B. LES DIFFICULTÉS DE L'ÉPIDÉMIOLOGIE FRANÇAISE DOIVENT ÊTRE SURMONTÉES

S'agissant des difficultés de l'épidémiologie française, il faut préciser d'emblée qu'il existe parfois une défiance des psychiatres à son égard car elle peut être perçue comme l'instrument d'une « société de contrôle » au sens foucaldien. Ce risque doit être pris en compte afin de ne pas tomber dans le travers décrit par Deleuze, « la nouvelle médecine « sans médecin ni malade » qui dégage des malades potentiels et des sujets à risques » 24 ( * ) .

Le regard des psychiatres eux-mêmes sur l'intérêt de l'épidémiologie semble évoluer et rompre avec la défiance qui a pu s'exprimer par le passé . Ainsi que l'indiquent le Syndicat des psychiatres des hôpitaux (SPH) et la Société d'information psychiatrique (SIP), « longtemps les pédopsychiatres français se sont détournés de l'épidémiologie, craignant une psychiatrie trop globalisante, qui négligerait l'individu. Il est temps aujourd'hui de développer également l'épidémiologie, qui permet d'axer des politiques de santé sur des éléments clairs et non discutables (comme le font le Canada ou l'Angleterre) » 25 ( * ) .

1. Les données épidémiologiques disponibles n'offrent pas une vue d'ensemble des troubles psychiatriques des mineurs

En matière de pédopsychiatrie, les données épidémiologiques disponibles portent rarement sur le contexte français. Compte tenu de l'importance de l'environnement dans le développement et les symptômes des troubles mentaux, la question se pose de savoir si les données de la littérature internationale peuvent être transposées à la France.

Peu nombreuses, les enquêtes françaises se révèlent à la fois partielles et éparses . Une expertise collective de l'Institut national de la recherche et de la santé médicale (Inserm) de 2002 26 ( * ) indique qu'un enfant sur huit souffre d'un trouble mental en France, qu'environ 5 % des enfants de moins de douze ans souffrent de troubles anxieux, 1 à 2 % de troubles de déficit de l'attention, avec ou sans hyperactivité, et 0,5 % de dépression. A l'adolescence, les troubles de l'humeur (troubles dépressifs et maniaco-dépressifs...) touchent 3 % des 13-19 ans. La boulimie concerne 1 % des jeunes filles de 17 à 19 ans et l'anorexie 0,2 % des adolescentes de 15 à 19 ans. L'autisme et la schizophrénie touchent moins de 1 % des enfants et des adolescents 27 ( * ) .

Les données souffrent de deux lacunes principales :

- d'une part, elles ne couvrent pas l'ensemble des tranches d'âge , alors même que les experts insistent sur la différence des troubles selon le degré de développement du mineur. Comme le souligne le Dr Anne-Laure Sutter-Dallay, « nous disposons d'un assez grand nombre d'éléments sur la prévalence des troubles chez les enfants à partir de 6 ans. Mais en ce qui concerne les troubles de l'attachement, les troubles du développement précoce, les pathologies du sommeil ou encore les pathologies interactives, il manque des données consistantes » 28 ( * ) ;

- d'autre part, elles ne permettent pas de connaître les trajectoires et l'évolution des troubles au fur et à mesure que l'enfant grandit.

Les seuls résultats disponibles permettent toutefois de préciser l'importance du facteur familial et du contexte social dans le développement des troubles psychiatriques chez l'enfant, selon une double perspective. Tout d'abord, « la santé mentale des parents est primordiale dans le développement des enfants, y compris pour les jeunes adultes » 29 ( * ) . Ensuite, les études tendent à mettre en évidence « une relation entre l'appartenance à une catégorie sociale défavorisée et la prévalence des problèmes de santé mentale » 30 ( * ) . Une étude conduite par le Pr Kovess-Masféty en région Provence-Alpes-Côte-d'Azur sur la santé mentale des enfants scolarisés dans les écoles primaires entre 2001 et fin 2005 « mettait en évidence une courbe en « U » : les enfants les plus à risque étaient les enfants les plus pauvres et les plus riches ; les enfants qui allaient le mieux étaient ceux des classes moyennes » 31 ( * ) .

S'agissant de la relation entre addictions et troubles psychiatriques, les auditions de la mission d'information font apparaît un consensus sur le caractère révélateur et non causal de la consommation de produits stupéfiants. Le Pr Jean-Philippe Raynaud le résume de la manière suivante pour la consommation de cannabis : « la consommation ne fabrique pas de psychose ou de trouble de la personnalité mais elle peut les provoquer ou les décompenser » 32 ( * ) . Pour autant, les relations entre substances addictives et pathologies mentale demeurent complexes, dans la mesure où l'addiction peut d'une part naître d'un sentiment préexistant de mal-être, et d'autre part favoriser le déclenchement de « pathologies dont on n'est pas sûr qu'elles ne seraient pas arrivées sans cela, les [aggraver] et [rendre] le diagnostic beaucoup plus tardif » 33 ( * ) . Ce seul sujet nécessiterait une étude approfondie qui alimenterait la question juridique et politique de la dépénalisation ou de la légalisation de l'usage du cannabis à des fins non thérapeutiques.

2. Répondre aux difficultés en donnant les moyens à l'épidémiologie française de se développer

L'épidémiologie française ne permet pas une bonne appréhension des facteurs de trouble psychiatrique chez les mineurs, pourtant indispensable à leur détection précoce et à leur traitement efficace par le système de soins. Plusieurs éléments participent de cette faiblesse, au premier rang desquels un manque de sensibilisation des professionnels aux enquêtes épidémiologiques , souligné par le Pr Viviane Kovess-Masféty : « la plupart des gens sont très peu formés sur les instruments standardisés et sur la façon de conduire une enquête épidémiologique » 34 ( * ) . Pourtant, il existe un besoin et une demande pour mener des enquêtes.

La direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ) a ainsi fait part de son souhait de collaborer avec la direction générale de la santé (DGS) pour effectuer une étude épidémiologique sur les mineurs pris en charge, notamment afin d'étayer les éléments concernant la prévalence des troubles psychiatriques.

La mission d'information recommande donc de soutenir la recherche en épidémiologie, afin d'approfondir les connaissances sur le nombre de malades mineurs et les maladies psychiatriques dont ils souffrent .

Proposition n°1 : Soutenir la recherche en épidémiologie afin d'acquérir une connaissance plus fine de la population des mineurs touchés par des troubles psychiatriques.

Dans ce cadre, il convient de lever certains obstacles à la réalisation d'études épidémiologiques d'envergure sur la population des mineurs en France, en distinguant deux types d'études : les enquêtes en population générale, permettant de mesurer la prévalence des troubles, et les enquêtes de cohorte, portant sur les données de santé, appréhendant la trajectoire de soins des malades.

a) Faciliter les enquêtes en population générale portant sur les mineurs

Les enquêtes en population générale sont particulièrement intéressantes dans le domaine de la santé mentale, dès lors que la question du seuil à partir duquel une personne doit entrer dans un parcours de soins ne peut pas être tranchée a priori .

La réalisation d'enquêtes uniquement à partir des personnes entrées en contact avec le système de santé ne permet pas d'appréhender les troubles psychiatriques dans leur globalité. Ce problème est renforcé s'agissant des mineurs, dans la mesure où, pour les plus jeunes enfants à tout le moins, la consultation d'un professionnel de santé repose sur une démarche des parents, ou une sollicitation d'un tiers acteur - enseignant par exemple. De ce point de vue, une double difficulté existe dans la mesure où d'une part les personnes amenées à repérer les troubles ne sont pas médecins, et où d'autre part le trouble peut se manifester différemment selon le contexte. Le Pr Bruno Falissard insiste sur les conséquences de cette pluralité de regards portés sur l'enfant : « on est en présence du regard des parents, de l'enseignant, de l'enfant et du soignant. On sait statistiquement que ces quatre regards peuvent avoir des corrélations très faibles. Mais cela contribue à la complexité du tableau clinique. Par exemple, un enfant dépressif peut être vu comme tel uniquement à la maison et donc pas à l'école. C'est la réalité clinique de la dépression » 35 ( * ) .

En outre, du fait de cette perception différente des troubles psychiatriques par les parents, les données issues des consultations médicales se trouvent entachées d'un biais de sélection. Le Pr Viviane Kovess-Masféty précise ainsi que « les principaux motifs de consultation d'un pédopsychiatre sont l'échec et les difficultés scolaires, ainsi que les troubles des acquisitions et du comportement. Par conséquent, les troubles dépressifs et anxieux ne sont pas les plus rapportés à la psychiatrie » 36 ( * ) .

Or de nombreux obstacles freinent actuellement la conduite d'enquêtes en population générale ciblant les mineurs . Le directeur de la Drees 37 ( * ) , Franck von Lennep, a ainsi fait part à la mission d'information de « la difficulté liée aux relations avec les parents, à la question de savoir s'ils doivent être informés de tout ce qui figure dans le questionnaire et à toutes les implications que cela peut avoir sur la qualité de l'information obtenue. C'est une question à laquelle la Drees s'est confrontée l'année dernière dans des enquêtes relatives à la périnatalité et une autre en cours sur la santé à l'école des élèves de troisième. Nous avons inclus dans cette dernière un auto questionnaire avec quelques questions sur les pensées suicidaires, les automutilations, etc. » 38 ( * ) .

M. Franck von Lennep a également indiqué que des travaux sur la santé mentale en population générale allaient prochainement être engagés pour la première fois en France depuis une quinzaine d'années. Cependant, compte tenu des difficultés liées à un travail portant sur les mineurs, cette enquête devrait uniquement porter sur les adultes.

Des évolutions législatives récentes devraient permettre de lever certaines difficultés . La loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique 39 ( * ) a en effet modifié les conditions de réalisation d'études épidémiologiques sur les mineurs sur deux points principaux. En premier lieu, un seul des deux titulaires de l'autorité parentale peut être informé de l'étude « s'il est impossible d'informer l'autre titulaire ou s'il ne peut être consulté dans des délais compatibles avec les exigences méthodologiques propres à la réalisation de la recherche, de l'étude ou de l'évaluation au regard de ses finalités . » Cette disposition permet de ne pas être contraint d'informer les deux parents, ce qui peut être complexe si le recueil des données pour l'étude se fait par exemple lors d'une consultation médicale où un seul des deux parents est présent. En second lieu, les mineurs de plus de 15 ans peuvent s'opposer à ce que leurs parents aient accès aux données les concernant. Cela permet de collecter des données plus fiables sur certaines pratiques, notamment en matière de santé mentale.

b) Faciliter l'analyse des données de santé

De la même façon, l'analyse des données de santé à des fins d'études épidémiologiques demeure trop complexe en raison à la fois de l'encadrement spécifique des données portant sur les mineurs, et d'un accès encore incomplet de la Drees aux données générales existantes.

Tout d'abord, les données médicales des mineurs font l'objet d'une protection renforcée, justifiée par la nécessité de prendre en compte les particularités de cette population. Cependant, votre rapporteur considère que certaines restrictions pourraient désormais être levées tout en préservant la confidentialité des données et l'équilibre entre leur accessibilité et la préservation du secret médical. Actuellement, il existe une discontinuité entre le numéro anonymisé attribué à un mineur en cas de consultation en ambulatoire dans un établissement de santé et celui attribué en cas d'hospitalisation. Il n'est donc pas possible de connaître la trajectoire de soins complète d'un enfant lorsque le parcours associe ambulatoire et hospitalisation. C'est pourquoi la mission d'information préconise d'attribuer un numéro anonymisé identique à tout mineur en cas de consultation en ambulatoire dans un établissement de santé et en cas d'hospitalisation .

Proposition n°2 : Afin d'évaluer la prise en charge psychiatrique des mineurs en fonction du parcours de soins, prévoir que les mineurs qui consultent en ambulatoire dans un établissement de santé se voient attribuer un numéro anonymisé identique à celui qui leur sera assigné en cas d'hospitalisation.

Ensuite, l'analyse des données médicales de l'ensemble de la population à des fins d'études épidémiologiques pourrait être favorisée par deux mesures complémentaires :

- d'une part, permettre de connaître le diagnostic initial du médecin généraliste justifiant l'entrée dans le parcours de soin. Aujourd'hui, « pour avoir cette information, il faut passer par des enquêtes et des cohortes spécifiques, et donc par des outils lourds et coûteux » 40 ( * ) , ce qui est peu incitatif pour la conduite d'enquêtes. Reprenant à son compte la demande du Pr Bruno Falissard, la mission d'information recommande ainsi de permettre un accès encadré aux dossiers médicaux pour améliorer la connaissance des motifs de recours aux soins. Selon le directeur de la Drees, le Collège de médecine générale y serait favorable ;

- d'autre part, même si l'exercice de la pédopsychiatrie en libéral demeure moins répandu que dans d'autres spécialités, les études doivent pouvoir reposer sur une vision d'ensemble des consultations. Or la Drees ne dispose pas encore de l'autorisation pour traiter l'intégralité des données du système national d'information inter-régimes de l'assurance maladie (Sniiram), ce qui entraîne pour elle l'impossibilité de connaître l'activité en pédopsychiatrie dans le secteur libéral. Selon les informations transmises à la mission d'information, le droit est cependant en cours d'évolution pour permettre à la Drees, sur la base du décret relatif au système national des données de santé 41 ( * ) , d'opérer des croisements de données issues du Sniiram à compter du mois d'avril 2017.

Proposition n°3 : Améliorer la connaissance des motifs de recours aux soins par un accès encadré aux dossiers médicaux.


* 24 « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », Pourparlers, 1990.

* 25 Contribution adressée à la mission d'information.

* 26 « Troubles mentaux - dépistage et prévention chez l'enfant et l'adolescent », Editions Inserm, 2002.

* 27 Deux autres études ont été mentionnées à la mission d'information : « Santé de l'enfant, propositions pour un meilleur suivi », expertise opérationnelle de l'Inserm, 2009, « Enquête épidémiologique multicentrique en milieu scolaire de 2013, portraits adolescents », par Catherine Jousselme, Mireille Cosquer et Christine Hassle, Inserm 2015.

* 28 Audition du mercredi 25 janvier 2017.

* 29 Dr Anne-Laure Sutter-Dallay lors de l'audition du mercredi 25 janvier 2017.

* 30 Audition du mardi 17 janvier 2017.

* 31 Audition du mardi 17 janvier 2017.

* 32 Audition du mardi 24 janvier 2017.

* 33 Pr Marie-Rose Moro lors de l'audition du mardi 10 janvier 2017.

* 34 Audition du mardi 17 janvier 2017.

* 35 Audition du mercredi 25 janvier 2017.

* 36 Audition du mardi 17 janvier 2017.

* 37 Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques des ministères sociaux (affaires sociales, santé, et droits des femmes, travail, emploi, formation professionnelle et dialogue social).

* 38 Audition du mercredi 25 janvier 2017.

* 39 Loi n°2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique.

* 40 M. Franck von Lennep lors de l'audition du mercredi 25 janvier 2017.

* 41 Décret n° 2016-1871 du 26 décembre 2016 relatif au traitement de données à caractère personnel dénommé « système national des données de santé ».

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