C. UNE ALLIANCE QUI DOIT PRENDRE SA PART DANS UN MONDE MULTIPOLAIRE

La crise russo-ukrainienne ne doit pas faire perdre de vue la nécessité pour l'OTAN et donc pour les alliés de s'engager pour réaliser les deux autres volets de l'Alliance : la gestion des crises et la sécurité coopérative qui contribuent à l'extérieur des frontières de l'Alliance à sa sécurité.

Ces actions, qui vont de la lutte contre le terrorisme ou la piraterie maritime à la reconstruction d'États en déliquescence et à la formation d'un réseau de pays partenaires (à l'instar du Dialogue méditerranéen), doivent être développées.

Il est important que l'OTAN ne se désintéresse pas complètement de son flanc sud où les menaces peuvent se faire plus importantes. La situation dans le monde arabo-musulman est loin d'être stabilisée, notamment dans un pays comme la Libye.

Les principales questions qui restent en suspens sont l'appétence des pays alliés à prendre en charge ou à prendre part à de telles missions, et le choix du mode d'intervention le plus adéquat - dans nombre de domaines, les interventions peuvent être conduites par un État membre seul (ex : intervention française au Mali), par l'OTAN (intervention en Libye) ou par l'Union européenne. Il y a des domaines dans lesquels les capacités existent dans les deux organisations. Il serait souhaitable qu'une concertation plus étroite permette de coordonner les complémentarités et d'éviter des doublons (ex : l'existence concomitante des opérations de lutte contre la piraterie maritime au large de la Somalie : Atalante et Ocean Shield, ou demain peut-être la mise en oeuvre d'actions pour assurer la reconstruction de l'État et la sécurisation des frontières de la Libye).

Ces actions menées par les États membres ou par l'Union européenne devraient être reconnues comme des opérations contribuant à la sécurité de l'Alliance.

D. LE PARTAGE DES RESPONSABILITÉS ET DES CHARGES

1. Partage du fardeau

Le partage du fardeau est une vieille antienne répétée par les Américains depuis plusieurs années, mais elle prend une tonalité plus aiguë, d'une part parce que le processus de réduction des crédits de la défense aux États-Unis les invitent à rechercher une implication plus grande de leurs alliés dans la défense collective voire au-delà et, d'autre part, parce que les menaces ne se sont pas atténuées, bien au contraire.

La crise russo-ukrainienne a été l'occasion d'ailleurs pour les États-Unis d'appeler les Européens à prendre leurs responsabilités. Lors de son discours du sommet UE-États-Unis à Bruxelles le 26 mars, le Président Obama s'est dit « préoccupé par la baisse des dépenses militaires de certains pays de l'OTAN » .

Depuis la fin de la guerre froide, le poids des dépenses militaires des États-Unis est devenu de plus en plus disproportionné au sein de l'Alliance. À l'occasion d'un séminaire tenu le 2 mai 2014 au Woodrow Wilson Center forum sur les défis de l'OTAN au XXI e siècle, le secrétaire à la défense Chuck Hagel constatait que « le PIB des États-Unis est inférieur au PIB combiné des 27 (autres membres de l'OTAN) alors que les dépenses de défense des États-Unis représentent trois fois les dépenses de défense combinées de ses alliés » .

Les chiffres sont connus. Les Alliés ont diminué leur budget d'un cinquième au cours des cinq dernières années. Au sein de l'Alliance, seuls quatre États respectent les critères des 2 % du PIB consacrés à la défense : les États-Unis, le Royaume-Uni, l'Estonie et la Grèce, la France avec 1,85 % se place immédiatement derrière. En outre, si l`on examine la part des dépenses qui vont à l'équipement ou à la R&D, cinq alliés seulement dont la France dépassent le niveau des 20 % requis.

Le partage inégal ne concerne pas seulement les États-Unis et les Européens, mais aussi les Européens entre eux.

On mesure certes les effets de la crise économique, mais cette question de la soutenabilité de l'effort de défense reste préoccupante. On peut espérer que la crise russo-ukrainienne aura suffisamment fait comprendre aux opinions publiques et aux dirigeants politiques la nécessité de maintenir un outil de défense efficace, et pour faire évoluer les crédits consacrés à la défense dans ce sens afin de pouvoir agir davantage et de manière plus efficace en tant qu'Européens dans le cadre de l'OTAN ou dans le cadre de l'Union européenne. Nos interlocuteurs américains ont exprimé beaucoup d'interrogations sur les positions de l'Allemagne qui est sortie de la crise économique et pourrait participer davantage à cet effort.

Cependant le réinvestissement des États-Unis en Europe à l'occasion de la crise ukrainienne peut avoir un effet pervers. Certains alliés européens se reposent sur les États-Unis et évitent d'investir davantage dans la défense, considérant que le renforcement des capacités européennes pourrait justifier plus facilement un retrait des États-Unis du théâtre européen ce qui affaiblirait leurs garanties.

Cela ne paraît pas être le cas, les États-Unis aujourd'hui sont davantage dans une logique de partage des responsabilités et des charges. Le risque à terme n'est pas celui de la substitution justifiée par la montée en puissance des Européens mais plutôt l'inverse : celui, à terme, d'une certaine lassitude de l'opinion publique et des dirigeants outre-Atlantique 271 ( * ) qui ne se considèreront liés qu'à hauteur de la contribution de leurs alliés, mais guère au-delà. C'est probablement ce qu'exprimait dans une certaine mesure M. Chuck Hagel lorsqu'il soulignait qu' « au fil du temps, un tel déséquilibre du fardeau menace l'intégrité, la cohésion et la capacité de l'OTAN. Et en fin de compte, cela affecte la sécurité européenne et transatlantique ».

2. Partage des responsabilités

Les États-Unis disent qu'ils ont besoin de partenaires européens forts, crédibles militairement, capables de prendre leurs responsabilités sur la scène internationale. Ce discours est assez neuf et montre que les États-Unis sont prêts à partager davantage les responsabilités. L'intervention en Libye a montré qu'ils étaient en mesure de participer à une opération de l'OTAN en laissant leurs alliés s'engager pleinement dans sa conduite. Ils peuvent soutenir une opération d'un allié comme la France au Mali en mettant à disposition des moyens tout en respectant son autonomie de décision.

Comme le fait observer Philippe Errera, directeur chargé des affaires stratégiques au ministère de la défense, « nous sommes dans un contexte dans lequel les Européens doivent, dans et en dehors de l'Alliance, à titre national et dans le cadre de l'Union européenne, prendre une part plus importante des responsabilités et pas simplement du fardeau ».

Au sein de l'OTAN, l'attitude américaine a évolué et les relations sont équilibrées. Les Européens peuvent agir dans la définition des standards et des normes et dans le processus de transformation. Ceci est aussi le fruit des engagements des alliés et de leurs retours d'expérience.

Deux difficultés subsistent néanmoins auxquelles les Européens d'une part, les Américains de l'autre, doivent prêter attention.

Le partage des responsabilités pose la question de la volonté de s'engager mais aussi celui des restrictions qui sont parfois mises à l'utilisation des capacités nationales par les organisations qu'il s'agisse de l'OTAN, de l'Union européenne ou d'un allié chef de file. L'OTAN, comme l'Union européenne, ne dispose pas de capacités propres. La multiplication de ces restrictions politiques (« caveats ») complique le fonctionnement et alourdit le coût des opérations.

Le partage des responsabilités pose la question des relations entre l'OTAN et l'Union européenne. Le climat a changé depuis une dizaine d'années. Longtemps, les Américains ont cherché à éviter l'émergence d'une Europe de la défense qui pouvait apparaître comme une alternative à l'OTAN. Ils sont restés dans l'idée d'une compétition entre l'OTAN et l'Union européenne sur les opérations extérieures. En outre, les arrangements Berlin plus 272 ( * ) ont peu fonctionné en raison du blocage de la Turquie sur la question chypriote, ce qui a limité les relations institutionnelles entre l'OTAN et l'Union européenne.

Aujourd'hui la coopération fonctionne en pratique dans des domaines comme les capacités et l'idée d'une division du travail entre les deux institutions : « à l'OTAN le haut du spectre et à l'Union européenne le bas du spectre », fait son chemin. À partir de cette approche pragmatique, la réflexion sur les modalités de coopération entre l'OTAN et l'Union européenne mériterait d'être reprise.

3. Accès aux marchés de défense

Au-delà de l'affirmation de principe de la solidarité collective et de mesures de réassurances, au-delà du partage de responsabilité et des charges, la participation européenne plus active souhaitée par les États-Unis sera confortée, si les États-Unis admettent que leurs alliés puissent développer des industries de défense performantes et compétitives. Le renforcement du lien transatlantique passe aussi par cet équilibrage.

L'autonomie stratégique que devrait acquérir l'Europe (dont le Conseil européen de décembre 2013 a consacré la notion) n'est pas totalement partagée outre-Atlantique. Les États-Unis adoptent un discours ambivalent : d'une part, ils se montrent ouverts à une Europe de la défense forte, d'autre part, l'Europe reste pour leur industrie de défense un important débouché. Cette ambivalence limite le soutien de l'administration américaine à toute initiative européenne qui pourrait favoriser sa base industrielle et technologique.

La concurrence dans les marchés d'armement se retrouve dans les démarches mises en oeuvre par l'OTAN d'une part, l'Union européenne, de l'autre. La démarche européenne du « Pooling and sharing » souffre toujours d'une faible mobilisation des États membres. En revanche, par sa force d'entraînement, son dynamisme et l'influence américaine, la démarche capacitaire « S mart Defense » de l'OTAN exerce un pouvoir d'attraction plus important sur certains pays de l'Union européenne. De fait, le choix des nations se porte aujourd'hui majoritairement vers l'OTAN (qui reste le vecteur essentiel de la politique et de l'influence américaines).

Dans ce contexte, l'enjeu est de soutenir les projets d'acquisitions communes ou de mutualisation qui offrent des retombées équitables pour l'industrie européenne. Il s'agit de s'assurer d'un juste retour industriel des projets pour consolider la BITDE (éviter que les projets n'ouvrent la voie à des achats sur étagère de matériels américains). Cette démarche doit se poursuivre dans une logique de non-duplication des efforts menés à l'Agence européenne de défense (AED) ou de manières bilatérales.

Il s'agit également pour les Européens, et singulièrement pour la France, de conserver autonomie stratégique et industrielle.

Le partage des charges et des responsabilités ne peut se concevoir sans prendre en compte l'ensemble des activités de la défense. Le pilier européen de l'OTAN doit être solide et reposer sur le triptyque : engagement financier, engagement militaire et engagement industriel.


* 271 Dans une intervention sur l'avenir de l'OTAN en juin 2011, Robert Gates, alors secrétaire à la défense indiquait que « les États-Unis pourraient remettre en question leur soutien actuel à l'OTAN si le contribuable américain continuait à porter la plus grande part de responsabilité au sein de l'Alliance » et soulignait une évolution importante au sein de la classe dirigeante américaine : « l'arrivée de nouvelles générations formées après la fin de la guerre froide qui considèrent que les investissements au sein de l'OTAN à une époque de restrictions budgétaires sont moins indispensables » et pourraient considérer que « le retour sur investissement des États-Unis dans l'OTAN ne vaut pas la peine ». Robert Gate « The Security and Defense Agenda » (Future of NATO) DSA Bruxelles, 10 juin 2011.

* 272 Conclu en 2003, il s'agit d'un ensemble de dispositions permettant à l'UE d'avoir recours aux capacités et moyens de l'OTAN dans le cadre d'opérations de gestion de crise dirigées par l'UE.

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