M. ÉRIC SADIN, ÉCRIVAIN ET PHILOSOPHE, AUTEUR DE « L'HUMANITÉ AUGMENTÉE : L'ADMINISTRATION NUMÉRIQUE DU MONDE »

5 février 2014

Au cours de l'évolution du numérique, il s'est passé quelque chose de l'ordre de l'empirique : des modèles se sont constitués sans qu'il y ait une conscience collective ou individuelle de l'évolution en cours . Vers la fin des années 1990, le modèle de la gratuité généralisée sur Internet s'est accompagné de la connaissance continue des navigations et des internautes eux-mêmes.

Google a mis au point des algorithmes sophistiqués pour opérer des recherches par rapport aux infrastructures numériques, aux services offerts, aux usagers. Le modèle s'est constitué au fur et à mesure en fonction de la connaissance continue, évolutive, des comportements de navigation des internautes, de la connaissance des personnes elles-mêmes. En retour, il s'est passé la plus grande exploitation commerciale possible, ciblée, et qui a autorisé la revente des données collectées à des entreprises intéressées par ces informations.

En outre, la sophistication algorithmique, ainsi que l'arrivée des smartphones en 2007, ont amplifié ce mouvement de production continue et amplifiée de données qui a induit, grâce au stockage, la possibilité de connaître les comportements au moyen notamment d'un certain nombre de lacunes dans les clauses de consentement .

Le second point, c'est qu'il est apparu une collusion entre le commercial et les instances étatiques . Le commercial a induit des usages d'ordre sécuritaire. Ce qui s'est passé avec la NSA a des effets collatéraux sur tous les utilisateurs. Facebook a communiqué sur mandat quantité d'informations car il y avait des portes dérobées, des back doors, dans sa structure.

Il faut remarquer que plus s'établissent des rapports tactiles, familiers, charnels avec des objets numériques, plus s'affirme une dimension non perceptible puisque les objets numériques recèlent des méthodes d'analyse, de traitement qui, sans être cachées, sont invisibles .

Si la numérisation massive semble irréversible , il est probable et souhaitable qu'il y ait un avant et un après l'affaire Snowden car un mouvement de conscience semble s'opérer alors qu'une certaine ignorance entourait auparavant ces questions.

Ce mouvement technologique, extrêmement important, finit par infléchir le comportement des citoyens et des sociétés sans qu'il y ait eu acceptation par la délibération démocratique de certaines dimensions.

Jamais il n'y a eu de mouvement technologique aussi massif pouvant à ce point effriter, voire remettre en question, des acquis historiques, particulièrement la vie privée.

Ce n'est pas le cas de toutes les avancées technologiques : par exemple, l'aviation n'a pas remis en cause d'acquis démocratiques.

Actuellement débute l'ère des capteurs, des puces électroniques. De plus en plus, des capteurs placés sur le corps rapporteront des témoignages, actifs ou passifs, des comportements de chacun. Les capteurs situés dans l'environnement des individus vont témoigner en continu. Il y aura de plus en plus une quantification des personnes (niveau de vie, pouvoir d'achat, compétence professionnelle, accointances entre les individus, connaissance permanente de l'étudiant en ligne, etc.), ce qui va encore intensifier la connaissance continue des comportements .

Entendu par le comité éthique, économique et social européen à Bruxelles, qui informe la commission et le Parlement, j'ai été considéré quasiment comme un révolutionnaire alors que je soulignais simplement des évidences face au laisser-faire généralisé qui gagne la planète entière face au numérique et souhaitais simplement que soit imposé à tous les groupes de l'Internet de proposer des clauses de consentements explicites , de permettre à chacun de supprimer les données le concernant à n'importe quel moment , de favoriser un droit à l'oubli .

Des lois en la matière seraient souhaitables pour encourager la conscience de l'utilisateur du numérique ; les grands groupes devraient rendre possible la visibilité des choix opérés sur Internet ; des chartes globales ou au cas par cas devraient expliciter, selon des modalités extrêmement compréhensibles, ce que tel ou tel choix technique suppose. À l'inverse, aujourd'hui, comme celles de Facebook , les clauses des contrats sont illisibles. D'où l'acceptation générale des règles imposées.

Aujourd'hui, le cadre général indispensable à l'échelle européenne n'existe pas alors que l'Union européenne devrait pouvoir donner un cadre aux nouvelles technologies car, comme l'économie numérique est au coeur de la croissance américaine, aucun changement ne viendra des Américains. Des exigences éthiques doivent être imaginées pour que l'Union européenne puisse peser.

Des processus techniques extrêmement simples pourraient être mis en oeuvre pour permettre l'application des lois dans l'Union européenne.

Face à tous ces mouvements rapides, le législateur est-il suffisamment au fait des évolutions technologiques du numérique ?

Dans cette société de transparence où tout le monde sait tout sur tout et sur chacun, l'instauration de l'acceptation explicite sur Internet de ce qu'implique son utilisation est très importante . Une charte de l'utilisation du numérique est indispensable.

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