas véritablement travaillé sur le cadre juridique, considérant que des sujets comme le copyright et les droits étaient acquis. Nous avons préféré nous attacher aux réseaux et à leur impact. Nous avons délibérément évité d'utiliser le terme de neutralité, son interprétation n'étant pas la même pour tous. Il peut avoir une signification très positive mais, lorsqu'on entre dans le débat, des divergences d'opinions peuvent se faire jour en matière de qualité de services.

Nous avons également travaillé sur la connexion avec les fournisseurs d'accès à Internet (FAI), notamment en matière de modalités : qui paie, et que paie-t-on ? Les rapports de l'OCDE ont étudié 4 000 réseaux sur 45 000. 99,5 % des interconnexions ne reposent pas sur un accord écrit, mais simplement sur un accord tacite, que ce soit en France ou ailleurs en Europe, comme dans le cas d'Amsterdam Internet Exchange, qui compte 600 participants.

Internet a malgré tout fait preuve d'une très bonne efficacité, de prix bas, et d'une bonne qualité de données. Il existe bien évidemment des débats, mais ils portent généralement sur la concurrence. De manière générale, on peut dire que plus il y a de concurrence, moins il y a de débats.

Nous disposons d'un certain nombre d'exemples, comme celui de la Corée du Sud ou de la Norvège. Ces pays ont choisi des approches très différentes en matière de neutralité. Beaucoup d'autres pays de l'OCDE ont des règles générales, que l'on interprète au fur à mesure, et qui sont bien plus flexibles que les lois.

Qu'est-ce qui fonctionne le mieux ? Pour l'instant, on l'ignore ! On ne peut définir la meilleure approche. Aux États-Unis, ce sont les juges qui décident, en fonction de règles assez générales.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteur. - Qu'en est-il de la fiscalité ?

M. Andrew Wyckoff. - M. Pascal Saint Amans, l'un de mes collègues, travaille sur ce sujet. Nous avons étroitement collaboré. Il apporte son expertise fiscale ; mes collègues et moi essayons de comprendre avec lui les modèles économiques, l'environnement, et ce qui pourrait changer à l'avenir. Il n'existe plus véritablement de secteur numérique ; aujourd'hui, toutes les entreprises utilisent de plus en plus l'Internet et les flux de données. Les données sont de plus en plus éphémères, de plus en plus virtuelles. Certaines sociétés sont devenues de pures « tout en ligne », et ont pu changer leur modèle. Vous avez peut-être entendu parler du « Base erosion and profit shifting » (BEPS), plan d'action contre l'érosion des bases fiscales. Je ne suis pas expert en la matière. Je pourrais éventuellement vous mettre en contact avec M. Saint Amans. À l'heure où je vous parle, son équipe et lui ont un mandat du G8 et du G20 pour établir un rapport portant principalement sur ce sujet avant la fin de l'année.

Ces entreprises sont gigantesques, mais n'ont pas de masse de personnel, ni de bâtiment, ce que l'on rencontrait traditionnellement auparavant. Elles sont bien plus difficiles à cerner. M. Saint Amans et ses collègues travaillent sur un système permettant de mieux identifier l'endroit où la valeur est créée, pour mettre en place des mesures fiscales plus adaptées.

M. Gaëtan Gorce , président. - Peut-on considérer que le développement d'une économie intégrant le numérique modifie la géographie économique à l'intérieur de l'OCDE ? Cela crée-t-il des écarts de développement significatifs ? Peut-on ainsi redistribuer les richesses au sein de l'OCDE de manière significative ?

M. Andrew Wyckoff. - Ce secteur est celui qui connaît la croissance la plus forte dans la plupart des pays de l'OCDE. Les entreprises qui le composent jouent sans aucun doute un rôle très important dans le débat.

Dans un certain nombre d'articles de presse, l'utilisation de la propriété intellectuelle a soulevé l'inquiétude. On revient à la question que j'ai posée tout à l'heure : la valeur est-elle générée par la propriété intellectuelle, ou par l'usage qui en est fait ? Comment gérer cela lorsqu'une entreprise a une présence véritablement internationale ?

Pascal Saint Amans a mené des entretiens avec de nombreuses entreprises, petites et grosses, des acteurs traditionnels, et des acteurs issus du domaine numérique...

M. Gaëtan Gorce , président. - Le développement de ce secteur a-t-il un impact différent sur les économies en Europe et aux États-Unis ? Est-ce de nature à modifier les rapports de richesse, ou avez-vous le sentiment que ce développement se fait de manière plus ou moins harmonieuse et équilibrée des deux côtés de l'Atlantique ?

Mme Anne Carblanc. - On n'a pas de chiffres pour tous les pays, beaucoup de programmes nationaux subissant des coupes budgétaires. Nous avons cependant calculé que, pour les États-Unis, la valeur ajoutée représente pour les firmes jusqu'à 13 %. Tous les pays qui investissent dans les technologies de l'information progressent à des rythmes différents. Le Japon et la Corée du Sud sont très bien servis en termes d'infrastructures, mais on peut avoir une excellente infrastructure et investir beaucoup, sans que l'utilisation de ces pipelines soit forcément optimale. C'est un problème que l'on rencontre également au Danemark, où les petites et moyennes entreprises n'utilisent les infrastructures que pour interagir avec le Gouvernement.

Généralement, lorsqu'il y a investissement, la croissance ne se fait pas seulement dans le domaine des technologies de l'information et de la communication (TIC), mais dans plusieurs secteurs. Nous n'avons toutefois pas de statistiques par pays suffisamment précises et comparables pour vous apporter la réponse que vous souhaiteriez avoir à ce stade. Il faut un effort de plusieurs années pour obtenir ces chiffres.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteur. - Avez-vous une idée du solde entre la disparition et la création d'emplois ?

Mme Anne Carblanc. - C'est l'un de nos objectifs pour 2016. Certains secteurs voient des métiers disparaître...

M. André Gattolin . - Je suis quelque peu désappointé ! L'OCDE est un grand organisme, qui dispose de beaucoup de compétences.

La capitalisation et le chiffre d'affaires de sociétés comme Google ou Apple sont incroyables au regard du nombre de personnes qu'elles emploient, comparé à l'industrie automobile ou d'autres secteurs plus traditionnels. Je veux bien croire que l'on ne peut réduire le parallèle de la question de l'emploi à la hausse de la compétitivité, de la productivité et des effets attenants positifs, mais il faut en étudier l'impact : il n'y a pas que les libraires qui sont aujourd'hui affectés. Énormément de secteurs sont concernés ! Amazon, aux États-Unis, s'attaque actuellement à la distribution de produits périssables. Ceci va avoir un impact non seulement sur les magasins de proximité, mais également sur l'organisation de la vie urbaine et sociale !

Je suis un fervent défenseur de l'Internet, mais je crains que l'on soit porté par un discours enthousiaste, sans en reconnaître les difficultés et les contre-effets. Il en va de même de l'Union européenne : il est évidemment mieux d'être ensemble face aux évolutions de la planète, mais cela ne produit pas que des éléments positifs. Il faut reconnaître qu'il existe aussi des impacts sociaux, économiques et structurels lourds. Si on n'en tient pas compte, on devra faire face à un retour de l'opinion, lorsque les gens seront confrontés à ces réalités !

M. Andrew Wyckoff. - S'agissant des statistiques, vous avez tout à fait raison : l'Internet n'est pas un secteur, ni une industrie, mais une façon de faire. C'est un peu comme si l'on se posait la question de l'impact des autoroutes françaises sur l'économie ! Vous allez m'objecter que les petites routes sont moins utilisées que les autoroutes, et que les magasins ou les restaurants sont de ce fait moins fréquentés, au bénéfice des ceux que l'on trouve sur les autoroutes. Cela signifie-t-il plus de pollution ? Est-ce plus pratique ? Y a-t-il moins de morts ? Comment le calcule-t-on ? C'est extrêmement compliqué... Ce n'est pas un secteur, ni un produit. C'est un peu la même chose pour les biotechnologies : c'est une façon de faire, non une industrie, ou un secteur.

Votre question est très importante, et je ne sous-estime pas les changements structurels : ils sont extrêmement sérieux et méritent toute notre attention et notre analyse. J'ai travaillé pour le Congrès américain, il y a un certain nombre d'années. Ses membres se soucient de l'emploi, mais si l'on cherche à stopper la technologie, l'impact peut être très pervers et difficile à calculer. Il pourrait être encore plus néfaste que ce que l'on essaie de résoudre ! Prenons garde ! Je crois qu'il faut plutôt chercher à canaliser les choses.

Ce faisant, je pense que l'on peut améliorer les bénéfices, tout en ajustant les choses. Je ne sais si c'est une réponse satisfaisante. J'espère que celle que l'on vous donnera en 2016 sera plus complète.

Audition de Mme Vanessa Gouret, conseillère au cabinet du ministre du commerce extérieur

M. Gaëtan Gorce , président . - Nous recevons Mme Vanessa Gouret, conseillère au cabinet de Nicole Bricq, ministre du commerce extérieur. Vous êtes chargée de la politique commerciale et des règles du commerce international : quelle est votre analyse de la gouvernance de l'Internet, et quelles sont les pistes d'action comme de réforme sur ce sujet ?

Mme Vanessa Gouret, conseillère au cabinet du ministre du commerce extérieur. - Mme Nicole Bricq, qui apprécie tout particulièrement de venir au Sénat, n'a pas pu se libérer aujourd'hui et vous prie de l'excuser; je tâcherai de répondre à vos questions et l'en informerai.

Un élément de contexte important : la négociation actuelle de l'accord transatlantique de commerce et d'investissement aura un impact sur la gouvernance de l'Internet, quoique le sujet n'en fasse pas directement partie. Cette négociation a commencé concrètement en juin dernier, avec le mandat donné à la Commission européenne par les États-membres - ce mandat n'a pas été rendu public...

M. Gaëtan Gorce , président . - On peut cependant le trouver sur Internet...

Mme Vanessa Gouret. - C'est vrai, mais c'est officieux. La négociation transatlantique porte sur l'accès au marché, sur la régulation et sur les règles de fonctionnement même du commerce entre l'Union européenne et les États-Unis, avec l'objectif affiché de renforcer le commerce, moteur de croissance et d'emploi. La France est très attachée à ce que l'accord reconnaisse des objectifs de développement durable : nous y travaillons. Les négociations ont exclu l'accès aux services audiovisuels, et il est également prévu que l'accord transatlantique ne comportera aucune disposition qui porterait atteinte à la diversité culturelle ni aucune mesure autorisant les États à restreindre la diversité numérique. La négociation vient d'entrer dans son noyau dur, avec la transmission des offres tarifaires - le premier échange a eu lieu en février 2014 - ; elle devrait durer toute cette année.

La protection des données personnelles est un sujet à part entière. La directive 95/46/CE sur la protection des données personnelles, entrée en vigueur en octobre 1998, interdit le transfert de données à un État tiers s'il n'assure pas un niveau de protection équivalent à celui qui prévaut dans l'Espace économique européen; ce niveau est apprécié par la Commission européenne, ou par les États membres. Cette équivalence de protection a été reconnue pour des pays comme le Canada ou l'Australie. Avec les États-Unis, un mécanisme spécifique a été mis en place, en coopération avec le ministère du commerce américain : c'est le Safe Harbor , un ensemble de règles auxquelles les entreprises se conforment pour être habilitées à traiter des données européennes - un millier d'entreprises américaines y ont adhéré, dont les plus importantes d'Internet, par exemple Google ou Facebook. Ce mécanisme est en cours de révision : la Commission européenne a transmis son projet le 25 janvier 2012, le Parlement européen vient de l'adopter - avec modifications - le 12 mars dernier; la présidence grecque a inscrit ce dossier parmi ses priorités, ce qui permet de penser que le Conseil européen pourrait adopter un texte cette année, pour une application l'an prochain.

L'Union européenne va donc renforcer ses règles de protection des données personnelles, ce qui aura un impact sur le Safe Harbor actuel; la Commission européenne, dans son rapport, émet de fortes critiques sur le mécanisme actuel et propose - le Parlement européen également -, que cette procédure d'habilitation permette d'appliquer bien davantage le droit européen, ce qui ne va pas sans inquiéter les Américains.

Les deux négociations - l'accord de libre-échange d'un côté, les règles de protection des données de l'autre - doivent rester séparées : le traité transatlantique ne devrait pas comporter de dispositions sur la protection des données personnelles, même si des passerelles existent, au premier chef le commerce électronique qui crée des flux de données. Le ministère du commerce extérieur a saisi le Conseil national du numérique pour examiner les interférences entre les deux négociations : le rapport devrait nous être remis cette semaine.

L'Europe a une position bien spécifique sur la protection des données, très différente de celle de la Corée par exemple : dans l'accord qu'elle négocie avec les États-Unis, l'Union européenne demande un dialogue réglementaire sur le commerce électronique, considérant qu'il est impératif de fixer des règles protectrices des données personnelles ; l'accord entre les États-Unis et la Corée, à l'inverse, proscrit aux États toute barrière qui limiterait les flux de données, sans faire mention de la protection de ces données - ce qui est bien plus conforme, dans le fond, aux intérêts américains.

L'Europe redéfinit ses règles de protection des données personnelles, nous y travaillons collectivement, en vue d'une adoption sous l'actuelle présidence grecque; et ces règles de droit européen devraient s'appliquer dans le commerce électronique avec les États-Unis, dès lors que l'accord transatlantique ferait une part plus grande au droit européen.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure . - Nous connaissons et nous saluons l'intérêt que Nicole Bricq accorde à la protection des données personnelles - elle a du reste été la seule, au Gouvernement, à réagir à nos travaux en la matière.

Comment la protection des indications géographiques, qui fait partie des intérêts offensifs de l'UE dans la négociation du TTIP, peut-elle être assurée si l'ICANN étend les noms de domaine sans y prêter attention - c'est l'exemple du « .vin » ou « .wine » ? La gouvernance de l'Internet risque-t-elle, par ce biais, d'entrer dans le champ de la négociation du TTIP ?

Mme Vanessa Gouret. - Les indications géographiques sont un sujet important et particulièrement complexe avec les Américains - parce qu'ils y voient une barrière commerciale, dans un environnement juridique largement dominé par le droit des marques, là où, en particulier en Europe du Sud, nous y trouvons un outil pour valoriser et protéger des territoires. Des voix se sont élevées contre les indications géographiques : 55 sénateurs américains ont officiellement demandé que les États-Unis s'opposent à ce qu'elles figurent dans l'accord transatlantique, alors qu'avec le Canada par exemple, les indications géographiques commencent à être reconnues.

M. André Gattolin . - Très partiellement : la France s'est vue reconnaître seulement 30 appellations pour les fromages...

Mme Vanessa Gouret. - C'est vrai, mais c'est un début. Avec les États-Unis, la première étape sera de faire inscrire les indications géographiques dans l'accord transatlantique, ce qui évitera qu'elles puissent l'être seulement par les noms de domaine : le négociateur en chef de l'Union européenne est mobilisé sur ce dossier. Ensuite, s'agissant des noms de domaines, les Américains paraissent disposés à ouvrir la gestion de l'ICANN.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure . - Le mandat de négociation de la Commission européenne comprend la possibilité de recourir à l'arbitrage en matière de règlement des différends entre les investisseurs et les États. Dans une résolution de juin 2013, le Sénat avait exprimé son inquiétude à l'égard de cette disposition, d'autant plus préoccupante dans le domaine numérique, où les grandes entreprises ont un pouvoir capable de concurrencer celui des États : l'existence de ce système d'arbitrage privé ne serait-il pas de nature à remettre en cause la capacité des États à légiférer ?

Mme Vanessa Gouret. - Ce dispositif de règlement des différends entre États et investisseurs est ancien, il a largement servi à promouvoir les investissements internationaux dans des pays en crise ou en transition, par exemple d'Europe de l'Est. Cependant, entre l'Union européenne et les États-Unis, un tel dispositif peut effectivement servir à contourner des normes protectrices, dans des matières aussi importantes que la santé publique, par exemple pour l'industrie du tabac. C'est pourquoi le ministère du commerce extérieur s'est prononcé contre l'inscription de ce dispositif dans le traité transatlantique ; la Commission européenne a ouvert le débat, avec une consultation qui est en cours : c'est important et la Commission a paru surprise de l'ampleur du débat. Nous espérons que cette consultation ouvrira sur la position que nous souhaitons, en préservant la capacité des États à réguler.

M. Gaëtan Gorce , président . - Quel est le calendrier de la négociation sur la protection des données personnelles ? À Bruxelles, on nous a laissé entendre qu'elle pourrait aboutir dès cette année : sur quelles bases ?

Mme Vanessa Gouret. - Le Parlement européen a adopté son texte et l'on peut espérer que le Conseil européen prendra position cette année - la présidence grecque en fait une priorité. À ce rythme, le trilogue pourrait se tenir l'an prochain et l'on peut déjà augurer un débat nourri : pour mémoire, quelque 4000 amendements ont été déposés au Parlement européen...

M. Gaëtan Gorce , président . - À votre avis, vers quel accord se dirige-t-on ? Les grandes lignes de ce que vous pouvez percevoir d'un compromis européen vous paraissent-elles compatibles avec les règles américaines ?

Mme Vanessa Gouret. - Le projet du président Obama pour le renouvellement en cours de la Trade Promotion Authority (TPA) indique très clairement les orientations stratégiques de l'exécutif américain dans les négociations commerciales, dont il ne faut pas oublier qu'elles sont transatlantiques et transpacifiques. Pour le numérique, cette stratégie se traduit par une volonté d'éviter toute entrave à la libre circulation des données, en particulier toute obligation de localiser des serveurs en fonction de l'origine géographique des données qu'ils contiennent. Cependant, l'Union européenne a changé de paradigme, en plaçant la protection des données personnelles au coeur de ses préoccupations, et le droit européen est appelé à changer en conséquence : les Américains devront bien en tenir compte.

M. Gaëtan Gorce , président . - L'OCDE ne paraît pas savoir mesurer les écarts de développement et d'investissement dans le numérique : ces écarts vous paraissent-ils exister ? L'Europe prend-t-elle du retard ?

Mme Vanessa Gouret. - La relation est asymétrique des deux côtés de l'Atlantique, car les grands de l'Internet sont tous Américains ; cependant, l'Union européenne représente 230 millions de consommateurs en ligne, la France est par exemple au sixième rang mondial pour le commerce électronique : les Américains ont besoin des consommateurs européens, sans compter que l'Europe produit du contenu sur Internet et que notre économie, comme aux États-Unis, est fondée sur l'innovation et la recherche. S'il y a un écart, il n'est pas technologique, il est d'abord dans la capacité de donner un développement commercial à l'innovation. C'est bien pourquoi l'accord à trouver est un accord de partenariat.

M. Gaëtan Gorce , président . - Comment rester dans la course ? Quelle vous paraît la meilleure échelle pour prendre des initiatives : l'Union européenne, avec, par exemple, un « Airbus du numérique » ? Les États européens ?

Mme Vanessa Gouret. - Vous allez bien au-delà de mon domaine de compétence... Le rapport que nous attendons du Conseil national du numérique devrait nourrir votre réflexion.

M. Gaëtan Gorce , président . - L'intelligence économique et l'espionnage industriels font-ils partie des négociations en cours ?

Mme Vanessa Gouret. - Non, ces sujets sont traités à part et ils sont suivis par le ministère de la justice.

M. Gaëtan Gorce , président . - Merci pour votre participation.

Audition de Me Winston Maxwell, avocat, associé du cabinet Hogan Lovells

M. Gaëtan Gorce , président . - Nous auditionnons Me Winston Maxwell, qui exerce sa profession aux Etats-Unis aussi bien qu'en Europe : nous sommes très intéressés par votre vision transatlantique de la gouvernance d'Internet et sur des sujets d'actualité comme la protection des données personnelles, ou encore la neutralité du net.

Me Winston Maxwell, avocat, associé du cabinet Hogan Lovells. - Effectivement, je travaille des deux côtés de l'Atlantique et je peux vous parler de deux sujets en particulier : la neutralité du réseau, et la législation américaine en matière de surveillance.

Qu'est-ce que « la neutralité de l'internet » ? C'est essentiellement le fait que l'information y circule en toute transparence, sans intervention qui en censurerait ou en orienterait le contenu ; cependant, cette neutralité n'est pas absolue, il y a des exceptions, des raisons légitimes d'interdire des contenus - et ce sont ces exceptions qui délimitent ce qu'on appelle la neutralité, toujours relative, d'Internet. Trois grandes raisons peuvent conduire les autorités à bloquer le réseau. Premièrement : la protection du réseau lui-même, lorsque des flux trop importants le menacent, par exemple - ce type de blocage, temporaire, n'est pas controversé. Deuxièmement : les discriminations commerciales, la possibilité pour un acteur de privilégier un service sur un autre - une sorte d'entente entre un fournisseur d'accès et une entreprise ou un type de service, pour présenter ce service, le référencer, le mettre en avant... Ce type de discrimination n'est pas interdit en Europe, mais elle est « bordée » par le droit de la concurrence : il ne faut pas que la discrimination porte atteinte à la concurrence, c'est ce garde-fou qui peut éviter de devoir adopter une régulation spécifique. Enfin, troisième raison pour les autorités de bloquer des contenus : des objectifs de politique publique, par exemple la lutte contre la pédopornographie, contre le racisme et l'antisémitisme, contre les paris en ligne... C'est ici que les choses deviennent très controversées. Dans sa communication sur la gouvernance de l'Internet, la Commission européenne parle de la protection des droits fondamentaux, mais c'est un sujet très sensible, parce que ces droits varient, à tout le moins sont-ils interprétés différemment selon les sociétés - sous le régime du premier amendement américain, par exemple, des restrictions parfaitement admises en Europe ne seraient pas acceptables, au nom de la liberté d'expression. Les États-Unis craignent qu'on ouvre ici une véritable boîte de Pandore, où chaque État avancera ses raisons légitimes de bloquer des contenus ou des accès, au risque de balkaniser Internet. L'OCDE a du reste conduit une réflexion sur les intermédiaires techniques d'Internet et les objectifs de politique publique - mais elle a décidé de ne pas communiquer les résultats de ses travaux, par manque de consensus... Des notions comme le droit à l'oubli, par exemple, sont très controversées : en Espagne, un tribunal vient de décider que Google a l'obligation de déréférencer des pages à la demande des personnes mentionnées, ce qui revient à faire de cette entreprise le gardien du droit à l'oubli : cette affaire est en appel devant la CJUE, elle provoque un débat passionné. Autre exemple, l'exception culturelle fait consensus en France, au point d'inspirer des mesures de « neutralité préférentielle » bien peu orthodoxes - le rapport Lescure, par exemple, suggère la signature de conventions avec les sites qui s'engagent à contribuer à la culture française.

Quand bien même ces « arrangements » ou ces restrictions seraient admis, comment les faire respecter ? Comment les intermédiaires techniques sont-ils appelés à coopérer ? Comment gérer les conséquences techniques du blocage de contenus ou de sites ? Dans quel cadre institutionnel, finalement, la restriction est-elle la plus efficace et la moins dommageable au reste du réseau ?

Plusieurs outils sont mobilisables, avec leurs avantages et leurs inconvénients. Il y a le recours au tribunal : c'est le juge, par exemple, qui ordonne de couper l'accès au réseau d'un site négationniste. Il y a, bien plus fréquente et moins visible, l'autorégulation - qui passe par des normes internes aux entreprises d'Internet, à travers les conditions générales d'utilisation mais aussi des procédures internes d'évaluation des contenus.

M. Gaëtan Gorce , président . - Quelle légitimité peut avoir ce type de suspension d'accès ?

Me Winston Maxwell. - Il ne s'agit pas alors de suspendre l'accès à Internet, mais de bloquer des contenus ; c'est le cas par exemple pour la nudité sur You Tube : s'il y a peu de nus sur ce site, c'est parce que le gestionnaire bloque les images montrant des corps nus, conformément aux conditions générales d'utilisation de ce site. Quelle est sa légitimité à le faire ? La même que celle d'un président de club qui vous interdirait d'entrer au nom de son règlement intérieur - lequel, cependant, ne doit pas être discriminatoire.

M. Gaëtan Gorce , président . - Les critères varient cependant selon la culture, ce qui ne va pas sans toucher à la légitimité de telles interventions...

Me Winston Maxwell. - C'est vrai, et la meilleure parade, c'est la transparence : il faut pouvoir connaître les critères et les procédures d'application ; or, la régulation interne n'a rien de transparent, les sites sont gênés de dire qu'ils écartent des contenus, eux qui prêchent la liberté d'expression...

Parmi les outils, il y a encore l'autorégulation multilatérale, que pratique par exemple l'Association des fournisseurs d'accès et de services internet (AFA) en signalant des sites ou des contenus illégaux ou la régulation par une autorité administrative, par exemple l' Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP), qui vérifie le contenu des publicités ; il y a, enfin, le recours à la co-régulation, qui fonctionne un peu comme le droit social où des accords de branche acquièrent force de droit.

Une fois l'outil institutionnel choisi, à quels acteurs et à quels leviers techniques recourt-on ? Est-ce au fournisseur d'accès qu'il revient de bloquer l'accès ? Si l'on bloque un DNS, quelles sont les conséquences pour le reste du réseau ? Lorsque le FBI a bloqué le site Megaupload, on a vu les difficultés que cela pouvait poser au plan technique : les demandes étaient en fait ré-adressées vers le site du FBI, au risque de le saturer et de menacer le système d'adressage du réseau... Si le « droit à l'oubli » est reconnu, Google sera-t-il tenu de déréférencer des pages ? Concernant les jeux en ligne, est-ce aux services de paiement de refuser le paiement si nécessaire ?

On voit par là que la neutralité d'Internet résulte de nombreux facteurs qui demandent des compromis pour former un ensemble cohérent, au service des droits fondamentaux des personnes et tenant compte des caractéristiques techniques d'Internet. La jurisprudence européenne rend très bien compte de cet ensemble de facteurs, en appliquant dans ses décisions un test de proportionnalité : les restrictions éventuelles aux droits doivent être proportionnelles aux bénéfices attendus des politiques publiques, et ces restrictions s'apprécient différemment, dans chaque cas, selon qu'il s'agit de liberté d'expression, de liberté d'entreprise, de protection de la vie privée, ou encore de présomption d'innocence. Et c'est une dimension incontournable, quoique fort complexe, de la gouvernance d'Internet.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure . - Que pensez-vous de la situation où Google, parvenue en position d'intermédiation quasi-obligatoire, monnaye des services dont la valeur est directement liée à cette situation dans le réseau ?

Me Winston Maxwell. - La première question à se poser, c'est de savoir s'il y a atteinte à la concurrence et si le droit de la concurrence permet, ou non, de régler le problème posé. A mon avis, le coeur de métier du droit de la concurrence, c'est d'apprécier s'il faut, ou non, des règles spécifiques pour protéger le marché, sachant que toute réglementation spécifique peut être trop restreinte et elle-même une source d'erreur. De ce point de vue, c'est seulement quand il y a une défaillance du marché, que la règle spécifique devient légitime.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure . - Pensez-vous que notre conception des droits fondamentaux puisse se concilier avec la vision commerciale qu'ont les Américains des données personnelles ?

Me Winston Maxwell. - Oui, je le pense, mais à condition qu'on recherche des solutions pratiques, plutôt qu'à trancher au préalable le débat théorique : les théories peuvent diverger et elles sont parfois irréconciliables, mais les Américains parviennent souvent à des solutions proches de celles des Européens, on l'a vu pour les applications en téléphonie mobile.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure . - Comment parvenir à un équilibre ?

Me Winston Maxwell. - Le monde étant imparfait, il me semble illusoire d'attendre que le droit empêche les comportements illicites ; des abus existent, il faut les réprimer : la Federal Trade Commission (FTC) n'est pas moins sévère que ses consoeurs européennes, loin s'en faut. La différence tient cependant à la taille des entreprises, donc à leurs moyens d'échapper à la loi ; cependant, les choses changent outre-Atlantique, la volonté politique d'appliquer la loi se renforce.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure . - Pensez-vous qu'il faille abandonner, ou renforcer le Safe Harbour ?

Me Winston Maxwell. - Certainement pas l'abandonner : lorsque le Parlement européen le propose, c'est, je crois, par provocation ou par mouvement d'humeur, mais la Commission européenne est bien plus nuancée, elle reconnaît que la FTC applique les règles. Le problème est plutôt que la NSA n'entre pas dans le champ des règles négociées, du moins publiquement.

M. Gaëtan Gorce , président . - Comment faire évoluer ce point ? Pensez-vous qu'un accord-cadre soit possible, qui inclurait la NSA ?

Me Winston Maxwell. - Le domaine est secret et je ne suis pas certain que les questions touchant à la sécurité nationale se prêtent à un accord-cadre touchant à l'échange de données. Cependant, l'affaire Snowden, en créant une crise de confiance dans certains produits américains, a entraîné des dommages pour l'industrie américaine, qui sont estimés à une dizaine de milliards de dollars - ce qui fait une forte pression interne aux États-Unis. Dans son discours sur l'état de l'Union, le 14 janvier dernier, le président Obama a évoqué les difficultés nées de ces révélations, pour la sécurité nationale autant que pour la protection de la vie privée des Américains, mais aussi pour la confiance de leurs alliés et amis, en soulignant l'importance de cette confiance pour l'économie américaine. Et il semble que le gouvernement américain veuille mettre en place des mesures pour que les non-Américains soient mieux protégés juridiquement.

Quelques mots sur les règles américaines en matière d'écoutes et de surveillance. Dans les années 1960, lors de la guerre du Vietnam et du mouvement pour les droits civiques, l'administration se livrait à des écoutes sauvages, en l'absence de toute règle puisqu'on reconnaissait alors une sorte de pouvoir général à l'exécutif en matière de sécurité. Puis la presse a révélé que des personnalités comme Martin Luther King et bien des dissidents étaient sur écoute, ce qui a entraîné de fortes protestations. C'est sur cette base qu'ont été élaborées, dans les années 1970, les premières règles encadrant les écoutes et interceptions de sécurité, avec la constitution de cours spéciales - formées de juges fédéraux, civils, nommés pour sept ans, habilités au secret défense - auxquelles les agences de renseignement devaient demander une autorisation expresse avant toute écoute. Après le 11-Septembre, les agences de renseignement ont fait valoir que cette procédure était trop lourde contre le terrorisme ; elle a donc été allégée pour les non-Américains, les cours spéciales étant désormais habilitées à délivrer une « autorisation-cadre » aux agences, valant pour une période donnée. Le président Obama a demandé deux rapports indépendants sur ces procédures, qui préconisent des réformes légales - ce qui paraît difficile dans le climat actuel aux États-Unis, très sécuritaire, quand bien même il a été révélé que la CIA écoutait certains sénateurs américains... Une autre piste consiste à désigner, dans la procédure actuelle, un avocat pour y défendre les droits fondamentaux, ce qui revient à introduire le principe du contradictoire ; on parle aussi d'obliger les cours spéciales à publier les écoutes dès lors qu'elles ne mettent pas en jeu la sécurité nationale : ces pistes sont manifestement à l'étude.

M. Gaëtan Gorce , président . - L'autorisation-cadre dont vous nous parlez fonctionne-t-elle sur une base géographique ? Sectorielle ?

Me Winston Maxwell. - Je ne sais pas, ces décisions sont secrètes. On remarquera, cependant, que l'architecture des procédures dérogatoires est assez similaire des deux côtés de l'Atlantique. Aux États-Unis comme en France, des règles encadrent les enquêtes très strictement - en France, c'est le code de procédure pénale - avec l'intervention d'un juge pour autoriser des écoutes ou toute interception de sécurité ; et, des deux côtés de l'Atlantique, des règles dérogatoires sont prévues lorsque la sécurité nationale est en jeu : ces dérogations sont regroupées aux États-Unis dans le code de guerre et d'espionnage, en France dans le code de la sécurité intérieure - qui, en particulier, prévoit l'autorisation d'une personne désignée par le Premier ministre et une information de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS). Il est également d'usage, dans nos deux pays, que ces règles ne s'appliquent pas en dehors du territoire national. La principale différence, me semble-t-il, tient aux moyens : la NSA est devenue si puissante et dispose d'une telle technologie, qu'elle est capable de conduire une surveillance généralisée et qu'il y a eu des débordements. Enfin, il est vrai que la technologie a évolué très rapidement ces dernières années : des deux côtés de l'Atlantique, les textes en vigueur commencent à dater, il est temps de les adapter aux technologies actuelles.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure . - Devant qui les instances de gouvernance d'Internet devraient-elles rendre des comptes ? Quel peut-être le poids des États dans le modèle de la co-régulation ?

Me Winston Maxwell. - Les pays de l'Union européenne ou de l'OCDE pourraient probablement s'entendre pour une gouvernance équilibrée, mais Internet est mondial. Faut-il un système calqué sur l'ONU ? Ce serait risquer de paralyser tout le réseau. En fait, je n'ai pas de réponse claire à votre question. L'idée fait son chemin que l'adressage ne doit plus dépendre du ministère du commerce américain et les États-Unis paraissent prêts à des réformes - qui ne versent pas Internet dans le giron d'une organisation internationale comme l'UIT.

M. Gaëtan Gorce , président . - Merci pour toutes ces précisions.

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