N° 645

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2015-2016

Enregistré à la Présidence du Sénat le 26 mai 2016

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires européennes (1) sur la proposition de révision ciblée de la directive 96/71/CE relative au détachement des travailleurs ,

Par M. Éric BOCQUET,

Sénateur.

(1) Cette commission est composée de : M. Jean Bizet, président ; MM. Michel Billout, Michel Delebarre, Jean-Paul Emorine, André Gattolin, Mme Fabienne Keller, MM Yves Pozzo di Borgo, André Reichardt, Jean-Claude Requier, Simon Sutour, Richard Yung, vice-présidents ; Mme Colette Mélot, M Louis Nègre, Mme Patricia Schillinger, secrétaires , MM. Pascal Allizard, Éric Bocquet, Philippe Bonnecarrère, Gérard César, René Danesi, Mme Nicole Duranton, M. Christophe-André Frassa, Mmes Joëlle Garriaud-Maylam, Pascale Gruny, M. Claude Haut, Mmes Sophie Joissains, Gisèle Jourda, MM. Claude Kern, Jean-Yves Leconte, François Marc, Didier Marie, Robert Navarro, Georges Patient, Michel Raison, Daniel Raoul, Alain Richard et Alain Vasselle.

AVANT-PROPOS

Près de vingt ans après l'adoption de la directive 96/71/CE qui établit un cadre juridique pour ce type de prestation, la Commission européenne a présenté, le 8 mars 2016, une proposition de directive destinée à mieux définir les conditions de mise en oeuvre du détachement des travailleurs. Les élargissements successifs de l'Union européenne et la crise économique et financière ont contribué à intensifier le recours aux travailleurs détachés, l'imprécision du droit et l'absence de contrôles efficients conduisant à assimiler cette pratique à un dumping social garanti par la norme européenne.

Il ne s'agit pas de la première intervention de l'Union européenne dans ce domaine depuis l'adoption de la directive 96/71/CE. Un dispositif destiné à faciliter les contrôles et à mieux faire face à des formes élaborées de fraudes au détachement et de travail illégal a ainsi été adopté en mai 2014. Il est en cours de transposition par les Etats membres. La commission des affaires européennes avait, lors de débats préalables au vote de ce texte, manifesté son souhait de voir renforcer les dispositifs de contrôle et plaidé pour une réflexion sur les conditions même de détachement, afin qu'elles soient plus détaillées. Il s'agissait notamment de vérifier que le détachement ne soit pas un prêt de main d'oeuvre à bas coût et réponde à l'objectif premier qui lui est assigné : pallier un manque de main d'oeuvre dans un secteur précis.

Cette problématique est toujours d'actualité. La Commission européenne a cependant sensiblement modifié son approche, à l'instar de la Cour de justice de l'Union européenne. Le primat accordé à la libre-prestation de services est désormais tempéré par la volonté de faire émerger un principe simple : « À travail égal, salaire égal sur un même lieu de travail ». Le présent rapport analyse le texte présenté à cet effet et propose des mesures additionnelles destinées à agir encore plus efficacement contre la fraude tout en garantissant davantage de droits aux travailleurs détachés.

L'ENCADREMENT JURIDIQUE DU DÉTACHEMENT : UN DISPOSITIF À REVOIR

Adoptée en 1996 au sein d'une Union européenne qui comptait alors 15 membres 1 ( * ) , la directive relative au détachement des travailleurs a vu sa mise en oeuvre bouleversée par les élargissements de 2004 et 2007 puis la crise économique et financière. La multiplication des cas de fraude au détachement a conduit l'Union européenne à adopter en mai 2014, au terme de plus de deux ans de débats au Conseil, une directive d'exécution destinée à compléter le dispositif initial, en facilitant et en renforçant les contrôles. Reste que le texte de 1996 nécessite également des ajustements afin de répondre aux pratiques observées sur le terrain qui dérogent à un principe simple mis en avant récemment par le Conseil économique, social et environnemental : « À travail égal, salaire égal sur un même lieu de travail » 2 ( * ) . Ce principe ne saurait être jugé contradictoire avec celui détaillé à l'article 57 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne sur la libre-prestation de services et sur lequel se fonde la directive de 1996. Il convient d'ailleurs de rappeler que l'article 151 du même Traité place la protection sociale et l'amélioration des conditions de vie et de travail parmi les objectifs de l'Union et des États membres

De fait, cette révision doit permettre de réduire le recours au détachement, qui peut être envisagé depuis quelques années comme un moyen d'optimisation sociale et non une solution destinée à pallier un manque de main d'oeuvre ou de qualification dans un secteur donné.

LE RECOURS ACCRU AU DÉTACHEMENT

UNE PROGRESSION FULGURANTE.

Le nombre de travailleurs détachés au sein de l'Union européenne a augmenté de près de 45 % entre 2010 et 2014, passant de 1,3 million de personnes concernées à 1,9 million (1,7 million de personnes un an plus tôt). 600 000 travailleurs étaient concernés par le détachement en 2007.

Parmi les pays d'envoi, cinq pays enregistrent une forte augmentation des départs : Bulgarie, Grèce, Lituanie, Slovaquie et Slovénie. Parallèlement, six pays voient le nombre de détachement sur leur sol progresser significativement : Allemagne, Autriche, Belgique, Estonie, Slovénie et Suède. 35,8 % des détachements sont en provenance de pays à haut niveau de salaire et dirigés vers des pays à niveau équivalent. A l'inverse la moitié des détachements sont orientés vers des pays disposant de revenus supérieurs : 34,4 % des détachements sont en provenance de pays disposant de faible niveau de revenus et en direction de pays à hauts coûts salariaux et 15,7 % en direction de pays à niveau moyen de salaire. Il convient de rappeler que les écarts salariaux au sein de l'Union européenne s'étirent de 1 à 10 (ils allaient de 1 à 3 avant l'élargissement de 2004).

Flux de détachements par groupe de pays en fonction du niveau de salaire en 2014

Flux

Pourcentage des détachements

Pays à haut niveau de salaire vers pays de niveau équivalent

35,8 %

Pays à bas niveau de salaire vers pays à haut niveau de salaire

34,4 %

Pays à bas niveau de salaire vers pays à niveau moyen de salaire

15,7 %

Pays à haut niveau de salaire vers pays à niveau moyen de salaire

2,9 %

Pays à haut niveau de salaire vers pays à bas niveau de salaire

2,6 %

Indéterminé

8,6 %

(Source : Commission européenne)

L'Allemagne (410 000 travailleurs détachés, soit 1 % de la main d'oeuvre locale), la France (190 850) et la Belgique (159 750) sont les trois principaux pays de destination. L'impact sur le taux d'emploi est également important dans d'autres pays : le Luxembourg compte ainsi 25 000 travailleurs détachés sur son territoire, soit 9 % de la main d'oeuvre. 2,5 % des travailleurs opérant en Autriche sont issus du détachement. 81 % des détachements vers les pays à haut niveau de revenu sont concentrés sur cinq pays : Allemagne, Autriche, Belgique, France et Pays-Bas.

Ces chiffres sont cependant à relativiser puisque fondés sur le nombre de déclarations A1 émises, ces déclarations permettant d'attester l'affiliation du salarié détaché à un régime d'assurance sociale du pays où est établie son entreprise. Les écarts avec les données collectées par d'autres biais montrent un phénomène encore plus important. La Belgique a ainsi enregistré 499 840 opérations de détachement en 2014 et 205 279 travailleurs détachés sur son territoire. La France estime, de son côté, le nombre de travailleurs détachés à 228 650 personnes en 2014 (144 500 en 2011). L'écart entre les données nationales et celles découlant des formulaires A1 est particulièrement net dans d'autres pays : le Danemark aurait ainsi enregistré 59 531 travailleurs détachés en 2014 alors qu'il n'a reçu que 10 869 formulaires A1. La faible durée des détachements peut expliquer un tel écart.

L'Allemagne (232 800 travailleurs détachés par an) et la France (119 700) sont, par ailleurs, avec la Pologne (266 700) les principaux pays d'envoi. En prenant en compte la possibilité pour un travailleur d'effectuer plusieurs détachements dans une année, les écarts entre ces trois pays apparaissent plus nets puisque 428 400 détachements ont été opérés depuis la Pologne en 2014 contre 255 700 depuis l'Allemagne et 125 200 depuis la France.

La durée annuelle moyenne du détachement est établie à 103 jours. Elle varie considérablement d'un État membre à l'autre, pouvant ainsi atteindre 257 jours pour un travailleur irlandais contre 33 pour un travailleur français. Cette durée peut intégrer plusieurs missions : La durée moyenne d'un détachement en France, estimée à 47 jours, est en deçà de la moyenne européenne.

Le secteur de la construction est le principal concerné puisqu'il regroupe 43,7 % des travailleurs détachés, devant l'industrie manufacturière (21,8 %), les services liés à l'éducation, à la santé et à l'action sociale (13,5 %) et les services aux entreprises (10,3 %). Le recours aux travailleurs détachés a, par ailleurs, progressé de 44 % en quatre ans dans le secteur de la construction.

LES RAISONS DE CE SUCCÈS ET SES CONSÉQUENCES.

Plusieurs facteurs sont généralement avancés pour tenter d'expliquer un tel phénomène, à l'image de l'élargissement, de la crise économique et financière ou du manque de main d'oeuvre dans des secteurs spécifiques. Ce dernier argument ne saurait à lui seul justifier une telle progression. Il convient même de s'interroger, au terme de dix ans d'augmentation constante du recours à ce dispositif, sur l'effet d'éviction de la main d'oeuvre locale induit par le dispositif. Certaines professions ont disparu en France dans des domaines d'activité tels que le ferraillage, la tuyauterie ou le soudage des barres d'armatures dans les constructions en béton armé. Le nombre d'apprentis dans le secteur de la construction est, quant à lui, passé de 31 000 en 2008 à 18 000 en 2015. Si le détachement n'explique pas totalement cette diminution, sa progression manifeste dans ce secteur n'est sans doute pas sans incidence.

Au sein de ce secteur, la Commission européenne a elle-même relevé, dans trois pays de l'Union européenne (Autriche, Belgique, Luxembourg) un effet de substitution en défaveur de l'emploi peu qualifié local et au profit du travailleur détaché, moins coûteux. Il convient de rappeler à ce stade que 50,1 % des détachements sont en direction de pays disposant de niveau de salaire plus élevé.

En dépit des précautions prises dans le texte de 1996, le travailleur détaché peut en effet apparaître moins onéreux qu'un salarié national, à degré de qualification et à tâche équivalente. L'article 3 de la directive de 1996 prévoit que sont applicables au salarié détaché :

- Les périodes maximales de travail et les périodes minimales de repos ;

- La durée minimale des congés annuels payés ;

- Les taux de salaire minimal, y compris ceux majorés pour les heures supplémentaires ;

- Les conditions de mise à disposition des travailleurs ;

- La sécurité, la santé et l'hygiène au travail ;

- Les mesures protectrices applicables aux femmes enceintes ;

- L'égalité de traitement entre hommes et femmes et toute autre disposition en matière de non-discrimination.

Les allocations propres au détachement font partie du salaire minimal dans la mesure où elles ne visent pas à rembourser les dépenses effectivement encourues en raison du détachement : voyage, logement et nourriture (article 3, paragraphe 7).

Le degré de qualification, l'ancienneté et les éléments de salaire annexes (primes, allocation) ne sont pas pris en compte dans la rédaction. Le texte prévoit par ailleurs que ces taux ne s'appliquent qu'à la condition qu'ils soient prévus par la loi ou, dans le secteur de la construction, par une convention collective de portée générale. Il laisse néanmoins la possibilité aux Etats membres d'appliquer l'ensemble des conventions collectives à tous les secteurs économiques. Plusieurs Etats membres, à l'instar de la France, ont opté pour cette pratique 3 ( * ) . Dans ces conditions, la Commission européenne estime aujourd'hui que l'application du taux de salaire minimal peut créer un écart compris entre 30 et 70 % par rapport au salaire moyen applicable dans l'État d'accueil. Une telle situation n'est pas sans créer des distorsions de concurrence et rend le détachement plus attractif que le recrutement local.

À cette différence de coût salarial s'ajoute la question des charges sociales. Si la directive de 1996 met en avant le principe du pays d'accueil en matière de droit du travail, elle maintient l'affiliation du salarié détaché au régime de sécurité sociale du pays d'envoi, à la condition que la prestation de service ne dépasse pas 24 mois 4 ( * ) . Le recours à un salarié détaché pour la réalisation d'une prestation peut donc s'avérer plus avantageux que le recrutement local, compte tenu du différentiel de charges sociales d'un État membre à l'autre. Les charges sociales représentent ainsi en moyenne 6 % du salaire à Chypre contre 38 % en France.

Votre rapporteur avait déjà émis en 2013 le même constat sur l'utilisation du détachement à des fins d'optimisation, en utilisant la formule de « salarié low cost ». La réponse européenne s'est concentrée à l'époque sur la mise en place d'un système de contrôle plus abouti, destiné à prévenir le risque de fraude, sans véritablement aborder la question des salaires versés et de l'équité de la concurrence.


* 1 Directive 96/71/CE du 16 décembre 1996 concernant le détachement des travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de services.

* 2 Les travailleurs détachés, Avis du Conseil économique, social et environnemental, présenté par M. Jean Grosset, rapporteur avec l'appui de M. Bernard Cieutat, septembre 2015.

* 3 Autriche, Belgique, Espagne, Finlande, Grèce, Italie, Pays-Bas, Portugal et Slovénie.

* 4 Règlement (CE) n°883/2004 du 29 avril 2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale.

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