III. UNE MISE EN OEUVRE DIFFICILE

A. UN OBJECTIF PARTIELLEMENT ATTEINT POUR L'INSTANT

1. Des flux réellement réduits

Parallèlement à l'entrée en vigueur de l'accord a été constatée une importante réduction du flux des migrants.

Le nombre d'arrivées irrégulières sur les îles grecques a ainsi été divisé par quatre dans les trois semaines ayant suivi l'entrée en vigueur de l'accord par rapport à celui enregistré durant les trois semaines précédentes (5 847 arrivées contre 26 878 selon le premier rapport de la Commission européenne).

Le rythme des arrivées, qui était de 2 000 par jour en février 2016, malgré les conditions météorologiques difficiles de l'hiver - après avoir atteint un pic de 7 000 par jour au mois d'octobre 2015 - est tombé à une cinquantaine par jour au printemps 2016 .

Selon les chiffres cités par M. David Skuli, directeur de la police aux frontières (PAF), lors de son audition, le nombre d'arrivées sur les îles grecques a été de 67 400 en janvier, 57 000 en février, 26 000 en mars, avant une baisse significative : 3 650 en avril et 1 400 en mai 2016.

La diminution observée au début de l'année 2016 s'est donc accélérée en mars et s'est ensuite poursuivie. La fermeture de la route des Balkans et l'application de l'accord en termes de contrôle des frontières en sont la cause, sans qu'il soit aisé d'évaluer la part spécifique qui revient à chacun de ces facteurs.

Une légère augmentation a été observée depuis l'été dernier (100 personnes par jour en moyenne depuis le début du mois d'août).

Arrivées mensuelles en Grèce via la Méditerranée (années 2015-2016)

Source : UNHCR

En outre, l'objectif humanitaire, qui était d'empêcher les décès en mer, est en grande partie atteint. Même si cela est encore trop, une vingtaine de décès ont ainsi été recensés entre avril et août 2016 contre 366 entre janvier et mars 2016.

Par ailleurs, aucune véritable route alternative en provenance de Turquie n'a émergé jusqu'à présent , même si une augmentation des passages entre la Turquie et la Bulgarie et à la frontière gréco-turque a été observée. Au cours de notre déplacement, une ONG turque a aussi évoqué l'existence d'une route par la Mer noire et l'Ukraine, mais celle-ci ne nous a pas été confirmée comme étant significative.

Quant à la reprise des flux sur la route de Méditerranée centrale observée depuis le printemps, elle est avant tout saisonnière et concerne des migrants en provenance d'Afrique de l'Ouest (Nigérians, Maliens, Gambiens) et d'Afrique de l'Est (Erythréens), mais ne constitue pas un transfert depuis la Méditerranée orientale , en dépit de quelques cas isolés (comme le montre la présence de quelques Syriens parmi les rescapés du naufrage d'un navire transportant 450 personnes le 21 septembre dernier au large de l'Égypte).

2. Une situation des réfugiés en Turquie en voie d'amélioration

La mise en oeuvre de l'accord contribue à faire progresser la protection offerte aux réfugiés en Turquie et à améliorer leurs conditions de vie.

Comme l'a fait observer M. Marc Pierini, ancien ambassadeur de l'UE auprès de la Turquie et actuellement chercheur au centre Carnegie Europe, lors de son audition, « quelles que soient les réserves qu'on peut avoir sur sa légalité et sa moralité, cet accord n'en sera pas moins source de bénéfices dans ses aspects concrets, notamment en termes d'alimentation, de santé, d'éducation et de formation professionnelle ».

a) Un cadre juridique complété

Si la Turquie avait commencé à se doter d'un système d'asile avant la signature de l'accord avec l'UE, celle-ci a permis de compléter le cadre existant, en accélérant la publication des règlements d'application qui faisaient encore défaut. C'est ainsi qu'a été publié le 17 mars 2016 le règlement du ministère de l'intérieur n° 29656 d'application de la loi sur les étrangers et la protection internationale permettant l'entrée en vigueur d'un certain nombre de garanties (obligation de non refoulement, limitation à six mois renouvelables une fois de la durée de privation de liberté dans le cadre d'une rétention avant renvoi, droit à un conseil juridique...). C'est ainsi que le HCR a, depuis le 29 avril 2016, le droit d'accéder à l'ensemble des centres de rétention turcs.

Par ailleurs, selon le deuxième rapport de la Commission européenne sur la mise en oeuvre de l'accord, la Turquie a, depuis l'entrée en vigueur de celui-ci, adopté un règlement concernant les permis de travail des personnes sollicitant la protection internationale et en bénéficiant . De même, elle s'est engagée à garantir leur accès à l'éducation et au système de santé. Elle a par ailleurs fourni des assurances écrites sur le fait que les non Syriens demandant l'asile seraient protégés contre le refoulement. La Turquie a également autorisé l'UE à contrôler la situation des Syriens et des non-Syriens renvoyés en Turquie, y compris par l'accès aux centres de rétention (Dikili, Cesme, Bodrum et Adana), afin de contrôler l'application des procédures de protection internationale.

Ces avancées en droit méritent d'être signalées même s'il convient de les nuancer. Le HCR fait état de difficultés à accéder effectivement à la totalité des centres. Quant à l'accès au marché du travail légal, celui-ci ne serait pour l'heure effectif que pour quelques milliers de réfugiés dans un pays où le travail dissimulé est endémique.

b) La mise en oeuvre de la facilité financière

Par ailleurs, les fonds prévus au titre de la facilité financière sont aujourd'hui largement engagés et vont permettre le financement de projets destinés à améliorer le quotidien des réfugiés.

Certes, la mise en oeuvre de cet instrument nécessite le respect de procédures qui ont pu retarder le versement de l'aide , suscitant le mécontentement des autorités turques , comme votre mission a pu le constater lors de son déplacement en Turquie. De fait, au 15 juin 2016, l'UE n'avait effectivement versé que 105 millions d'euros sur les 3 milliards d'euros promis.

Par ailleurs, il existait alors de fortes divergences entre les parties concernant les modalités de versement de l'aide . Conformément aux souhaits exprimés par les États membres, la Commission européenne entendait en effet contracter exclusivement avec ses interlocuteurs habituels (agences onusiennes, organisations internationales, ONG agréées par elle) et selon une « approche par projets », afin notamment de s'assurer d'une gestion comptable conforme à ses standards.

La Turquie demandait , quant à elle, pour des raisons d'efficacité, que l'aide puisse lui être versée en grande partie directement et que l'AFAD e t le Croissant rouge turc puissent être rapidement accrédité s, ce qui supposait que ceux-ci acceptent de se soumettre aux procédures d'audit impliquées par cette accréditation.

Lors d'un entretien deux mois plus tard à la DG NEAR de la Commission européenne avec M. Simon Mordue, directeur en charge de la Stratégie et de la Turquie, votre mission a constaté que ces divergences s'étaient atténuées et qu'un terrain d'entente avait été trouvé , consistant à combiner les deux approches : versement des fonds aux structures étatiques quand l'aide concerne des services directement délivrés par l'État, versement aux ONG et aux autres acteurs dans les autres cas.

De fait, la mise en oeuvre de la facilité a progressé. Au 28 septembre 2016 20 ( * ) , 2,239 milliards d'euros avaient été engagés , dont 1,252 milliard d'euros avait été contractualisé et 467 millions d'euros effectivement déboursés .

Sur ce montant, 595 millions d'euros ont été engagés au titre de l'aide humanitaire et 1,6 milliard d'euros au titre de l'aide non humanitaire .

S'agissant de l'aide humanitaire , un plan de mise en oeuvre de l'action humanitaire a été adopté le 3 juin 2016. C'est conformément à ce plan qu'a été signé un contrat de 348 millions d'euros avec le Programme alimentaire mondial (PAM), en partenariat avec le Croissant rouge turc, le ministère turc de la famille et de la politique sociale et l'AFAD, en vue de la mise en oeuvre du « filet de sécurité sociale d'urgence » (« Emergency Social Safety Net », ESSN ). Ce système innovant de transfert de fonds constitue le principal projet de ce volet humanitaire et le plus grand programme d'aide humanitaire jamais financé par l'UE. Son lancement officiel a eu lieu le 26 septembre dernier.

La mise en place d'un « filet de sécurité sociale d'urgence »

Ce filet de sécurité sociale sera délivré au moyen d'une carte de paiement (la carte Kizilay) qui, dans le cadre d'un premier projet avec le PAM, avait permis d'instaurer un système innovant d'aide alimentaire, remplaçant la distribution de repas chauds. Les réfugiés se voyaient en effet crédités d'un montant de 20 euros par mois, leur permettant d'acheter des produits alimentaires dans des supermarchés conventionnés, y compris hors des camps.

Le développement de ce système, articulé avec le système de protection sociale tu rc, permettra de couvrir les besoins de base en termes de nourriture, de logement et d'éducation d'un million de réfugiés syriens parmi les plus vulnérables, grâce au versement mensuel d'une somme de l'ordre de 30 euros par mois sur la carte Kizilay.

Tout en redonnant leur dignité aux réfugiés, libres d'utiliser l'argent selon leurs besoins, ce système présente l'avantage d'être économe et de stimuler l'économie locale

Dans le cadre du volet « assistance non humanitaire » a été adoptée en juillet 2016 une « mesure spéciale » portant sur 1,415 milliard d'euros (soit davantage que ce qui était envisagé au départ, afin de répondre aux attentes des autorités turques), qui permettra d'allouer des subventions directes en vue de financer des actions dans les domaines de l'éducation, de la santé, des infrastructures locales ou du soutien socio-économique .

Deux contrats directs, portant sur un montant total de 600 millions d'euros, viennent ainsi d'être contractualisés avec les ministères turcs de la santé et de l'éducation pour contribuer au financement de l'accès aux soins des réfugiés ainsi que de l'intégration des enfants et étudiants syriens dans le système éducatif turc.

Un contrat portant sur 60 millions d'euros a également été passé avec la DGMM en vue de financer les modalités de retour des migrants et réfugiés depuis la Grèce, de même qu'un autre, de 20 millions d'euros, avec l'OIM , destiné à financer le développement des capacités des garde-côtes turcs en matière de sauvetage en mer.

D'autres contrats, visant à soutenir la construction d'écoles, d'hôpitaux, de services publics ainsi que d'infrastructures municipales sont prévus dans les prochaines semaines.

c) La très lente progression des réinstallations

Par ailleurs, après un démarrage difficile, les réinstallations de Syriens depuis la Turquie vers l'Union européenne commencent à être réalisées.

Alors qu'au 15 juin 2016, seules 511 avaient été effectuées, leur nombre est de 1 614 à la date du 26 septembre 2016 , soit une progression de 1 103 en trois mois. S'il est permis de souligner les progrès accomplis, l'interruption temporaire observée en juillet dernier à la suite du coup d'État ayant été suivie d'une reprise en août, ce volume de réinstallations reste très modeste et très éloigné de l'objectif assigné.

Réinstallations depuis la Turquie au 26 septembre 2016

Etat membre

Réinstallations
« 1 pour 1 »

Etat membre

Réinstallations
« 1 pour 1 »

Allemagne

609

Lettonie

6

Autriche

X

Liechtenstein

X

Belgique

63

Lituanie

25

Danemark

X

Luxembourg

27 (outside of 20 July scheme)

Espagne

57

Norvège

X

Estonie

11

Pays-Bas

170

Finlande

62

Portugal

12

France

228

République tchèque

X

Irlande

X

Royaume-Uni

X

Islande

X

Suède

269

Italie

75

Suisse

X

Total : 1614 au 26/09/2016

Source : Commission européenne

Il faut néanmoins souligner que, contrairement aux craintes qui avaient pu être exprimées, l'UE s'affranchit du strict cadre de « l'échange » que le programme dit « 1 pour 1 » était censé mettre en oeuvre : ainsi, le nombre de réinstallations réalisées excède très largement celui des renvois effectifs vers la Turquie qui, au demeurant, concernent peu de Syriens. Mais, dans les deux cas, il s'agit de nombres bien réduits par rapport à ceux escomptés et très insuffisants au regard de l'urgence de la situation.

Néanmoins, des efforts sont aussi attendus de la Turquie en vue d'améliorer l'efficacité de la procédure . Il semblerait que la Turquie peine à fournir des listes de réfugiés au HCR et que celles transmises soient insuffisamment actualisées. En outre, selon des informations recueillies à l'occasion du déplacement de votre mission, la Turquie bloquerait en fin de procédure la réinstallation des réfugiés diplômés de l'enseignement supérieur ou ayant suivi une formation professionnelle , alors même qu'ils ont été sélectionnés sur des critères de vulnérabilité.

La procédure de réinstallation suivie dans le cadre du « programme 1 pour 1 »

La procédure applicable s'apparente à de l'admission humanitaire . Il s'agit en effet de réinstaller des personnes non préalablement reconnues par le HCR mais pour lesquelles ce dernier a identifié une vulnérabilité justifiant un accueil dans un autre pays que celui où elles ont fui.

La particularité de l'opération menée depuis avril dernier en Turquie est que ce sont les autorités turques - et non le HCR- qui identifient initialement les personnes en besoin de réinstallation . En effet, en application de la loi turque, les réfugiés sont enregistrés auprès des autorités locales turques et placés sous leur protection et non auprès du HCR. Celui-ci procède ensuite à un travail d'identification sur la base des listes qui lui sont transmises en appliquant les critères de vulnérabilité. Il répartit ensuite les personnes à réinstaller entre les États en fonction des quotas de places présentés par ceux-ci.

Des missions conjointes de l'OFPRA et du ministère de l'intérieur sont alors conduites sur la base des dossiers transmis par le HCR, qui permettent de vérifier que les personnes relèvent d'une protection internationale.

Les propositions d'accueil sont soumises pour accord formel au service de l'asile du ministère de l'intérieur . L'OFPRA ayant interrogé les personnes concernées avant leur arrivée en France, la décision de reconnaissance du statut leur est notifiée dès leur arrivée à l'aéroport ou dans les jours qui suivent leur arrivée . Ce statut peut être celui de réfugié ou de protégé subsidiaire en fonction de l'appréciation faite par l'OFPRA.

Compte tenu de l'attribution du statut de ces personnes dès leur arrivée, elles sont directement éligibles à la délivrance du titre de séjour correspondant.

La préparation du départ et l'organisation du voyage jusqu'en France sont pris en charge par l'OIM . Une orientation culturelle sur la vie en France est si possible organisée avant leur arrivée en France. Les préfectures sont informées par la DGEF de l'arrivée de ces personnes. Dès leur arrivée, les familles sont transférées vers leur nouveau lieu de résidence en application d'accords signés au niveau national entre l'État (DGEF) et différents opérateurs chargés du logement. Ces derniers prennent notamment en charge la logistique d'installation (mise à disposition d'un logement adapté à la cellule familiale avec signature d'un bail glissant, équipement de l'appartement, versement d'un pécule de subsistance et prise en charge des premiers mois de loyer dans l'attente de l'ouverture des droits sociaux) et assurent un accompagnement de qualité pendant une durée d'un an (mise à disposition d'un intervenant social par groupe de 35 personnes, chargé de l'accompagnement des familles dans leur démarche d'insertion).

Les opérateurs sont financés par des crédits européens du Fonds Asile Migration et Intégration. Un appel à projets est en cours pour identifier de nouveaux opérateurs permettant ainsi d'accueillir dans les délais impartis les 10 000 réfugiés pour lesquels la France s'est engagée au niveau européen et international.

L'objectif de la France était de réinstaller 6 000 Syriens en deux ans dans le cadre de l'accord UE-Turquie , engagement qui vient s'ajouter aux autres engagements de réinstallation souscrits par la France, à savoir 2 375 réinstallations au profit du Liban, de la Jordanie et de la Turquie dans le cadre de la décision européenne du 22 juillet 2015 et 2 000 dans le cadre d'engagements nationaux en faveur du Liban, soit un total de 10 375 réinstallations à conduire en deux ans .

Source : Direction générale des étrangers en France (juillet 2016)


* 20 Troisième rapport de la Commission européenne sur les progrès réalisés dans la mise en oeuvre de la déclaration UE-Turquie, 28 septembre 2016.

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