II. EN MATIÈRE SOCIALE, LA DISTINCTION ENTRE PARTICULIERS ET PROFESSIONNELS EST AU CoeUR DU PROBLÈME

En matière sociale, il est d'ordre public que les revenus d'activités professionnelles sont soumis à cotisations sociales et entraînent l'affiliation à un régime de sécurité sociale. Toutefois, un « revenu professionnel » au sens de l'impôt sur le revenu ne correspond pas forcément à une « activité professionnelle » au en matière de protection sociale 19 ( * ) .

Toutefois, la distinction entre particuliers et travailleurs professionnels est loin d'être évidente . En effet, si en matière fiscale, tout revenu est en principe imposable à l'impôt sur le revenu (cf. supra ), il n'en va pas pour autant de même en matière de cotisations sociales. Or l'affiliation à la sécurité sociale en tant que travailleur indépendant entraîne, pour les utilisateurs de plateformes en ligne, des conséquences significatives : le paiement des cotisations sociales bien sûr, mais aussi diverses démarches et obligations, de portée générale ou sectorielle.

A. LES UTILISATEURS DES PLATEFORMES : DE NOMBREUX PROFESSIONNELS QUI S'IGNORENT

1. Les professionnels des plateformes en ligne : travailleurs indépendants et micro-entrepreneurs

Les travailleurs professionnels non-salariés 20 ( * ) des plateformes en ligne relèvent en principe du régime social des indépendants (RSI) , ou à défaut du régime général 21 ( * ) .

Sous réserve que leur chiffre d'affaires annuel ne dépasse pas les seuils du régime micro-fiscal et de la franchise en base de TVA (cf. supra ), soit 82 800 euros pour les ventes de biens ou 33 100 euros pour les prestations de services 22 ( * ) , ces utilisateurs professionnels peuvent opter pour le régime du micro-entrepreneur , qui permet un allègement des formalités de création d'entreprise, le paiement des cotisations et contributions sociales à un taux forfaitaire, et sur option le paiement de l'impôt sur le revenu sous forme de versement forfaitaire libératoire acquitté en même temps que les cotisations et contributions sociales.

Le régime du micro-entrepreneur : synthèse

Activités

Exemples sur des
plateformes en ligne

Cotisations/contributions sociales

Seules

Avec versement
libératoire de l'IR

Micro
BIC

Ventes de marchandises

Achat/revente,
vente d'objets « faits main »...

13,10 %

14,10 %

1 % IR

Prestations de services
et locations meublées

Transport, locations, bricolage ou jardinage à domicile...

22,70 %

24,40 %

1,7 % IR

Micro
BNC

Prestations de services

Création de logo, webdesign,
cours de yoga ou de guitare...

22,70 %

24,90 %

2,2 % IR

Activités libérales

Consultant...

22,50 %

14,10 %

2,2 % IR

Source : URSSAF et commission des finances du Sénat

Au cours des déplacements du groupe de travail, il est apparu que le régime du micro-entrepreneur constituait un avantage comparatif très net de la France pour le développement de l'économie collaborative dans sa partie professionnelle . En particulier, cette remarque a souvent été faite lors des entretiens menés en Belgique (cf. infra ).

2. Le passage du statut de particulier au statut professionnel : une complexité souvent décourageante pour les « petits » utilisateurs de plateformes collaboratives

Il n'en reste pas moins que le régime du micro-entrepreneur concerne par définition des professionnels : toute la question est donc de savoir à partir de quel moment un utilisateur de plateforme en ligne qui se considère comme un particulier « devient » un professionnel , et doit en conséquence s'affilier à un régime de sécurité sociale et se conformer aux obligations déclaratives et règles sectorielles qui en découlent.

Or il n'existe pas, aujourd'hui, de critère à la fois simple et objectif permettant de distinguer les professionnels des non-professionnels . Les utilisateurs ne peuvent dès lors que se fonder sur des critères complexes, dégagés au cas par cas par une doctrine et une jurisprudence sédimentées, et de toute façon très largement méconnus.

En principe, toute activité rémunérée exercée à titre habituel 23 ( * ) par un particulier constitue une activité professionnelle , et entraîne l'affiliation obligatoire à un régime de sécurité sociale. La notion d'activité exercée « à titre habituel » n'implique aucun minimum en termes de revenu perçu, de temps passé ou de fréquence des transactions ou des actes de vente . Une activité professionnelle peut ainsi correspondre à des actes peu nombreux mais périodiques. La preuve du caractère professionnel peut être apportée par tout moyen ; on peut notamment citer l'usage d'un outillage à caractère professionnel, ou encore l'organisation d'un circuit de vente. D'une manière générale, la doctrine et le juge se fondent sur la notion, fort subjective, d'intentionnalité du vendeur .

Dans son rapport de mai 2016 sur les plateformes collaboratives, l'emploi et la protection sociale, l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) insiste elle aussi sur le fait qu'« aucune condition n'est liée à la durée du travail : l'affiliation et l'assujettissement en principe aussi bien d'un travail accidentel, d'un « coup de main », que d'un travail occasionnel ou de faible importance comme un « petit boulot ». Le caractère accessoire d'une activité, dominant chez les travailleurs collaboratifs, est sans impact sur la qualification en tant que rémunération devant être soumise à cotisations et contributions sociales ».

Il en résulte, bien sûr, qu'un travailleur indépendant inscrit sur une plateforme comme Hopwork ou Upwork , ou un chauffeur VTC utilisant Uber ou LeCab , doit s'affilier à la sécurité sociale et verser des cotisations à ce titre - ce qui est parfaitement normal. Toutefois, il en découle aussi qu' une personne proposant quelques heures de bricolage ou de garde d'animaux via une plateforme, ou vendant sur Internet quelques bonnets tricotés chez elle, doit en principe elle aussi s'affilier au RSI (ou le cas échéant au régime général) à ce titre.

Cette obligation peut s'appliquer y compris si l'activité est exercée à titre purement amateur, de façon purement accessoire et sans aucun lien avec l'activité principale, et y compris si celle-ci ne produit que quelques dizaines d'euros de revenu par an, voire même si elle est déficitaire.

Or, pour une personne dont l'activité sur une plateforme en ligne ne constitue qu'une activité accessoire, le passage du statut de « particulier » à celui de « professionnel » peut s'avérer dissuasif - au point de faire perdre toute incitation à poursuivre l'activité.

Les obligations des travailleurs indépendants

En tant que travailleur indépendant, l'utilisateur d'une plateforme en ligne est soumis au droit commun et est tenu de verser des cotisations et contributions sociales, d'acquitter la cotisation foncière des entreprises (CFE), les taxes pour frais de chambre de commerce et d'industrie (CCI) ou des métiers et de l'artisanat (CMA), la contribution à la formation professionnelle.

Plus encore que les prélèvements obligatoires, ce sont peut-être les contraintes administratives, générales ou sectorielles , qui sont les plus dissuasives. Une personne physique exerçant une activité professionnelle doit en effet, entre autres :

- déclarer l'existence de son entreprise, accomplir les formalités de création auprès d'un centre de formalité des entreprises ;

- s'immatriculer au registre du commerce et des sociétés (RCS) ou au répertoire des métiers (RM) ;

- souscrire une assurance professionnelle ;

- ouvrir un compte bancaire dédié à l'activité ;

- effectuer un stage préalable à l'installation (SPI), payant, en cas de création d'une activité artisanale ;

- obtenir une qualification ou une expérience professionnelle pour des activités telles que les métiers du bâtiment, de l'automobile, de l'alimentaire, de la coiffure, de l'esthétique... autant d'activités qui, sous certaines formes, peuvent se retrouver sur des plateformes collaboratives ;

- se conformer aux obligations prévues par le droit de la consommation, aux normes en matière d'hygiène et de sécurité, etc.

Le respect de ces obligations est soumis aux contrôles des administrations concernées : l'inspection du travail, l'URSSAF 24 ( * ) , la DGCCRF 25 ( * ) etc.

Source : commission des finances du Sénat

En tout état de cause, la loi ne fixe aucun seuil de revenu à partir duquel une activité doit être regardée comme professionnelle . Certains seuils « officieux » sont parfois évoqués 26 ( * ) , mais ils sont impossibles à vérifier et très fragiles sur le plan juridique. En l'absence de critères simples et objectifs, il appartient donc aux utilisateurs des plateformes eux-mêmes, le sous le contrôle des services d'inspection et du juge, de déterminer au cas par cas s'ils exercent effectivement une activité professionnelle.

Or les conséquences sont potentiellement très lourdes : une requalification en travail dissimulé condamnerait le modèle économique de nombreuses plateformes, mais à l'inverse, la rareté des contrôles laisse prospérer des activités dans des conditions de concurrence déloyale.

Dans le monde « physique » des vide-greniers, des brocantes, des bricoleurs amateurs et des services entre voisins, ces règles étaient acceptées pour une raison simple : elles n'étaient tout simplement pas appliquées, parce qu'elles n'étaient pas applicables. Mais la question se pose avec une acuité nouvelle dans le contexte de l'économie des plateformes , où ces activités, jusqu'alors difficiles à identifier et à contrôles, sont devenues massives, standardisées et souvent traçables à l'euro près.

Or, comme le souligne fort justement l'IGAS, « ces activités à revenus modestes ne peuvent véritablement se développer avec le même niveau de contraintes réglementaires et sociales que les activités professionnelles indépendantes : les coûts administratifs cachés liés à l'exercice d'une activité professionnelle [...] ainsi que le niveau des prélèvements obligatoires sont significatifs en comparaison des revenus dégagés de manière ponctuelle et accessoire ». En d'autres termes, si les règles actuelles ne posent aucun problème pour les « vrais » travailleurs indépendants présents exerçant leur activité via des plateformes en ligne, elles sont pour le moins décourageantes pour les particuliers ne recherchant qu'un modeste complément de revenu : appliquer les règles ferait perdre tout intérêt à ces nouvelles activités en ligne , qui représentent pourtant un « coup de pouce » bienvenu pour de nombreuses personnes, en particulier les personnes éloignées de l'emploi ou qui perçoivent de faibles revenus, et ne pas les appliquer conduit à une situation d'insécurité juridique préjudiciable à tout le monde . De toute évidence, c'est ce second cas de figure qui prévaut, et auquel il convient de remédier.

Dès lors, le groupe de travail estime, à l'instar de l'IGAS, que le premier défi est de « clarifier les règles d'affiliation à la sécurité sociale des travailleurs collaboratifs et la prise en compte de leurs revenus dans des conditions de concurrence équitable avec les secteurs traditionnels » .


* 19 D'ailleurs, en matière fiscale, la déclaration n° 2042 C PRO sur laquelle le contribuable reporte ses revenus comporte des rubriques distinctes : « BIC/BNC professionnels », et « BIC/BNC non professionnels ».

* 20 Le cas des travailleurs salariés utilisant des plateformes en ligne, qui relèvent du régime général, ne pose pas de problème particulier. Ceux-ci sont par exemple les chauffeurs employés par des entreprises de capacitaires de transport (LOTI), les salariés d'entreprises prestataires de services à domicile ou encore les vendeurs salariés présents sur des marketplaces .

* 21 Soit parce qu'ils sont affiliés au régime général au titre de leur activité principale, soit parce que la loi prévoit expressément cette affiliation. C'est notamment le cas des dirigeants de société par actions simplifiée unipersonnelle (SASU), statut couramment utilisé par les chauffeurs de plateformes de mobilité comme Uber .

* 22 Seuils applicables aux revenus de l'année 2017. Ceux-ci ont été revalorisés. Les seuils mentionnés plus haut pour l'application du régime micro-fiscal seul, soit 82 200 euros et 32 900 euros, sont les seuils applicables aux revenus de l'année 2016 déclarés en 2017.

* 23 En application de l'article L. 121-1 du code de commerce, qui dispose que « sont commerçants ceux qui exercent des actes de commerce et en font leur profession habituelle ». Il faut rappeler ici que l'article L. 110-1 du code de commerce considère que sont notamment constitutifs d'un acte de commerce « tout achat de biens meubles pour les revendre » ainsi que « toute entreprise de location de meubles ». La référence au code de commerce est également utilisée en matière fiscale, mais est appréciée différemment...

* 24 Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales.

* 25 Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes.

* 26 Ainsi, l'activité deviendrait « régulière » à partir de 500 euros, et « professionnelle » à partir de 1 500 euros à 2 000 euros par mois. Source : L'économie collaborative rattrapée par le code du travail, Le Figaro du 12 juillet 2015.