SECONDE PARTIE - LA COMMISSION D'INDEMNISATION DES VICTIMES DE SPOLIATIONS (CIVS), UNE CONTRIBUTION PRÉCIEUSE, UNE oeUVRE À COMPLÉTER, DES ÉVOLUTIONS NÉCESSAIRES

La création de la commission d'indemnisation des victimes de spoliations (la CIVS) par le décret n° 99-778 du 10 septembre 1999 a mis en oeuvre l'une des recommandations formulées par la mission Mattéoli.

Si, jusqu'à présent, son action s'est inscrite dans un cadre globalement stable, la commission a connu une histoire de bientôt vingt ans traversée par certaines évolutions qu'il importe aujourd'hui d'amplifier.

Son bilan manifeste de vraies réussites, à commencer par l'ancrage fortement symbolique auprès du Premier ministre d'une autorité administrative chargée de redonner de l'élan à la cause en déshérence au moment de sa création que représente l'impérative réparation des spoliations antisémites.

Son activité a été, somme toute, très soutenue, du moins dans certains domaines, et, alors que la matière qu'elle devait traiter était incontestablement des plus sensibles, ses décisions ne semblent avoir que rarement engendré de décisives contestations de la part des demandeurs.

Elle a su offrir la démonstration de son utilité et constituer pour la communauté internationale un gage de crédibilité de l'action de réparation conduite par la France.

Néanmoins, force est de compléter ce panorama, le bilan de la CIVS ressortant comme nettement plus mitigé sur d'autres plans, sans que ces nuances plus sombres lui soient principalement imputables.

La conception de la mission de la CIVS et le format qui lui a été donné ont joué. Elles sont loin d'être seules en cause.

Certes, outre la critique des moyens, celle de certains choix, parfois discutables, doit être envisagée. Mais, finalement, ces réserves ressortent comme moins fondamentales que le constat principal d'un défaut partiel d'adéquation de la structure aux finalités essentielles de l'action de réparation. Somme toute, la CIVS n'a pas été mise en mesure de satisfaire pleinement l'ardente ambition qu'il lui a été donné d'incarner.

C'est plus généralement que l'oeuvre de réparation des spoliations, manque d'une structuration suffisante, ce défaut de constitution rejaillissant nécessairement sur l'action de la CIVS.

Pour mieux finir d'honorer la dette de réparation qui demeure, dont les progrès de la connaissance ont renouvelé la perception, il convient de renforcer les moyens à notre disposition.

Dans ce processus, la CIVS peut offrir un ancrage solide, à condition d'être « augmentée » et de pouvoir trouver un environnement plus favorable à l'accomplissement de sa mission.

De prime abord, à ce jour, les enjeux financiers de la réparation des préjudices subis pendant l'Occupation appellent une approche contrastée.

D'un point de vue strictement quantitatif, une forme de décrue doit être constatée. Après avoir engagé régulièrement plusieurs dizaines de millions d'euros par an, l'ampleur des indemnisations versées ces dernières années est désormais bien moindre. Elles sont passées sous la barre de la dizaine de millions d'euros.

Pour autant, ces constats n'épuisent pas le problème.

D'une part, force est de constater qu'une dette de réparation demeure, même dans les domaines où les préjudices subis ont pu être assez convenablement répertoriés et globalement réparés 53 ( * ) .

D'autre part, dans d'autres champs de la spoliation, la contribution de la CIVS à la réparation parfois difficile à apprécier, suggère des insuffisances, voire des défaillances. Sous cet angle, les spoliations d'objets d'art, mais aussi de certains objets culturels, les livres au premier chef, présentent des enjeux d'une ampleur telle qu'une forte mobilisation s'impose.

Il importe de prendre toute la mesure des progrès à accomplir si l'on souhaite qu'une mission qui, pour n'être pas exempte de toute appréciation critique, a été conduite dans la dignité, soit parachevée.

I. LA CIVS, UN ACTEUR DE LA RÉPARATION CONFRONTÉ À UNE MISSION DIFFICILEMENT MAÎTRISABLE

Si la CIVS est directement issue des travaux de la mission Mattéoli, sa création doit également être resituée dans un contexte historique, celui des années 1990 où les spoliations commises pendant la Seconde Guerre mondiale sont revenues dans le débat public, à l'échelon international.

Elle a constitué une initiative forte de la France pour sortir du déni de réparation qui s'était installé. Pourtant, la CIVS n'est pas apparue pleinement constituée au moment de sa création. Elle a dû peu à peu s'inventer elle-même à partir d'une origine juridiquement paradoxale et selon des choix qui, pour certains, peuvent apparaître restrictifs quand d'autres, plus accueillants aux demandeurs, n'ont toutefois pas repoussé les limites d'une instance confrontée à un devoir de réparation qu'elle n'a pas les moyens d'assurer de façon suffisamment active.

A. UN ANCRAGE JURIDIQUE SOMMAIRE ET PARADOXAL

Le portage juridique de la CIVS peut apparaître paradoxal sous divers angles, cette situation présentant des enjeux qu'il convient d'exposer.

En outre, force est de constater que l'encadrement juridique des attributions de la CIVS, particulièrement sommaire, l'a conduite à des choix de doctrine dont certains ont pu être discutés pour être apparus excessivement restrictifs.

1. Un portage juridique contestable et paradoxal compte tenu de l'éminente dignité des missions attribuées à la CIVS et des enjeux internationaux auxquels répond son existence
a) La déclinaison de principes éminents de notre patrimoine constitutionnel

Il faut convenir qu'il existe un premier hiatus entre la dignité des compétences attribuées à la CIVS et le rang relativement second de son texte institutif : un simple décret, déjà mentionné, au demeurant immédiatement suivi d'un deuxième appelé à corriger les conditions d'organisation et de fonctionnement de la commission, le décret n° 2000- 932 du 25 septembre 2000.

Dans la plupart des pays européens dotés d'une procédure ayant le même objet que celui de la CIVS, celle-ci a été organisée sur la base d'une loi.

Le choix d'un support réglementaire, pour être contestable au vu de la solennité de l'oeuvre de justice dont est chargée la commission, n'est peut-être pas manifestement contraire à la hiérarchie des normes. Toutefois, la création de la CIVS, du fait de l'objet de la commission, aurait gagné à être inscrite dans le droit fil de nos principes constitutionnels les plus éminents et, ainsi à être accueilli par la loi. Le choix de la loger dans une enveloppe réglementaire n'est pas sans conséquence fâcheuses. Il a pour effet de faire dépendre l'existence même de la commission d'une simple décision administrative, comme on a pu le vérifier en 2009 et en 2014, deux décrets de prorogation de la commission ayant été alors décidés sans que le Parlement, qui ne connaît de la CIVS qu'à l'occasion des textes financiers ne soit impliqué dans des choix qui, pourtant, relèvent sans conteste de questions de principe.

Observation n°21 : il est regrettable que le législateur n'ait pas été saisi de la création de la CIVS, dont l'objet essentiel correspond à la déclinaison de nos principes constitutionnels les plus éminents.

b) La CIVS, gage de crédibilité de la France au regard de ses engagements internationaux

Pour autant, la commission peut également être considérée comme trouvant son fondement dans les engagements internationaux de la France, son existence paraissant découler des principes de Washington applicables aux confiscations des oeuvres d'art par les nazis et de l'accord de Washington.

S'agissant des principes de Washington, qui ont fait l'objet d'une déclaration commune de 44 États le 3 décembre 1998, il y a lieu de se référer au onzième d'entre eux qui énonce que les « nations sont invitées à mettre en place des processus nationaux pour appliquer ces principes, notamment dans la mesure où il s'agit de nouveaux mécanismes de résolution des différends permettant de régler des problèmes de droit de propriété » .

Si la lettre de ce texte paraît compatible avec une extinction de la CIVS, son esprit semble plus difficile à concilier avec une telle éventualité.

Celle-ci semble plus encore exclue par l'accord conclu à Washington entre la France et les États-Unis d'Amérique le 18 janvier 2001, qui, relatif aux seules spoliations bancaires, mentionne explicitement la commission.

Il convient à ce stade de mentionner l'importance pratique de l'existence de la CIVS dans le contexte où elle constitue une preuve de la bonne foi de la France dans l'accomplissement du devoir de réparation des spoliations.

On pourra se référer sur ce point à l'importante décision rendue le 26 mars 2018 par la Cour de district fédérale des États-Unis (district Nord de l'Illinois) dans l'affaire Calin, Piquard et Cherrier contre la SNCF (affaire des spoliations prétendues de la responsabilité de la SNCF à l'occasion des déportations).

Observation n° 22 : malgré un texte institutif de faible niveau dans la hiérarchie des normes françaises, paradoxal au vu de l'importance de sa mission, l'existence de la CIVS prolonge et assoit la crédibilité d'engagements internationaux de la France au respect desquels il convient de porter une attention sans failles.

2. Un texte créateur lapidaire sollicitant « l'imagination créatrice » des membres de la commission, orientée vers des principes aux effets parfois restrictifs

Ramassé en une dizaine d'articles, le décret de 1999 pose quelques principe d'organisation et de fonctionnement, vite révisés, décrit sommairement la procédure, mais, surtout, énonce l'objet de la commission dans les termes suivants :

« Il est institué auprès du Premier ministre une commission chargée d'examiner les demandes individuelles présentées par les victimes ou par leurs ayants droit pour la réparation des préjudices consécutifs aux spoliations de biens intervenues du fait des législations antisémites prises, pendant l'Occupation, tant par l'occupant que par les autorités de Vichy.

La commission est chargée de rechercher et de proposer les mesures de réparation, de restitution ou d'indemnisation appropriées ».

Le texte peut être considéré comme particulièrement lapidaire au point que, selon les termes mêmes du premier rapport d'activité qu'elle a publié, devant « mettre en oeuvre un texte réglementaire succinct, tant par son contenu que par la procédure qu'il fixait » , « les critères d'indemnisation, tout comme les conditions de recevabilité des requêtes, (ont imposé) à la Commission, l'exercice étendu d'un pouvoir d'imagination créatrice » .

Celui-ci a conduit à des décisions contestables qui ont abouti, sur certains points, à dégager une conception restrictive de l'activité de la commission.

a) Un texte créateur lapidaire
(1) Le choix contestable de ne pas indemniser le préjudice moral

D'emblée, la commission a décidé de n'indemniser que les préjudices matériels, à l'exclusion des préjudices moraux, liés aux spoliations.

Ce choix, qui paraît restrictif, indiquait au surplus dès le départ que la commission ne jouerait pas le rôle d'une instance morale pouvant, par exemple, recommander l'exercice de poursuites pénales, que la nature des crimes perpétrés peut toujours permettre d'envisager.

(2) Un éventail des mesures de réparation constituant en partie une « fausse fenêtre »

L'énoncé des compétences confiées à la commission se réfère à une trilogie des mesures qu'elle est chargée de rechercher et de proposer qui peuvent être de réparation, de restitution ou d'indemnisation... » . Le texte pose par ailleurs le principe d'une réparation appropriée.

La trilogie autour de laquelle s'organisent les propositions que la commission est appelée à formuler laisse un peu dubitatif sur la place particulière que pourrait occuper le premier de ses termes compte tenu de l'évocation de mesures de restitution et de mesures d'indemnisation dans ses deux autres termes. La commission ayant à statuer sur des demandes individuelles présentées par les victimes ou par leurs ayants droit pour la réparation des préjudices consécutifs aux spoliations de biens intervenues du fait des législations antisémites prises, pendant l'Occupation , tant par l'occupant que par les autorités de Vichy, on ne voit pas clairement quelles autres mesures que la restitution ou l'indemnisation pourraient intervenir au titre de la réparation des préjudices allégués devant elle, une fois écartée toute vocation pénale en sorte que si le premier terme (la « réparation ») doit être compris comme désignant la mission générale de la commission, les deux suivants décrivent les voies concrètes de mise en oeuvre de cette mission.

Quant à ces dernières, leur dualité suggère un choix que la référence à un critère de pertinence induite par l'adjonction du terme « appropriées » pour qualifier les mesures attendues de la commission aurait pu orienter, mais qui, en réalité, est resté principalement dicté par des considérations pratiques.

De fait, on aurait pu s'attendre à une proportionnalité entre le préjudice et la mesure de réparation de sorte que celle-ci soit réellement adéquate. Une sorte de matrice ordonnée autour d'un ensemble de couples unissant les différents préjudices et la nature de la réparation qui leur est naturellement convenable aurait pu s'imposer. À tout le moins, une sorte d'ordre de priorités des mesures de réparation sous-jacent au texte aurait pu devoir s'en déduire.

Ainsi, la spoliation d'une oeuvre d'art paraît devoir naturellement prendre la forme d'une restitution plutôt que celle d'une indemnisation sauf à démontrer l'impossibilité de resituer la chose en nature.

Il est loin d'être démontré que la pratique de la commission ait suivi cette logique.

Bien au contraire, il semble que les difficultés rencontrées dans les opérations de restitution aient longtemps conduit la commission à allouer préférentiellement des indemnités pour assurer la réparation des spoliations ayant porté sur les objets d'art et de culture.

Cette issue, décevante, qui, incidemment aboutit à consolider des situations très contestables, à savoir la détention d'objets spoliés par des propriétaires à la légitimité très inégale, au prix d'un effort supporté par les contribuables, découle assez largement de l'inadaptation des moyens d'action de la commission au regard de la problématique des restitutions matérielles.

Observation n° 23 : alors que la réparation des préjudices causés par les spoliations antisémites avait été placée sous un régime de proportionnalité, laissant envisager une correspondance entre la nature de la spoliation et celle de la réparation, les difficultés rencontrées pour assurer la restitution, en particulier dans le domaine des objets d'art et de culture, ont conduit à privilégier une réparation par les indemnisations. Les trop faibles moyens et prérogatives accordés à la CIVS ont ainsi abouti, dans certains cas significatifs, à une issue décevante tant pour les victimes qu'au regard de l'oeuvre de justice dans la mesure où les contribuables ont pu être conduits à consolider des détentions d'objets d'art et de culture très inégalement légitimes.

b) Une « imagination créatrice » tendant à dégager des solutions parfois restrictives

Le premier rapport d'activité de la commission témoigne des nombreux arbitrages rendus par la CIVS dans le sens d'une définition de son activité de réparation, qu'on peut juger restrictive sur plusieurs plans.

C'est ainsi que différentes exclusions ont été décidées dès l'origine, du fait des conditions exigées pour que soit reconnue une spoliation indemnisable, des limites posées pour que soit pris en compte un préjudice, enfin, de l'application du principe de la chose décidée.

Ainsi, posant trois conditions cumulatives à son activité de réparation, celle-ci a-t-elle :

- au titre de la condition d'un lien entre le préjudice et les lois antisémites, exclu d'indemniser des dommages de guerre (ex: bombardements), des mesures de réquisition, des conséquences d'infractions à la législation sur les changes ou sur le transport de liquidités, ou des conséquences de faits délictueux ("braquages" sans rapports directs avec l'application des législations antisémites), même si, sur ce point, une certaine évolution semble être intervenue par laquelle les pillages antisémites sont admis comme faits générateurs d'une spoliation, au même titre que l'application des lois et règlements discriminatoires ;

- au titre de la condition de matérialité du préjudice, exclu la réparation du préjudice moral ;

- au titre de l'imputabilité du préjudice aux autorités françaises ou occupantes sur le territoire français ou assimilé (Tunisie par exemple), y compris en Alsace-Moselle, exclu les spoliations intervenues en Pologne, Allemagne, Autriche, Roumanie, par exemple quand bien même elles auraient eu pour victimes des résidents nationaux.

En outre, la commission a consacré certaines exclusions et semble déduire de situations de fait certaines limites.

Au titre des exclusions, elle a écarté la prise en compte du manque à gagner (perte de bénéfices, loyers non perçus, perte de ressources résultant de l'impossibilité d'exercer une activité professionnelle), des dépenses occasionnées par l'éloignement dû à la guerre (persistance du versement des loyers, frais de garde-meubles) et, plus généralement, des frais engagés pour assurer la vie quotidienne dans la clandestinité (tout en admettant la réparation des spoliations de logements de refuge, qui relève d'une logique générale de réparation des spoliations immobilières).

Dans ce cadre, l'exclusion du manque à gagner du fait des interdictions professionnelles prononcées à l'encontre des Juifs peut apparaître comme tout particulièrement discutable 54 ( * ) . En effet, ces interdictions ont constitué le premier signal très fort de discrimination antisémite. Ainsi, la loi du 3 octobre 1940 portant statut des Juifs comportait une longue liste de professions interdites, liste allongée le 2 juin 1941. L'impact en a été ample et rapide : à titre d'illustration, on mentionnera que, très vite, des révocations massives interviennent dans la fonction publique. Par ailleurs, des préjudices assez proches dans leur nature ont pu, de leur côté être réparés, comme ceux résultant de la privation des droits de propriété dans les entreprises aryanisées.

Les préjudices résultant des interdictions professionnelles doivent, pour être indemnisés, d'une part, résulter de l'application des lois antisémites prises par le régime de Vichy ou des décisions de l'occupant et, d'autre part, consister en la perte définitive ou quasi définitive d'un élément matériel du patrimoine ou assimilé tel les éléments corporels ou incorporels d'un fonds de commerce ou d'une société aryanisée, ou la patientèle et la clientèle d'une profession libérale.

En revanche ne sont indemnisés, ni les préjudices moraux, ni les pertes de revenus consécutifs à l'application des textes susvisés. En particulier, elle a considéré que le préjudice résultant de la cessation d'activité ne constitue pas un acte de dépouillement par violence ou par fraude d'un bien matériel appartenant à autrui, que suppose la spoliation. Dans ces conditions, elle n'a pas admis le droit à indemnité d'ayants droit de personnes qui avaient subi un préjudice du fait qu'elles avaient cessé leurs activités de commerçant ou de voyageur de commerce pour fuir les rafles, dont avaient été victimes d'autres membres de leur famille.

Cette limitation de l'indemnisation, qui constitue une exception au principe général en droit français d'indemnisation totale de tous les éléments constitutifs d'un préjudice (matériels et moraux) a reçu une justification dans les réponses au questionnaire de votre rapporteur spécial où il est indiqué qu'elle « trouve son fondement dans le souci des pouvoirs publics de maintenir la plus grande égalité possible entre toutes les personnes atteintes dans leur patrimoine au cours de cette période, du fait notamment des actions et charges de guerre proprement dites. En effet bombardements, mobilisation du chef d'entreprise n'ont pas donné lieu à indemnisation ou réparation des pertes de revenus engendrées » .

Cette justification n'apparaît guère de nature à susciter l'adhésion dès lors qu'un devoir particulier de réparation a été consacré dans le cadre des spoliations antisémites, les préjudices évoqués dans la réponse ne relevant pas de ce type de crime. En toute hypothèse, force est d'admettre que la jurisprudence de la commission n'a à ce jour jamais été remise en cause par le Conseil d'État.

On peut affirmer que la commission s'est ainsi montrée notablement restrictive dans le domaine des préjudices afférents aux statuts des personnes ou aux menaces pesant sur elles à raison de leur qualité , ce qui apparaît fâcheux au vu de la nature des crimes commis.

Observation n° 24 : le choix de rompre avec le principe d'indemnisation totale de tous les éléments constitutifs d'un préjudice, qui, en particulier, s'est incarné dans la décision de ne pas indemniser les pertes de revenu résultant des interdictions professionnelles infligées aux personnes considérées comme juives doit être considéré comme particulièrement regrettable, malgré sa validation jurisprudentielle.

Par ailleurs, s'agissant de l'application du principe d'équité, invoquant la situation de personnes déjà indemnisées et ne présentant pas de nouvelle requête, la commission a décidé que, de ce fait, il ne pouvait être question de remettre en cause les indemnités déjà accordées (réparation au titre des dommages de guerre par la France ou indemnisation par l'Allemagne dans le cadre de la loi Brüg). Cette solution a toutefois été modérée en ses conséquences par l'application de quelques modulations : erreurs manifestes (erreur dans la composition de la famille ou la composition de l'appartement révélée par des pièces du dossier ou des documents de preuve fournis par les ayants droit) ou limitation arbitraire du montant de l'indemnité (ex : réduction pour "duretés particulières" de la loi Brüg du fait de la tardiveté des demandes d'où réévaluation dans la limite de cette réduction).

c) En matière d'évaluation des préjudices, des pratiques discutables

Les règles d'évaluation des indemnisations accordées par la commission varient en fonction des préjudices allégués, mais également du degré de connaissance des éléments des dossiers présentés à elle qu'elle peut se forger.

Faute de pouvoir apprécier tous les préjudices subis individuellement dans le cadre de demandes qui peuvent être très complexes, il arrive à la commission de recourir à des indemnisations forfaitaires.

Dans ce cas comme dans d'autres, elle suit globalement le principe selon lequel l'indemnité est calculée en fonction du préjudice subi dans le contexte du cadre de vie de l'époque et sur la base du coût de remplacement éventuel des objets spoliés.

Seule une analyse détaillée et approfondie des recommandations de la commission permettrait d'apprécier si les conditions de détermination des indemnités - présentées sommairement dans l'encadré ci-dessous - sont réellement de nature à compenser les préjudices subis.

Indications générales sur les règles suivies pour fixer les indemnités

Pillage d'appartement et logement de refuge

La Commission se réfère aux forfaits retenus en application de la loi Brüg (réévalués en valeur 2001) ou se fonde sur une police d'assurance de l'époque (réactualisée).

Elle peut accorder un complément à l'indemnité précédemment versée :

- au titre des dommages de guerre, en se réservant le droit de rectifier une erreur de calcul commise à l'époque. Le complément se fait alors à hauteur des barèmes de la loi Brüg ;

- dans le cadre de la loi Brüg si l'indemnisation n'a pas été totale ou en cas d'erreur matérielle manifeste.

La Commission tient compte de la catégorie de logement et du nombre d'occupant. Les immeubles sont classés par référence à la loi de 1948 (pratiquement la Commission retient le plus souvent la catégorie 3A) . Concernant la composition des appartements : la cuisine est considérée, dans certains cas, comme pièce d'habitation eu égard à l'exiguïté de certains appartements et de la composition de la famille. Certaines pièces ne peuvent être indemnisées cumulativement comme pièces d'habitation et comme pièces à usage d'atelier. Il arrive, eu égard à la situation de fortune des victimes et des circonstances dans lesquelles la spoliation des autres biens est intervenue, que la Commission accepte de recommander l'octroi d'une indemnité au titre des vols de bijoux, évaluée sur la base de l'équité et des pièces versées au dossier. Les barèmes de la loi Brüg retiennent, pour chaque catégorie de logement, un pourcentage pour la valeur des «biens somptuaires», de telle sorte qu'en général, il n'y a pas lieu d'accorder une indemnisation complémentaire pour des objets de valeur.

Un ou plusieurs logements de refuge peuvent faire l'objet d'une indemnisation à partir d'un temps significatif d'occupation. Le second pillage est présumé lorsqu'un membre de la famille est arrêté sur son lieu de refuge. Pour les autres cas, il convient d'indiquer les indices établissant le pillage ou la nécessité de s'enfuir du logement en abandonnant les meubles qui s'y trouvent, la Commission prend en effet en compte les éléments ainsi que la durée de résidence de la famille dans le logement de refuge. Ce forfait est de 5 360 euros.

La spoliation professionnelle et immobilière

La spoliation professionnelle concerne les préjudices liés à des activités artisanales, commerciales industrielles ou libérales (médecins, dentistes, avocats...). La Commission indemnise les stocks de marchandises (matières premières et produits finis), les matériels et les agencements saisis, détériorés ou détruits. Elle indemnise la perte d'éléments incorporels (droit au bail) lorsque « l'aryanisation » de l'entreprise a conduit à sa liquidation. La Commission prend également en compte les éléments figurant dans les déclarations faites auprès de l'Office des biens et intérêts privés (OBIP) et qui n'auraient pas abouti à des indemnisations.

Pour l'évaluation des ateliers d'artisans se trouvant dans l'appartement, elle applique un forfait, susceptible de varier selon l'importance de l'atelier (nombre de machines et autres matériels). Pour le reste, la Commission prend en considération les éléments du dossier : chiffres d'affaires, stocks, valeur du matériel, notamment les rapports des administrateurs provisoires tout en revalorisant les chiffres qui y figurent car issus de déclarations volontairement sous-évaluées. La CIVS se réfère, par ailleurs, pour l'estimation des éléments des fonds de commerce, aux indications figurant dans les ouvrages de doctrine - Fauliot, Ferbos et Francis Lefebvre - et aux éléments d'information fournis par les chambres syndicales en fonction des données de l'époque.

La Commission tient compte également du caractère forcé de certaines ventes éventuellement sous-évaluées ou réalisées dans des conditions particulières s'agissant de ventes aux enchères. La Commission est attentive au fait de la reprise éventuelle de l'exploitation après la guerre, ainsi que des réponses faites au questionnaire adressé par le Service des restitutions, dirigé par le Professeur Terroine. Lorsqu'une entreprise, liquidée du fait de « l'aryanisation », a été réactivée à la même adresse et avec la même enseigne, la Commission considère que la valeur de tous les éléments constituant le fonds aryanisé n'avait pas entièrement disparu. Par contre, la Commission tient compte de la moins-value résultant du pillage d'un fonds de commerce, que son propriétaire a vendu, en l'état, à la Libération.

La Commission est confrontée, pour les spoliations immobilières professionnelles ou non, à deux cas de figure :

- en majorité, les biens étaient vendus par un administrateur provisoire ou sous la pression de celui-ci. Les prix de vente pouvaient être dans certains cas minorés. Tout le monde, sauf la population dite juive, pouvait se porter acquéreur,

- afin d'éviter la mise sous administration provisoire ou pour fuir un contexte rendu difficile par les législations antisémites, certaines personnes vendaient, dans l'urgence et à des prix très inférieurs à ceux pratiqués sur le marché, leurs appartements. Cette vente pouvait être effectuée par l'intermédiaire d'un notaire.

Après-guerre, il était possible dans ces deux cas de faire annuler ces ventes et de récupérer son bien. Si le bien n'a pas été restitué à son légitime propriétaire, la Commission indemnise le préjudice sous réserve que la spoliation soit avérée.

La confiscation des avoirs bancaires

Les indemnisations bancaires sont régies par l'Accord de Washington conclu entre les gouvernements français et américain le 18 janvier 2001 (voir infra).

Les oeuvres d'art spoliées

Suivant les principes de la Conférence de Washington du 3 décembre 1998, de la Résolution 1205 du Conseil de l'Europe du 5 novembre 1999 et de la Déclaration de Vilnius du 5 octobre 2000, la CIVS propose des mesures de réparation, de restitution ou d'indemnisation pour les oeuvres culturelles spoliées en statuant « en équité » à partir des documents produits, des témoignages datant de l'époque des faits, de la présence des oeuvres dans les catalogues raisonnés ou les inventaires. Les conditions de la réparation de cette catégorie de spoliations, qui font l'objet de développements particuliers dans le présent rapport, ressortent comme particulièrement discutables (voir infra ).

Le passage de la ligne de démarcation et des frontières

Lorsque le versement à un passeur pour franchir la ligne de démarcation ou la frontière est invoqué expressément et apparaît vraisemblable, mais que l'on ne dispose pas de preuve ou de présomptions permettant de déterminer le montant de la somme versée, une indemnité est allouée par personne. Cette indemnité forfaitaire est de 110 euros par passage par personne antérieur à la rafle du Vel d'Hiv (16-17 juillet 1942), et de 570 euros après cette date.

Cette modulation, pour tenir compte de l'évolution des circonstances historiques, semble bien vétilleuse aux yeux d'un observateur d'aujourd'hui.

Les valeurs laissées dans les camps en France

En ce qui concerne les liquidités laissées par les déportés au moment de leur internement dans les camps en France, il est établi que les valeurs dont ils étaient porteurs n'étaient pas toujours répertoriées avec précision par les carnets de fouille, lorsqu'ils existaient.

Sur la base des travaux de la mission Mattéoli, la Commission considère que la valeur moyenne des avoirs détenus s'élevait à 3 000 francs de l'époque, d'où l'octroi d'un forfait de 930 euros, ce forfait n'étant appliqué que lorsque les archives ne permettent pas de retrouver le montant exact confisqué ou que celui-ci lui est inférieur.

Source : Réponse au questionnaire de votre rapporteur spécial

Dans ce contexte d'incertitude sur l'adéquation de la valorisation des préjudices avec leur réalité, certaines données méritent d'être mises en évidence.

En premier lieu, il existe une forte dispersion des indemnités accordées selon le préjudice envisagé.

La valeur moyenne d'une indemnisation pour une spoliation matérielle s'établit à environ 20 000 euros en 2016. Toutefois, certains dossiers relatifs à des spoliations de biens culturels mobiliers importants peuvent déboucher sur une indemnisation nettement plus conséquente.

À titre indicatif :

- le montant des indemnisations accordées par la CIVS pour les dossiers relatifs à la spoliation de biens culturels mobiliers a été de 35 754 011 euros ;

- le montant minimum accordé (pour un instrument de musique) a été de 100 euros ;

- le montant maximum accordé (pour une collection de tableaux) a été de 5 000 000 euros ;

- le montant moyen pour des dossiers mentionnant une ou des « oeuvres d'art » a été de 120 724 euros ;

- la valeur moyenne des indemnisations pour une spoliation bancaire à la charge de l'État s'est établie en 2016 à 12 564 euros.

D'un autre point de vue, le choix d'une évaluation aux conditions économiques de l'époque 55 ( * ) peut sembler discutable étant donné ces conditions. Il aboutit, même corrigé de l'application d'une indexation sur les prix, à geler le préjudice au moment de la commission de la spoliation, alors même que celui-ci pourrait être considéré comme un préjudice continu passible d'une estimation selon les valeurs les plus rapprochées du moment de l'indemnisation.

Même si, microéconomiquement, les règles d'évaluation des indemnisations retenues peuvent ponctuellement se révéler plus favorables que la règle alternative envisageable d'une évaluation du préjudice au moment de sa réparation, elles apparaissent globalement moins favorables, ignorant d'autant plus la valorisation des patrimoines associée à la croissance économique que la durée entre la spoliation et son indemnisation est longue.

Observation n° 25 : les règles suivies pour évaluer les préjudices réparés par la commission peuvent être considérées comme discutables en principe dans la mesure où les préjudices subis par les victimes auraient pu être considérés comme des préjudices continus, indemnisables aux conditions du moment de leur réparation plutôt qu'à celles de la décision de la commission des spoliations. Certes, une revalorisation destinée à tenir compte de l'inflation et a pu, en certains cas, se trouver favorable aux bénéficiaires, mais il est peu douteux que certains préjudices auraient été mieux indemnisés avec une règle d'évaluation alternative.

Recommandation n° 8 : dresser un bilan des effets associés au choix des règles d'évaluation des préjudices par rapport à une estimation reposant sur les conditions de valorisation prévalant au moment de la réparation.


* 53 Il va de soi que la valeur ajoutée de la CIVS en termes de réparation ne peut être toujours appréciée avec suffisamment de précision ne serait-ce que parce que les contours de la dette de réparation sont tributaires d'un solde entre les spoliations subies et les réparations mises en oeuvre à l'aube de sa création qui est susceptible de cumuler les erreurs portant sur l'un et l'autre de ces deux termes.

* 54 Au demeurant, sous réserve de vérifications plus amples, il semble, à la lecture de l'avis de l'Assemblée du contentieux du Conseil d'État Mme H. de février 2009 qu'un régime d'indemnisation des préjudices professionnels des personnes déportées plus avantageux soit en vigueur.

* 55 Il existe une exception pour les oeuvres d'art, le préjudice étant évalué sur la base des valeurs de marché de 1956.

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