B. NÉANMOINS, LA DÉMOCRATIE PARTIPATIVE POSE, ELLE AUSSI, DE RÉELLES DIFFICULTÉS

1. En France, les dispositifs participatifs présentent un bilan nuancé

Nous avons aujourd'hui un recul suffisant pour apprécier les mérites et les inconvénients des dispositifs de la démocratie participative. Si l'intérêt de permettre l'expression et l'implication des participants n'est plus à démontrer, il apparaît que ces dispositifs rencontrent des limites sérieuses , qu'il ne faut pas omettre ou minimiser.

a) Une participation du public souvent restreinte

De fait, les dispositifs participatifs ne rencontrent pas le succès attendu. Par exemple, de nombreux observateurs ont noté que les conseils de quartier s'étaient essoufflés dès la fin des années 2000, les citoyens étant de moins en moins nombreux à accepter d'y participer. À Paris, il semble que le problème perdure malgré la vaste opération de renouvellement des conseils de quartier engagée après les élections municipales de 2014. Dans les instances participatives dont les membres sont tirés au sort, le problème serait plus aigu encore : il est parfois difficile de convaincre ceux qui ont été ainsi désignés de remplir leurs fonctions jusqu'au terme de leur mandat.

D'emblée ou au bout de quelque temps, apparaît une forme de « fatigue démocratique », qui naît du contraste entre les efforts importants exigés des participants et les résultats sur le terrain très limités . La motivation s'érode avec le sentiment que des réunions nombreuses et chronophages, organisées le plus souvent le soir ou le week-end, ne sont pas suffisamment suivies d'effets concrets.

Le risque existe alors que les conseils participatifs ne se fassent l'écho que de préoccupations particulières ou locales de peu d'importance, ce que l'on nomme parfois, péjorativement, des « politiques de trottoir » . Ils ne permettraient pas d'avoir une vision globale des problèmes ou de mettre de côté certains intérêts particuliers. À terme, l'intérêt général risquerait de se fragmenter en une poussière d'intérêts locaux .

À ces critiques, les partisans de la démocratie participative répondent par deux arguments qui ne sont pas dépourvus de pertinence.

Premièrement, la participation des citoyens ne serait pas organisée à la bonne échelle. De fait, la plupart des dispositifs participatifs ont été mis en oeuvre localement, autour de questions d'aménagement très limitées. Il ne faut donc pas nécessairement s'étonner que les débats n'intéressent que modérément les citoyens et ne s'élèvent guère au-delà d'enjeux microlocaux.

Deuxièmement, la démocratie participative serait en France incapable de peser efficacement sur les politiques suivies. Elle serait excessivement encadrée par les collectivités territoriales, qui ne lui accorderaient pas les moyens nécessaires, voire qui utiliseraient les outils participatifs simplement comme un instrument de communication politique.

À cet égard, le cas des conseils citoyens, créés, dans le cadre de la politique de la ville, par la loi du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine, dite loi « Lamy », serait particulièrement éloquent. Pour les partisans d'une démocratie participative puissante, ces conseils à faibles pouvoirs sont encadrés par un cahier des charges trop contraignant, qui limite en particulier l'usage du tirage au sort, sans compter que les élus les délégitimeraient parfois. Il est aussi paradoxal d'avoir initié une pratique de conseils citoyens dans le domaine de la politique de la ville, sujet connu pour sa complexité.

Les citoyens ne seraient pas incités à participer aux démarches participatives. Pis, ceux qui se laisseraient finalement prendre au discours de la participation citoyenne retireraient de cette expérience une réelle frustration, qui ne ferait qu'alimenter leur défiance envers les élus. Comme le souligne le professeur Rémi Lefebvre, « les dispositifs participatifs [...], pour l'essentiel, ne donnent guère de grain à moudre aux citoyens. On en déduit que la démocratie participative ne fonctionne pas, alors même que l'on n'honore pas cet idéal et que, le plus souvent, les élus instrumentalisent les dispositifs mis en oeuvre » 65 ( * ) .

b) Une représentativité problématique

Face au relatif désintérêt des citoyens, les élus auraient tendance à s'appuyer toujours sur les mêmes participants : retraités, fonctionnaires municipaux, anciens élus, « personnalités qualifiées », qui sont en général déjà engagés d'une façon ou d'une autre dans la vie de la cité, voire dépendants des équipes en place. Ce serait ainsi « toujours les mêmes », surnommés les « TLM » qui interviendraient, peinant donc à exprimer l'opinion des citoyens dans sa diversité.

Aussi, de l'aveu même de ses plus fervents partisans, la démocratie participative serait affectée des mêmes distorsions sociales que la démocratie représentative . Non seulement elle exclurait, elle aussi, certains publics, mais ces derniers seraient les mêmes que laisse de côté le système institutionnel classique. Les « invisibles », évoqués par M. Pierre Rosanvallon dans l'un de ses essais récents 66 ( * ) , le resteraient dans un régime fondé sur la démocratie participative. Le vieux problème de la représentativité se trouverait donc reconduit.

En effet, même s'il peut toucher de nouveaux publics, le numérique laisse toujours de côté une partie de la population. C'est le phénomène bien connu de la « fracture numérique » 67 ( * ) , qui affecte les plus âgés, les plus pauvres et les moins diplômés, mais aussi les habitants de certains territoires isolés ou mal desservis par les réseaux ; la fracture numérique peut être en effet générationnelle, sociale ou territoriale. Selon une enquête réalisée en 2015 par le Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (CREDOC), 12 % des Français affirment n'avoir jamais utilisé Internet. Les deux tiers des personnes à faible revenu ne disposent pas d'un ordinateur à domicile et une personne sur deux sans diplôme n'aurait pas accès à Internet. Enfin, 68 % des Français de plus de 65 ans n'utiliseraient jamais Internet - contre 18 % des Finlandais du même âge, par exemple.

À l'inverse, les mécanismes de la démocratie participative peuvent conduire à surreprésenter certaines catégories de la population ou certains acteurs institutionnels. En bonne logique, comme cela a déjà été mis en évidence, les consultations numériques favorisent les jeunes urbains, intéressés par la chose politique et diplômés. Plus largement, les dispositifs participatifs sont investis de préférence par des citoyens qui appartiennent à des catégories socio-professionnelles et ont les connaissances culturelles les plus élevées.

Plus largement, les minorités actives sont susceptibles de biaiser les mécanismes participatifs . Elles bénéficient en effet de ce que les sociologues appellent une « asymétrie de motivation », c'est-à-dire d'une incitation à agir - en l'occurrence, à s'exprimer ou à participer - bien plus élevée que les autres citoyens. C'est le cas, par exemple, des militants associatifs, des groupes d'intérêt ou des grandes entreprises, qui peuvent chercher à vider de sa substance une consultation numérique, soit en le submergeant d'interventions, soit, au contraire, de façon plus subtile, en l'ignorant. Ainsi, lors de la consultation préalable au projet de loi pour une République numérique, certaines grandes entreprises n'ont déposé leur contribution qu'au dernier moment, pour éviter un débat et des propositions qui auraient pu nuire à leurs intérêts 68 ( * ) .

Au total, pour certains observateurs, l'éventuelle généralisation de la démocratie participative ne permettrait pas une véritable démocratisation du gouvernement. D'après M. Marcel Gauchet, « toutes les expériences de la démocratie participative - elles sont maintenant très nombreuses à l'échelle du monde - aboutissent au même constat : la participation aux dispositifs mis en place est elle-même très minoritaire ; elle rencontre une demande de militants finalement peu nombreux, et le problème de la représentation se trouve reconduit, mutatis mutandis , puisque les participants à ces mécanismes ne sont guère plus légitimes que les représentants élus ».

Dès lors, la démocratie participative se trouve confrontée au reproche du « tout ça pour tout ça ! » : est-il nécessaire de bousculer l'ordre institutionnel simplement pour passer, comme le dit M. Marcel Gauchet, « d'une démocratie de professionnels de la politique à une démocratie de militants ? » 69 ( * ) .

c) D'autres biais inhérents à la construction ou à l'usage des outils participatifs

Quand la démocratie participative est déployée au travers de panels ou conférences de citoyens , le biais du « localisme » ou de la surreprésentation de « minorités agissantes » disparaît, puisque ces dispositifs ont vocation à regrouper des individus représentatifs de la diversité sociale et démographique du territoire concerné, mais d'autres effets pervers sont susceptibles d'apparaître , qui ont été démontrés expérimentalement par des psychologues 70 ( * ) .

Tout d'abord, le débat peut être victime d' effets dits « d'ancrage » : les premiers avis émis dans le groupe sont susceptibles de décentrer durablement la discussion, qui devient alors hors sujet. De même, les acteurs porteurs dès le départ d'une argumentation toute faite peuvent faire dévier le processus, voire lui donner une connotation idéologique marquée.

Ensuite, ce que les spécialistes nomment « l'inégalité locutoire »
- par exemple, les hommes prennent la parole plus que les femmes et ont tendance à les interrompre - et les différences de niveau culturel jouent aussi au sein des panels constitués. Comme l'ont indiqué plusieurs des personnes entendues par la mission d'information ayant pratiqué ce type de panels citoyens, travailler les individus dans le cadre de petits groupes permet de limiter ces risques de distorsion.

En outre, un effet de polarisation se produirait parfois. D'après différentes études, un groupe qui délibère a tendance à avoir un point de vue plus extrême que la moyenne des individus qui le composent, parce qu'il est en quelque sorte emporté par la logique née de ses propres échanges. Autrement dit, il peinerait parfois à aboutir à des compromis.

Toutefois, il convient de noter que les conférences de citoyens sont utilisées depuis plusieurs décennies au Danemark, en particulier sur des sujets scientifiques et technologiques, et sont présentées comme participant à la recherche du compromis sur lequel repose très largement le processus décisionnel de ce pays.

Enfin, loin de parvenir à faire émerger une intelligence collective, ces outils relevant de la démocratie délibérative pourraient aboutir à une convergence des erreurs individuelles, en raison de biais cognitifs établis expérimentalement par la psychologie. Par exemple, les individus auraient tous tendance à surévaluer les faibles probabilités - qu'ils multiplieraient spontanément par 10 ou 15 - à privilégier les arguments contre, par aversion au risque, et à exagérer toujours les coûts d'une décision par rapport à ses bénéfices. Ils contribueraient ainsi à une société risquant fort d'être extrêmement précautionneuse.

Par ailleurs, l'usage qui est fait des outils participatifs peut être problématique. Ainsi en est-il notamment lorsqu'ils sont mis en oeuvre tellement tardivement dans le processus décisionnel qu'ils semblent uniquement destinés à permettre au décideur public de dire qu'il a associé les citoyens et que la parole de ces derniers n'a plus aucun impact sur les choix qui ont été faits.

2. Même s'ils constituent le plus souvent un progrès, les nouveaux moyens de communication numérique peuvent également poser des problèmes inédits à la démocratie
a) Internet n'est qu'un instrument, qui ne peut résoudre à lui seul les difficultés de notre démocratie

Il faut tout d'abord dénoncer l'illusion selon laquelle le numérique constituerait une réponse globale aux problèmes sociaux ou politiques. Ce « solutionnisme », critiqué notamment par le chercheur américain d'origine russe Evgeny Morozov dans un essai paru en français en 2014 71 ( * ) , est l'idéologie portée par les grands groupes américains qui façonnent l'univers numérique. M. Éric Schmidt, président exécutif de Google, affirmait ainsi lors d'une conférence en 2012 : « Si nous nous y prenons bien, je pense que nous pouvons réparer tous les problèmes de monde. »

Le « solutionnisme » a également un versant politique, qui voudrait que le développement d'Internet oblige à transformer radicalement les institutions de la démocratie. Certes, loin d'être neutres, les nouvelles techniques déterminent les conditions de la vie politique ; comme nous l'avons vu, elles contribuent notamment à accroître les possibilités d'organisation et d'action des citoyens et réduisent la distance entre les représentants et les représentés.

Toutefois, elles ne peuvent prétendre régler tous les problèmes qui se posent à la démocratie. Le rôle pris par les flux d'information ne doit pas faire oublier l'importance des contenus. La politique est aussi faite de traditions et d'idées. Internet n'oblige donc en rien à révolutionner de fond en comble la politique ; il est un outil, dont il peut être fait des usages très divers. Comme le souligne le spécialiste des médias Dominique Wolton, « réduire le rôle de la démocratie à une révolution liée à Internet, c'est ne pas avoir la vision de l'histoire [...] Il y a un équilibre à trouver entre ce nouvel espace et les fonctions essentielles de la démocratie » 72 ( * ) .

Même les responsables des civic techs jugent que ces dernières sont d'abord des instruments, dont il peut être fait un bon comme un mauvais usage. M. Stéphane Vincent, délégué général de « La 27 e région », évoque ainsi le « risque de "fétichisme" des outils » numériques, tandis que M. Florent Guignard, vice-président de Démocratie ouverte, souligne qu'« il ne suffit pas de proposer des outils pour qu'ils soient utilisés et que les citoyens passent de l'attentisme à l'engagement ; un vrai travail d'explication est nécessaire » 73 ( * ) .

En particulier, tous les spécialistes entendus par la mission d'information s'accordent pour affirmer que le numérique ne se substituera jamais au « face à face » . Le militantisme sur Internet n'offre guère de convivialité ou de camaraderie. Une conférence en ligne ou un dialogue par écrans interposés ne remplaceront jamais une réunion physique. C'est d'ailleurs l'opinion des responsables du Danish Board of technology Foundation , rencontrés par la mission d'information 74 ( * ) : pour ces pionniers de la démocratie participative, qu'ils pratiquent au Danemark depuis quelques décennies auprès des institutions, le numérique ne remplace pas les échanges directs entre les personnes.

b) L'entrée dans l'ère de la « post-vérité »

Par ailleurs, force est de constater que les outils numériques, dont les avantages sont évidents, peuvent également avoir un certain nombre d'effets pervers. En particulier, ils risquent d'enfermer les individus dans des opinions préconçues. Sur Internet et les réseaux sociaux s'appliquent des mécanismes de viralité et ce que les psychologues appellent le biais de confirmation , c'est-à-dire la tendance, naturelle et présente en chacun d'entre nous, à ne retenir que les informations qui vont dans le sens de nos croyances. 75 ( * )

Les individus ont ainsi tendance à s'enfermer dans des « bulles d'information » , que le philosophe Bernard Manin qualifie également d'« îlots de pensée homogène » 76 ( * ) . Dans le monde du numérique, en effet, ils communiquent prioritairement avec des personnes qui ont les mêmes idées qu'eux ; ils ne consultent plus que des réseaux sociaux, comme Facebook, où figurent seulement leurs « amis », dont les opinions sont généralement proches des leurs et avec lesquels ils échangent des informations allant dans leur sens ; ils ne sortent plus de leur milieu social ou professionnel ; ils lisent de préférence des blogs qui les renforcent dans leurs croyances ; les algorithmes leur proposent des informations, des publicités ou des livres qui vont systématiquement dans le même sens. À l'extrême, ils pourraient cesser de confronter leurs opinions à celles d'autrui.

Pis encore, les nouveaux outils de communication peuvent se faire le relais d'informations erronées - les fake news pour les Anglo-saxons -, qui sont délibérément diffusées à des fins de propagande ou de désinformation, emportant parfois des conséquences politiques importantes. La campagne présidentielle américaine de 2016, mais aussi, dans une moindre mesure, semble-t-il, la campagne présidentielle française de 2017, en ont offert quelques exemples. Nous serions donc entrés dans une dangereuse « ère de post-vérité » (en anglais, post-truth politics ) - pour citer une expression qui est apparue aux États-Unis en 2004 77 ( * ) et qui ne désigne que la généralisation de la désinformation, voire du mensonge.

Particulièrement inquiétante, cette nouvelle menace qui pèse sur nos démocraties apparaît comme la conséquence d'évolutions tout à la fois techniques et sociales.

Dans La Démocratie des crédules , parue en 2013, le sociologue Gérald Bronner a montré que la libre circulation des idées sur Internet, qui peut être assimilée à une vaste dérégulation du marché de l'information , a abouti à un effet inattendu : les « mauvaises » croyances chassent les bonnes.

En raison de la formidable asymétrie de motivation qui y règne, et dont on a déjà vu qu'elle pouvait fausser les mécanismes de la démocratie participative, Internet fonctionne comme une élection où certains ne voteraient qu'une fois et d'autres, ceux qui sont les plus résolus, mille fois. Certains, les plus radicaux ou les plus oisifs, interviendraient sans relâche en faveur de leurs thèses ou de leurs candidats ; en revanche, les experts, les scientifiques authentiques et les esprits modérés se manifesteraient peu, parce qu'ils ont mieux à faire, parce qu'ils traitent les croyances erronées par le mépris ou parce qu'ils refusent de perdre leur temps, donc leur réputation auprès de leurs pairs, en polémiquant avec des adversaires aux théories fantaisistes.

À l'inverse, grâce à Internet, les penseurs extrémistes en tous genres peuvent toucher un large public, alors que, vingt ans plus tôt, ils n'auraient publié que des fanzines confidentiels. Ils se servent aussi du réseau pour développer sans cesse de nouveaux arguments en faveur de leurs thèses : dans une sorte d'émulation entre contributeurs se construisent ce que le sociologue Gérald Bronner appelle des « mille-feuilles argumentatifs », dont chaque élément est faible et contestable, mais dont l'ensemble forme un édifice imposant et difficile à réfuter par une seule personne.

Enfin, sur les réseaux sociaux, des robots numériques ( bots ) peuvent diffuser en quelques secondes des millions d'informations, sans se soucier bien sûr de leur fiabilité 78 ( * ) . Cela a un effet démultiplicateur sur la propagation des fake news , ou encore la prolifération actuelle des théories du complot.

L'essor des théories du complot : une forme d'expression
des angoisses contemporaines

Les théories du complot, aussi appelées « complotisme » ou « conspirationnisme », renvoient à des conjurations qui n'existent pas ou déforment la présentation de complots réels, généralement en les élargissant au-delà du raisonnable.

Depuis le tournant des XX ème et XXI ème siècles - plus précisément peut-être, depuis les attentats du 11 septembre 2001 -, ce genre d'explication semble proliférer. Il n'est guère d'événement important ou marquant dont la version officielle ne soit aussitôt remise en cause par des esprits hypercritiques, qui diffusent leurs théories sur Internet et trouvent un vaste public prêt à les suivre. Ainsi, selon un sondage réalisé deux semaines après les attentats survenus à Paris entre les 7 et le 9 janvier 2015, quelque 30 % des Français ne croyaient pas à la version des autorités, 2 % étant même convaincus d'une manipulation ourdie par les services secrets français ou israéliens. 79 ( * )

Dans les établissements scolaires, ces explications rencontrent un succès grandissant, ce qui a conduit la ministre de l'éducation nationale à déclarer en janvier 2015 qu'« un jeune sur cinq adhère aux théories du complot ». Toutefois, le phénomène n'est bien sûr pas propre à la France. Aux États-Unis, quelque 60 % des Américains pensent que l'assassinat du président Kennedy est lié à un complot, 30 % que le Gouvernement est impliqué dans les attentats du 11 septembre 2001 et 6 % que les astronautes américains ne sont jamais allés sur la Lune. 80 ( * )

En fait, la conspiration donne des grilles de lecture du monde dans les temps de troubles ou d'incertitudes. Elle rassurerait ainsi, paradoxalement, les individus . Dans le même temps, elle divertit, grâce à une échappée dans l'imaginaire ; d'où le succès de ces théories chez les jeunes et les adolescents. Adaptables, parce que tous les événements qui surgissent sont susceptibles d'être intégrés au discours complotiste, ces théories sont également particulièrement difficiles à réfuter, parce que tous ses critiques sont considérés, au mieux comme des naïfs manipulés, au pire comme des complices.

Source : travaux de la mission d'information

Les fake news , les théories du complot et autres rumeurs laissent des traces dans les esprits : elles visent à créer une impression de trouble, en jouant sur le proverbe selon lequel « il n'y a pas de fumée sans feu ».

Elles tendent très souvent à désigner des boucs émissaires et sont en général manipulées par des activistes politiques ou des « entrepreneurs du complot » qui y trouvent intérêt. Elles doivent être résolument combattues, par l'éducation, mais aussi, à plus court terme, par une meilleure régulation de l'information offerte aux citoyens.

Facebook en lutte contre les informations erronées

Depuis l'élection du président Donald Trump à l'issue d'une campagne marquée par la diffusion de nombreuses fake news sur les réseaux sociaux, les grandes entreprises de l'Internet se sont lancées dans une réflexion approfondie sur la régulation de l'information diffusée en ligne. En effet, une partie croissante de la population, notamment les jeunes, appréhende le monde au travers des médias en ligne, qui échappent en partie aux journalistes traditionnels. Aux États-Unis, quelque 44 % des adultes avouent même ne plus s'informer que grâce à Facebook.

La société Facebook, qui a été entendue par la mission d'information 81 ( * ) , a conclu des partenariats avec plusieurs médias traditionnels aux États-Unis en décembre 2016 et en France en février 2017 ; elle doit prochainement faire de même en Allemagne.

Le dispositif retenu et entré en vigueur en France au cours du mois d'avril 2017 vise à permettre à tous les utilisateurs du réseau social de signaler en temps réel à une équipe d'organismes de presse - en France, Le Monde , l'Agence France-Presse (AFP), BFM-TV, France Télévisions, France Médias Monde, L'Express , Libération et 20 Minutes - les informations pour lesquelles ils ont un doute. Si deux des médias partenaires concluent qu'un contenu n'est pas avéré, celui-ci apparaît aux utilisateurs avec une mention selon laquelle sa véracité est mise en doute. Et si un utilisateur veut le partager, une fenêtre s'ouvre pour l'alerter du risque qu'il encourt.

Source : travaux de la mission d'information

D'autres initiatives, assez proches, ont été lancées directement par les médias. En février 2017, le journal Le Monde a créé « Le Décodex », qui vise à procéder à une vérification systématique de l'information. En mars de la même année, une quarantaine de médias français et internationaux ont inauguré le site CrossCheck , présenté comme « un outil de vérification collaboratif visant à lutter contre la prolifération de la désinformation en ligne ». Chaque média peut se saisir d'une fausse information présumée et s'atteler à sa vérification, tout en partageant sur la plate-forme commune ses notes et recherches sur le sujet.

La Commission européenne s'attelle elle aussi à la lutte contre les fausses informations qui la concernent. Le 2 mai 2017, elle a lancé l'outil « Les Décodeurs de l'Europe », destiné à en finir avec les « idées reçues sur l'Union européenne ». Une cinquantaine de notes et de fiches de lecture sont désormais disponibles sur la page Facebook et le compte Twitter de la représentation de la Commission en France. Elles seront actualisées et complétées en fonction des prises de position relatives à l'Union européenne exprimées par les hommes politiques dans les médias.

Enjeu essentiel pour la démocratie, ce sujet de la diffusion de « fausses informations » devra, à n'en pas douter, faire l'objet de travaux approfondis au cours des prochains mois, pour que des dispositions soient prises.


* 65 Audition du 1 er février 2017. Cf. le compte rendu : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20170130/mi_democratie.html .

* 66 Le Parlement des invisibles, Seuil, 2014.

* 67 Définie comme « une inégalité face aux possibilités d'accéder et de contribuer à l'information, à la connaissance et aux réseaux, ainsi que de bénéficier des capacités majeures de développement offertes par les [technologies de l'information et de la communication (TIC)] » par Élie Michel dans « Le Fossé numérique. L'internet, facteur de nouvelles inégalités ? », Problèmes politiques et sociaux, La Documentation française, n° 861, août 2011.

* 68 Audition de M. Dominique Cardon du 8 février 2017.

* 69 Audition du 19 janvier 2017. Cf. le compte rendu : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20170116/mi_democratie.html .

* 70 Audition de M. Gérald Bronner du 2 février 2017.

* 71 Pour tout résoudre cliquez ici : l'aberration du solutionnisme technologique [« To Save Everything, Click Here: Technology, Solutionism, and the Urge to Fix Problems that Don't Exist »], FYP éditions.

* 72 « Internet ne suffit pas à révolutionner la politique », Midi libre, 2 avril 2017.

* 73 Audition du 23 février 2017. Cf. le compte rendu : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20170220/mi_democratie.html#toc9 .

* 74 Entretien du 31 mars 2017.

* 75 Selon le philosophe Francis Bacon dans l'aphorisme 46 de son Novum Organum, en 1620, le biais de confirmation explique en grande partie la persistance des stéréotypes et autres idées univoques, malgré le constat quotidien d'une réalité plus nuancée : « L'entendement humain, une fois qu'il s'est plu à certaines opinions (parce qu'elles sont reçues et tenues pour vraies ou qu'elles sont agréables), entraîne tout le reste à les appuyer et à les confirmer. Si fortes et nombreuses que soient les instances contraires, il ne les prend pas en compte, les méprise, ou les écarte et les rejette par des distinctions qui conservent intacte l'autorité accordée aux premières conceptions, non sans une présomption grave et funeste. »

* 76 Audition du 9 février 2017. Cf. le compte rendu : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20170206/mi_democratie.html#toc4 .

* 77 Chez des journalistes évoquant les fausses affirmations du gouvernement américain après les attentats du 11 septembre 2001.

* 78 La Revue européenne des médias et du numérique, n° 41, hiver 2016-2017.

* 79 Revue Esprit , Dossier « La passion du complot », novembre 2015.

* 80 Revue Esprit , Dossier « La passion du complot », novembre 2015.

* 81 Audition du 29 mars 2017.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page