N° 513

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2015-2016

Enregistré à la Présidence du Sénat le 30 mars 2016

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires sociales (1) sur l' enquête de la Cour des comptes relative à la prévention des conflits d' intérêts en matière d' expertise sanitaire ,

Par M. Alain MILON,

Sénateur.

(1) Cette commission est composée de : M. Alain Milon , président ; M. Jean-Marie Vanlerenberghe , rapporteur général ; M. Gérard Dériot, Mmes Colette Giudicelli, Caroline Cayeux, M. Yves Daudigny, Mme Catherine Génisson, MM. Jean-Pierre Godefroy, Gérard Roche, Mme Laurence Cohen, M. Gilbert Barbier, Mme Aline Archimbaud , vice-présidents ; Mme Agnès Canayer, M. René-Paul Savary, Mme Michelle Meunier, M. Jean-Louis Tourenne, Mme Élisabeth Doineau , secrétaires ; M. Michel Amiel, Mme Nicole Bricq, MM. Olivier Cadic, Jean-Pierre Caffet, Mme Claire-Lise Campion, MM. Jean-Noël Cardoux, Daniel Chasseing, Olivier Cigolotti, Mmes Karine Claireaux, Annie David, Isabelle Debré, Catherine Deroche, M. Jean Desessard, Mme Chantal Deseyne, M. Jérôme Durain, Mmes Anne Emery-Dumas, Corinne Féret, MM. Michel Forissier, François Fortassin, Jean-Marc Gabouty, Mme Françoise Gatel, M. Bruno Gilles, Mmes Pascale Gruny, Corinne Imbert, MM. Éric Jeansannetas, Georges Labazée, Jean-Baptiste Lemoyne, Mmes Hermeline Malherbe, Brigitte Micouleau, Patricia Morhet-Richaud, MM. Jean-Marie Morisset, Philippe Mouiller, Louis Pinton, Mmes Catherine Procaccia, Stéphanie Riocreux, M. Didier Robert, Mme Patricia Schillinger, MM. Michel Vergoz, Dominique Watrin, Mme Evelyne Yonnet .

AVANT-PROPOS

Mesdames, Messieurs,

Le 10 novembre 2015, votre commission a demandé à la Cour des comptes, en application de l'article L.O. 132-3-1 du code des juridictions financières, de réaliser une enquête sur la prévention des conflits d'intérêts en matière d'expertise sanitaire.

Les débats parlementaires sur le projet de loi de modernisation de notre système de santé intervenus en 2015 avaient en effet mis en lumière les nombreuses interrogations et incertitudes que continue de susciter le cadre normatif censé garantir l'indépendance de l'expertise. Nous nous étions engagés à réaliser un bilan des dispositions en vigueur, issues de la loi du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé, dite « Bertrand » 1 ( * ) . Censées tirer les enseignements de la crise du Mediator, elles fixent un cadre destiné à éviter tout nouveau scandale sanitaire lié à des conflits d'intérêts au sein des agences sanitaires.

Obligation de déclarer les liens d'intérêts des experts, obligation d'enregistrer et de publier les débats conduits au sein des opérateurs, obligation de rendre publics les avantages consentis par l'industrie aux acteurs du champ sanitaire : ces dispositions constituent des avancées majeures. Ont-elles été suivies de l'évolution des pratiques que le législateur et nos concitoyens appelaient de leurs voeux ?

Au-delà de l'appréciation portée sur les dispositifs contenus dans la loi, doit-on considérer que la législation actuelle trouverait sa limite dans un manque d'experts sans conflits d'intérêts par rapport aux besoins de l'expertise ?

Une expertise de qualité est-elle même possible sans l'existence de liens d'intérêts ?

Enfin, l'appréciation de ce qui constitue un conflit d'intérêts doit-elle relever des agences au cas par cas, ou une définition législative ou réglementaire est-elle possible ?

Comme l'ont montré les tables rondes conduites au mois de janvier 2016 par votre commission sur les relations entre la réglementation des liens d'intérêts et la recherche, auxquelles étaient conviés des représentants de l'INCa, de l'ANSM, de la Fondation maladies rares, des personnalités issues d'associations comme le Formindep, des experts et un professeur de droit, ces questionnements suscitent une grande variété d'analyses sur l'opportunité et les moyens de renforcer le cadre existant 2 ( * ) . Or il en va de la confiance que nos concitoyens peuvent accorder dans les décisions prises par les autorités sanitaires.

L'étude à laquelle s'est livrée la Cour des comptes est particulièrement précieuse pour apprécier l'application de la loi. Elle laisse cependant ouverte la question de la qualité de l'expertise dont les pouvoirs publics doivent se préoccuper.

I. UN BILAN MITIGÉ DE L'APPLICATION DE LA LOI DU 29 DÉCEMBRE 2011

Dans son rapport, tel qu'il a été présenté à la commission des affaires sociales par le président de la sixième chambre le 23 mars dernier, la Cour a fait le choix de limiter son analyse à l'application des dispositions de la loi « Bertrand » par les agences sanitaires les plus impliquées dans le circuit des produits de santé, c'est-à-dire la Haute Autorité de santé (HAS), l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), l'Institut national du cancer (INCa) ainsi que le Comité économique des produits de santé (Ceps) et l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (Oniam).

Dans le cadre d'un bilan pour le moins mitigé, la Cour reconnaît certaines avancées mais estime que les dispositifs appliqués restent encore insuffisamment mis en oeuvre ou incomplets pour pouvoir garantir l'absence de tout conflit d'intérêts. Plusieurs questions d'interprétation des normes, dont celle, majeure, de l'intégration ou de l'exclusion du Ceps au sein du champ d'application des dispositions législatives de 2011, restent en outre ouvertes.

S'agissant des déclarations publiques d'intérêts et des procédures mises en oeuvre dans chaque agence pour analyser ces liens, le bilan dressé est globalement satisfaisant pour la HAS, l'ANSM et l'INCa mais beaucoup plus critique pour l'Oniam et le Ceps. La Cour regrette l'incomplétude des déclarations d'intérêts, dont la mise à jour fait régulièrement défaut, voire leur absence, concernant en particulier les membres des groupes internes créés pour préparer les décisions des instances soumises à la loi et des représentants des administrations centrales. Elle ne peut que déplorer que le site internet unique visant à centraliser l'ensemble des déclarations n'ait toujours pas vu le jour. Surtout, la Cour regrette que, malgré l'existence de dispositions législatives en ce sens, aucune autorité n'ait été créée ou désignée pour s'assurer de la véracité des déclarations.

En ce qui concerne le dispositif sur l'expertise sanitaire, les magistrats critiquent la souplesse, selon eux excessive, avec laquelle les agences font appliquer les mesures législatives et veillent au respect de la charte de l'expertise, et semblent remettre en cause l'affirmation des agences selon laquelle cette souplesse est rendue nécessaire par le manque d'experts sanitaires compétents dans certains domaines d'expertise.

Enfin, l'obligation de publicité des débats fait l'objet d'une appréciation dans l'ensemble positive, sauf une nouvelle fois pour le Ceps dont la Cour regrette que les débats ne soient ni enregistrés, ni rendus publics.

Quant à la mise en oeuvre des dispositions relatives à la publication des liens financiers entre industriels et praticiens, la Cour la juge encore trop récente pour permettre une analyse d'ensemble suffisamment approfondie.

II. GARANTIR LA QUALITÉ DE L'EXPERTISE PUBLIQUE TOUT EN LUTTANT CONTRE LES CONFLITS D'INTÉRÊTS

Au-delà de l'analyse conduite par la Cour des comptes, la question de la qualité de l'expertise doit être posée. Qu'en sera-t-il si les chercheurs ne peuvent plus être experts ?

Votre commission a en effet été alertée sur le risque de ne plus trouver des experts de qualité suite à la mise en oeuvre de la loi du 29 juillet 2011. Lors d'une rencontre avec les rapporteurs du projet de loi de modernisation de notre système de santé en 2015, les chercheurs de l'Institut Gustave Roussy ont ainsi fait part des difficultés pratiques mais aussi d'interprétation que leur posent les demandes des agences sanitaires en matière de déclaration publique d'intérêts. Ils ont regretté le fait d'être désormais de fait écartés des instances d'expertise sur des sujets relevant pourtant de leur compétence en matière de traitement des cancers. Il apparaîtrait donc que l'on décourage les « bonnes volontés », dont la direction générale de la santé a noté qu'elles existent et qu'elles lui sont nécessaires pour exercer ses missions, et que l'on appauvrit l'expertise, peut-être au risque d'une mauvaise prise en compte des enjeux liés à de nouvelles formes de prises en charge. Plusieurs agences dont l'INCa, mais aussi la HAS, ont fait part de leur difficulté désormais plus grande à trouver des experts.

Ces difficultés peuvent en partie résulter des contraintes matérielles liées à l'élaboration et à l'actualisation des déclarations publiques d'intérêts. Tant la Cour des comptes, dans sa communication, que le secrétariat général des ministères chargés des affaires sociales lors de l'audition organisée par votre commission, ont évoqué des pistes intéressantes pour alléger ces procédures. Le point essentiel est la mise en place, prévue en 2017 maintenant que les arbitrages budgétaires sont rendus, du site internet unique de publication des déclarations publiques d'intérêts. Cette mise en place, prévue initialement pour 2012, permettra d'éviter de devoir rédiger une déclaration pour chaque agence.

Plus fondamentalement, la possibilité de trouver des experts de qualité dénués de conflits d'intérêts voire de tout lien d'intérêts est un sujet polémique que n'aborde pas la communication de la Cour des comptes. Le besoin d'expertise publique est très important et les associations comme les médias et l'opinion publique se montrent de plus en plus vigilants sur l'indépendance de cette expertise. Mais parallèlement, ainsi que l'a souligné Mme Emmanuelle Prada-Bordenave, présidente du Comité déontologie et indépendance de l'expertise de la Haute Autorité de Santé, notre système hospitalo-universitaire pousse les praticiens hospitaliers à nouer des liens avec l'industrie afin de maintenir en France une capacité de recherche, donc d'innovation et d'accès précoce des patients aux traitements.

Trouver des experts sans liens d'intérêts n'est donc pas chose aisée, même si, ainsi que l'a souligné le Formindep lors de la table ronde organisée par votre commission, il en existe. Leur nombre, estime cette association, est suffisant pour couvrir les besoins de l'expertise publique.

De fait, la Cour des comptes note que le manque d'experts dont se plaignent les agences n'est pas documenté. Quand bien même il serait avéré, l'ANSM a pour sa part indiqué, lors de la table ronde organisée sur les liens d'intérêts et la recherche, qu'il n'était pas question, à la suite de l'affaire du Mediator, d'assouplir les règles s'agissant du recrutement des experts. Tous ceux qui ont vécu cette crise sanitaire ne peuvent que partager cet avis.

La loi du 29 décembre 2011 et la charte de l'expertise permettent de ne pas se priver d'une expertise particulièrement rare. Il est possible d'entendre un expert en situation de conflit d'intérêts à condition de ne pas le faire participer à la prise de décision ou, selon le cas, à l'élaboration de la recommandation. La portée réelle de l'interdiction faite aux experts les plus impliqués dans la recherche avec les industriels d'expliquer l'apport d'un traitement ou d'un produit de santé pour une pathologie rare doit donc être relativisée. Même si ce n'est que sous la forme d'une audition, les organismes chargés de participer à la prise de décision en matière de santé ne sont donc pas privés de la possibilité d'accéder aux spécialistes reconnus d'une question quand bien même ils ont des conflits d'intérêts.

Il paraît cependant essentiel d'élargir le vivier des experts. La Cour des comptes préconise à juste titre une meilleure valorisation de l'expertise dans la carrière de praticien hospitalier. Cette valorisation pourrait également s'opérer au travers d'une prise en compte de l'activité d'expertise pour l'accès aux postes de professeur de médecine. Se pose aussi la question de la rémunération de l'expertise publique dont l'ANSM a indiqué qu'elle lui paraît insuffisante au regard de la charge de travail demandée. Ainsi que votre commission a eu maintes fois l'occasion de le rappeler, il faut également faire appel aux praticiens libéraux, au premier rang desquels les médecins généralistes, en matière d'expertise et ne pas se limiter aux seuls hospitalo-universitaires.

S'il faut garantir la qualité de l'expertise publique, il ne saurait être question de nier les problèmes majeurs liés aux conflits d'intérêts et à la pratique de certains praticiens, minoritaires, qui obtiennent de leurs liens avec l'industrie une deuxième source de revenus parfois pérenne et même supérieure à leur salaire public. Ces pratiques doivent être contrôlées par une instance externe, comme le préconise la Cour des comptes. La HAS, qui est au coeur des décisions prises en matière sanitaire, ne peut cependant exercer ce rôle. Peut-être faudrait-il quand même, malgré ses réticences et le périmètre spécifique de la loi du 29 décembre 2011, que la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique exerce ce contrôle ? Ceci mettrait, on l'espère, fin au soupçon généralisé dont souffrent ceux qui acceptent de devenir des experts pour l'intérêt général, soupçon d'autant plus mal vécu qu'il fait parfois primer l'apparence sur la réalité.


* 1 Loi n° 2011-2012 du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé.

* 2 Voir les comptes rendus des tables rondes publiés en annexe.

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