B. UNE COMMISSION VOUÉE À L'OUVERTURE MAIS DANS UN CADRE QUI DEMEURE LIMITANT AU REGARD DES EXIGENCES DE RÉPARATION

Par contraste avec l'effet quelque peu restrictif de certains points de sa doctrine de réparation, la pratique de la commission semble pouvoir être considérée comme plutôt permissive au regard des règles usuelles suivies par les juridictions en matière de réparation des préjudices.

Il convient de souligner ici que la commission, pour s'inspirer des pratiques juridictionnelles, n'est pas une juridiction. Elle échappe ainsi à certaines contraintes qui, tout en offrant des garanties aux justiciables, peuvent limiter le service rendu par des juridictions dont les compétences sont strictement définies. Dans ce contexte, la CIVS a pu apporter des réponses plus souples aux demandes qui lui ont été adressées et développer une sorte de culture « méta-juridictionnelle » appropriée aux difficultés des dossiers aux fortes spécificités qu'il lui incombe de traiter.

Si cette situation a pu s'accompagner d'inconvénients qui seront exposés plus loin dans la partie du présent rapport consacrée à la réparation des spoliations ayant touché les oeuvres d'art, elle offre quelques avantages appréciables, qu'il serait utile d'exploiter plus pleinement.

Observation n° 26 : la qualité « méta-juridictionnelle » de la CIVS présente, malgré certains inconvénients qu'il serait possible de surmonter, des avantages en termes de souplesse d'action qu'il conviendrait de mieux exploiter.

D'une certaine manière, cette ouverture de la CIVS apparaît comme l'issue logique des demandes dont elle est saisie qui n'auraient guère de chance de recevoir une suite favorable dans le cadre du droit commun.

Quoiqu'il en soit, les adaptations procédurales mises en oeuvre ainsi que les conditions effectives d'une activité, qui ne se borne pas toujours à accueillir ou rejeter les requêtes reçues, n'ont pas été jusqu'à permettre le dépassement des limites d'une commission, dont le sens des attributions ayant été d'emblée compris comme consistant à répondre à des demandes individuelles, n'a pas les moyens d'une action suffisamment active.

1. Une instance qui se veut accueillante aux demandeurs

À titre liminaire, il convient d'évoquer, dans le cadre général d'une procédure dénuée de tout excès de formalisme, certains des avantages résultant de l'existence d'une instance administrative spécialisée pour traiter les demandes de réparation des spoliations.

La spécialisation de la CIVS confère a priori aux demandeurs les avantages de la professionnalisation de la réponse de l'organisme saisi liée à sa spécialisation. Si le recours à des rapporteurs extérieurs qui peuvent exercer d'autres fonctions peut atténuer la puissance de cet atout, malgré tout, hors période de rotation excessive des rapporteurs, une sorte de vivier de compétences se trouve ainsi disponible pour traiter des questions parfois complexes. La disposition d'effectifs permanents, certes en trop faible nombre et qu'il conviendrait de diversifier (voir infra ), assure un socle de compétences indispensable à la bonne exécution de la mission.

Par ailleurs, le faible formalisme des procédures s'incarne encore dans le fait que la représentation par un avocat n'est pas exigée devant la commission. Elle est toutefois possible et certaines demandes ont été appuyées par les conseils des demandeurs. L'absence de condition de représentation, même dans des dossiers à enjeux financiers significatifs, supprime un obstacle à la saisine de la commission en en faisant une procédure réellement gratuite. Il est sans doute possible de nuancer cet avantage en faisant valoir que cet « atout » peut se retourner contre ceux qui en bénéficient, mais seule une analyse fine liant représentation par un conseil et issue des demandes examinées par la commission permettrait de donner du crédit à cette hypothèse. En revanche, il semble que l'assistance d'un conseil n'ait pas vocation à être prise en charge au titre de l'aide juridictionnelle, ce qui peut être de nature à décourager certains demandeurs.

Recommandation n° 9 : étendre l'aide juridictionnelle aux demandes adressées à la commission.

Enfin, la prise en compte des délais de traitement des demandes permettrait sans doute, malgré de trop notables exceptions (voir infra) de faire ressortir un avantage comparatif de la CIVS.

a) Une précoce adaptation de son fonctionnement destinée à améliorer le rythme de traitement des demandes, mais un stock qui demeure important témoignant d'un manque de moyens qui a toujours été une contrainte pour la commission

Le flux des dossiers présentés à la CIVS a déterminé celle-ci à préconiser une réforme ses procédures. Elle a sans doute porté ses fruits, mais tout en laissant un stock de demandes à traiter encore élevé à ce jour. Celui-ci semble témoigner d'un manque de personnel tôt identifié par les responsables de la commission.

(1) Une adaptation des conditions de fonctionnement de la commission qui a sans doute porté certains fruits

Le décret n° 2001-530 du 20 juin 2001 a diversifié les formations accessibles à la commission pour examiner les requêtes adressées à elle dans le but d'accroître l'efficacité de la commission en accélérant le rythme de traitement des demandes. Cette adaptation du fonctionnement de la commission a permis d'accélérer le rythme de traitement des demandes, mais le stock à résorber reste à ce jour non-négligeable.

Les requêtes peuvent être désormais examinées par trois formations distinctes.

- La formation plénière :

La formation plénière, dont le quorum est de six membres, est réservée aux questions de principe soulevant des problèmes liés aux situations historiques et factuelles les plus complexes. Le nombre des dossiers traités sous cette forme chaque année - de cinq à sept lors des débuts de la commission et jusqu'à une cinquantaine en 2014 - varie en fonction de la difficulté des requêtes.

- La formation restreinte :

La formation restreinte constitue la formation la plus fréquemment réunie. Les requêtes examinées par cette formation ne présentent pas de difficultés au regard des questions de principe. Le quorum est fixé à un niveau relativement bas (trois membres) si bien que cette procédure a permis de démultiplier les séances, et, partant, un accroissement très important du nombre des requêtes examinées.

- L'examen par le « Président statuant seul » :

Le décret a également donné au président la possibilité de statuer seul. Les requêtes examinées dans ce cadre sont choisies en fonction de l'urgence, déterminée par rapport à la situation personnelle du requérant d'une part, et à l'absence de difficulté particulière, d'autre part. Cet examen par le président est particulièrement suivie dans le cadre des requêtes bancaires présentées devant la Commission, avec pour soutien, une déclaration sur l'honneur (voir infra ).

L'adaptation des conditions de fonctionnement de la commission a porté ses fruits, comme en témoignent les données ci-dessous, qui font apparaître la « productivité » de chacune des formations de la commission.

En 2014 , les recommandations émises par le Collège délibérant, réuni en formation plénière ( dix séances ) ont concerné 50 dossiers tandis que trente-huit séances ont été organisées en formation restreinte , au cours desquelles 311 dossiers ont été examinés, 145 dossiers ayant été examinés selon la procédure dite du «Président statuant seul» .

La procédure du « Président statuant seul » a été étendue à certaines affaires liées à la gestion des parts réservées et à certaines catégories de demandes complémentaires (voir infra ).

(2) Un stock qui demeure important

Pour autant, il reste à ce jour un stock important de demandes à traiter.

Le tableau ci-après permet d'apprécier l'évolution du stock de dossiers depuis cinq ans.

Au 31/12/2013

Au 31/12/2014

Au 31/12/2015

Au 31/12/2016

Au 31/07/2017

Stock

570

440

352

569

537

Nombre de dossiers enregistrés (cumulé)

28 557

28 829

29 101

29 326

29 407

Source : réponse au questionnaire du rapporteur spécial

Le stock des demandes après avoir connu une baisse significative a brusquement augmenté en 2016 et se situe au-delà de 500 demandes depuis. Ces dernières années, les prévisions d'activité de la CIVS prises en compte pour programmer ses crédits dans le cadre des projets de loi de finances ont été régulièrement déjouées, le niveau des dossiers effectivement traités se situant en-deçà des anticipations. Pour 2017, le déficit est considérable, le nombre de recommandations, de 205, laissant apparaître un déficit de près de 150 unités par rapport à la prévision initiale de 350 dossiers traités.

Mais le ressaut observé est également le résultat d'un sursaut dans la prise en compte jusque-là trop insuffisante de situations d'ayants-droit titulaires de parts réservées (voir infra ).

Il convient de souligner les enjeux d'une gestion en bon temps des demandes présentées à la CIVS. Les délais de traitement les plus courts sont idéalement les meilleurs, sous réserve bien entendu de la qualité des recommandations, qui peut supposer des recherches parfois longues et difficiles.

À cet égard, que l'ancienneté moyenne du stock soit de 1 an et quatre mois n'est guère significatif dans la mesure où de nombreux dossiers ne posent en pratique aucune difficulté appréciable. Cette ancienneté recouvre en réalité des situations sans doute assez différenciées, comme en témoigne l'existence dans le stock à traiter de situations parfois extrêmes, le dossier le plus ancien datant de 2002 pour les dossiers matériels et de 2008 pour les dossiers bancaires.

Observation n° 27 : le stock des affaires pendantes devant la commission demeure élevé, certaines situations, heureusement rares, étant marquées par une ancienneté extrême des demandes, particulièrement regrettables au vu des impératifs d'un traitement dans les meilleurs délais des dossiers présentés par les victimes et leurs ayants-droit.

Recommandation n° 10 : résorber au plus vite le stock des demandes pendantes devant la commission.

(3) Témoignant d'un manque de personnel tôt identifié par les responsables de la commission

Structurellement en déficit de personnel, la commission semble n'avoir jamais vraiment disposé des effectifs nécessaires à un plein accomplissement du devoir de réparation, certaines dimensions de ce dernier, en particulier la restitution des objets d'art, nécessitant des ressources autrement plus développées que celles attribuées à la CIVS.

Dès les premiers rapports d'activité de la commission, le déficit d'effectifs est clairement affirmé.

Ainsi, le deuxième rapport d'activité (année 2002) fait état d'un effectif de 23 personnes et évalue à 50 le nombre souhaitable des personnels de la CIVS. De même, le troisième rapport (année 2003) ne relève pas de progrès et se conclut ainsi :

« La CIVS s'efforce de combler la pénurie d'effectifs qui lui sont attribués par les contributions d'agents temporaires mis à sa disposition au cas par cas. Ainsi, avec difficulté, mais aussi avec énergie, elle s'applique toujours à tendre vers plus d'efficacité et à améliorer ses performances. Les résultats seraient encore plus significatifs avec un renfort en personnels permanents, en rapporteurs et en secrétaires des séances ».

Un certain progrès est toutefois intervenu puisqu'en 2007 la loi de règlement pouvait relever une dotation de 41 ETPT. Cependant, le renfort de moyens a pu être, en partie, plus apparent que réel.

Le plafond d'emplois de la commission n'a jamais vraiment correspondu à un nombre d'emplois effectif. Ainsi les 41 emplois ouverts en 2007 n'ont été consommés qu'à hauteur de 36 ETPT.

Au demeurant, cette situation de sous-emploi a pu, selon la réponse au questionnaire de votre rapporteur spécial, « justifier » la réduction du plafond d'emplois intervenue à partir de 2012, de sorte que, depuis 2014, ce plafond est stabilisé autour de 24 ETPT, accentuant une baisse de moyens entamée plus précocement.

La stabilité des emplois ouverts à la commission conduit ainsi à relativiser sensiblement l'indication portée au rapport annuel de 2016 de la commission selon laquelle l'année fut mise à profit pour « donner des moyens inédits à l'indemnisation des oeuvres d'art spoliées, et à leur restitution » et la mention, en particulier, de renforts humains.

En réalité, le modeste renforcement dont il s'agit n'est intervenu que moyennant quelques reclassements fonctionnels, de très faible ampleur, mais assez significatifs pour ne pas freiner le rythme de traitement des affaires en stock.

Évolution du plafond d'emplois de la CIVS

2008

2009

2010

2011

2012

2013

2014

2015

2016

2017

2018

41

37

37

37

32

28

24

24

24

24

23

Source : réponse au questionnaire du rapporteur spécial

L'adéquation entre les effectifs de la CIVS et son volume d'activité n'a jamais pu être finement gérée même si le recours à des personnels non permanents pour exercer des fonctions essentielles (celles de rapporteur) a pu assurer une meilleure proportionnalité entre le plan de charge de la commission et les personnels y concourant.

En toute hypothèse, même si la discordance entre les demandes adressées à la commission et ses effectifs est moins nette qu'elle pût l'être, leur niveau demeure une contrainte forte pour la commission même sans considérer un quelconque élargissement de ses missions afin de la rendre mieux à même de répondre au besoin de comblement de la dette de réparation subsistante.

b) Des pratiques témoignant sur certains points importants d'une « ouverture » de la commission
(1) Un régime de la « preuve » assoupli en pleine logique avec les attributions de la commission

Dans ses réponses au questionnaire de votre rapporteur spécial, la CIVS considère qu'elle fait une application souple d'un certain nombre de règles généralement suivies. Cette prétention n'est certes pas infondée, mais elle ne saurait pour autant être admise sans quelques commentaires qui en nuancent la portée.

Elle évoque, en premier lieu, les règles de preuve auxquelles elle dérogerait dans un sens favorisant les demandeurs par rapport à celles prévues par le droit français.

Il en est ainsi d'abord en ce qui concerne la charge de la preuve. Celle-ci incombe en général au demandeur - il s'agit à la CIVS des ayants-droit, soit victime directe, de plus en plus rarement, soit descendants ou héritiers. La CIVS indique que « la charge de la preuve qui leur incombe est considérablement allégée » et que les demandeurs « n'ont qu'un questionnaire à remplir, à partir duquel les services de la CIVS vont eux-mêmes procéder à des recherches, dans les centres d'archives et aux auditions de personnes, notamment des proches, quand cela s'avère nécessaire ».

Par ailleurs, si, s'agissant du lien de parenté entre l'ayant droit et la victime, le régime de sa preuve obéit en droit commun à un formalisme contraignant fondé sur les règles de l'état civil, la CIVS fait, selon elle, « une application assouplie des règles habituelles » , et passe par « le recours fréquent à des faisceaux de présomption ».

Enfin, en ce qui concerne la matérialité même de la spoliation, en cas de défaut ou d'insuffisance de documents probants (registre du commerce, documents administratifs ou domestiques, comptabilité, correspondances privées, etc...) et de preuves tangibles résultant de ses propres investigations, la CIVS prend en considération les circonstances ayant entouré la spoliation invoquée (lieu, train de vie, appartenance des victimes à certains milieux, etc...).

Cette façon de voir paraîtrait largement justifiée si la CIVS devait être comptée au nombre des juridictions. Qu'elle ne le soit pas, et que sa mission consiste moins à résoudre des litiges qu'à contribuer à un devoir de réparation qui implique de sa part une recherche active de mesures appropriées n'ôte cependant pas toute légitimité à cette prétention, qu'elle conduit cependant à nuancer largement.

En effet, la mission de la CIVS à laquelle sont présentées des demandes n'est pas de considérer les demandes qui lui sont présentées comme des recours juridictionnels mais bien plutôt comme des demandes de réparation comportant l'indice d'un préjudice majeur dont la réalité historique mérite en soi une recherche, à laquelle il lui incombe, en vertu même de ses attributions, de contribuer. Par ailleurs, il ne peut être donné un complet crédit à la prétention selon laquelle « les déclarations des ayants-droit bénéficient d'une présomption de bonne foi, en vertu de laquelle, les faits qu'elles relatent sont a priori considérés comme reflétant la réalité ». En réalité, cette observation n'a guère de sens compte tenu des missions de la commission et elle se trouve, par ailleurs, comme c'est normal, complétée par un examen minutieux des demandes, sauf en certains cas prévus par le droit (voir infra ).

(2) Une reconnaissance très large de l'intérêt à agir, mais à laquelle tous les prolongements n'ont pas été donnés

La procédure ouverte auprès de la CIVS est largement accessible, aux victimes elles-mêmes, de plus en plus rares, mais aussi à leurs ayants-droit.

C'est au moment même où la spoliation a été commise que le droit à indemnisation est né. La créance entrée dans le patrimoine de la victime passe ensuite à ses ayants droit.

La Commission applique les règles du droit successoral classique. La qualité d'ayant droit est relativement ouverte. Sont considérés comme « ayants droit » les descendants directs de la personne spoliée. Ainsi, si les biens d'un parent ont fait l'objet d'une spoliation, l'indemnité sera divisée entre ses enfants, qu'ils soient issus d'un premier ou d'un deuxième mariage, et ce quelle que soit leur date de naissance (avant ou après-guerre).

La Commission se reporte aux principes et règles régissant d'une part les successions et d'autre part le régime matrimonial. La CIVS suit les règles du droit commun : droit successoral en ligne directe (sans limites) et en ligne collatérale (frères et soeurs - oncles, tantes/neveux, nièces) et prend également en compte les implications de la qualité de légataire, désigné par voie testamentaire.

Dans ce cadre, la réponse adressée au questionnaire de votre rapporteur spécial comporte, malgré tout, la mention selon laquelle « la Commission se réserve également le droit d'apprécier de façon sensiblement moins favorable la demande présentée par un héritier éloigné en l'absence de tout document juridique » , position dont la portée précise est difficile à déterminer, mais qui est susceptible d'exercer certains effets restrictifs, compte tenu des particularités de la mission de la commission.

Là n'est qu'une des difficultés que représentent les conditions d'accès au processus de réparation impliquant la commission.

Elle peut être appréciée en tenant compte des difficultés pouvant exister pour toute généalogie à s'établir, difficultés évidemment renforcées pour les personnes concernées, du fait de l'histoire des familles touchées par les persécutions antisémites et de la documentation afférente. En particulier, un assez grand nombre de ces familles ont perdu les moyens d'établir leur identité soit par les atteintes subies, soit par leur dispersion dans le monde. Il peut être particulièrement difficile à un ayant-droit sans plus de lien avec la France que de mémoire d'établir sa qualité.

Ces obstacles n'empêchent pas la CIVS de procéder à des indemnisations au bénéfice de personnes a priori « éloignées » de la procédure.

Il n'y a là rien à redire. Au demeurant, la population couverte par les indemnisations accordées par la commission révèle des caractéristiques qui semblent indiquer une accessibilité large mais qui est restée inégale selon l'ordre successoral et la localisation géographique.

Les données suivantes semblent en témoigner :

- 79 % des requêtes déposées à la Commission proviennent de demandeurs qui habitent la France. 9 % des requêtes proviennent d'Israël, 6 % des États-Unis, 1 % de Belgique, 1 % du Canada et 4 % du reste du monde ;

- 33 % des requérants sont nés entre 1921 et 1930 ; 40 % entre 1931 et 1940 ; 13 % entre 1941 et 1950 ; 9 % sont nés avant 1920 ; 5 % après 1951 ;

- 8 % des requérants sont les victimes directes ; 71 % des requérants sont les fils ou filles des victimes directes ; 11 % des requérants sont des petits-fils ou des petites-filles des victimes directes et 6 % des neveux ou nièces.

La commission a fait des efforts appréciables et justifiés pour faire connaître ses missions à l'étranger, en particulier dans les pays d'émigration des victimes des spoliations et de leurs ayants-droit. Il n'en reste pas moins qu'un « effet frontière » paraît jouer, dont il conviendrait de vérifier qu'il n'est que la conséquence logique de la répartition géographique des personnes concernées par le devoir de réparation.

Observation n° 28 : la CIVS a fait des efforts appréciables de communication pour faire connaître ses missions, notamment dans les pays d'émigration susceptibles d'abriter des demandeurs.

En outre, il n'est pas évident que la raréfaction des demandes traitées par la commission à mesure de l'éloignement successoral ne soit que la traduction d'un épuisement progressif du besoin de réparation.

En tout cas que plus de 15 % des demandeurs relèvent de catégories familiales relativement éloignées témoigne tant de l'existence bien réelle d'une dette de réparation non éteinte par les indemnisations allouées aux victimes plus directes que, malgré certaines difficultés évidentes inhérentes à la réunion d'éléments visant à obtenir réparation pour des requérants éloignés des victimes directes, du fait que la procédure ouverte auprès de la CIVS a pu contribuer à satisfaire des demandes portées à sa connaissance.

L'ouverture de la procédure a des conséquences pratiques importantes. Outre, les difficultés qu'elle recèle au regard des conditions pratiques de l'indemnisation des ayants-droit (voir ci-dessous, notamment, la question des parts réservées), la longueur des chaînes généalogiques est susceptible d'atteindre une valeur élevée, multipliant les occasions de saisine de la commission de sorte que l'horizon de son existence, sur les bases actuellement définies, n'a pas de raison de n'être pas infini, du moins tant que se présenteront de nouveaux demandeurs.

Cette situation est parfois considérée comme problématique. Certains observateurs estiment que l'étroitesse du lien entre les victimes directes et ceux qui sont indemnisés au titre des préjudices subis par elles doit être une condition de l'indemnisation et qu'elle ne peut plus être présumée au-delà d'un certain degré de parenté.

Votre rapporteur spécial ne partage pas cette façon de voir. D'une part, les préjudices causés par les spoliations n'ont pas de raison de cesser sous le seul effet du temps qui passe 56 ( * ) . D'autre part, dans leur rapport au temps, ils présentent la très forte particularité d'avoir accompagné des crimes imprescriptibles.

De nouveaux demandeurs sont toujours susceptibles de se présenter.

(3) Une activité qui ne se réduit pas au rendu de décisions

Dans le cadre des saisines qui lui sont présentées, le devoir primordial de la CIVS est de fournir des réponses aux demandeurs. Elle le fait à travers ses recommandations.

Dès ce stade, il convient de mettre en évidence la contribution de la CIVS aux progrès des connaissances sur les spoliations et les données historiques mais aussi actuelles de leurs réparations. La CIVS, par son activité, a contribué par un « effet d'apprentissage » à améliorer l'état des connaissances sur le sujet.

Avec d'autres acteurs de la connaissance, elle a permis de renouveler les diagnostics sur la dette de réparation, poursuivant le mouvement de progrès entamé avec la mission Mattéoli.

Sur un autre point, la CIVS peut être vue comme dépassant les seules activités traditionnelles d'une juridiction. Même si cela a été encore trop rare, la commission, dans l'accomplissement de sa mission de recherche de réparations adaptées, a participé à des médiations entre les bénéficiaires de ses recommandations et les tiers susceptibles d'en être affectés. C'est le cas lorsque la commission recommande des restitutions matérielles d'objets possédés par des tiers.

Relevons que cette action, pour utile qu'elle soit, rencontre à ce jour de grandes difficultés, la CIVS disposant principalement d'un pouvoir d'influence.

2. Une instance confrontée à des difficultés particulières tenant à l'ancienneté des « faits de la cause »

La mission qui est impartie à la commission la conduit à examiner des situations survenues dans un passé déjà lointain et qui, par ailleurs, ont eu, depuis, une histoire, celle des réparations qu'on a sommairement retracées plus haut dans le présent rapport.

Par ailleurs, cette histoire est également celle des victimes et de leurs successeurs, dont la chaîne peut prendre une très grande ampleur.

Face à ces difficultés, la commission a été conduite à adopter, dans une proportion non négligeable, des décisions défavorable aux requérants. Mais, fait notable, peu de ces recommandations ont été contestées.

De son côté, la multiplication des ayants-droit avec le temps a donné naissance à un problème pratique plus substantiel et qui n'est, à ce jour, pas réglé : celui des parts réservées.

a) Un taux de rejet des demandes relativement élevé, mais peu de contentieux
(1) Un taux de rejet relativement élevé

Le taux de rejet est de 12,4 % : un peu plus de la moitié sont des recommandations de rejets bancaires et l'autre moitié des rejets matériels.

S'agissant des rejets bancaires, ils sont souvent issus de l'absence de comptes bancaires retrouvés au nom des personnes spoliés à partir de la liste des comptes bloqués au 20 décembre 1941 dont dispose la Commission et de la forclusion attachée au fonds B au 2 février 2005. Par ailleurs, des dossiers bancaires sont rejetés suite à la preuve de réactivation des comptes bancaires après la guerre.

Pour les dossiers matériels, les rejets se justifient très souvent par l'existence d'indemnisations antérieures dans le cadre des dommages de guerre ou au titre de la loi allemande BRüG : la commission ne peut indemniser deux fois le même préjudice et recommande ainsi un rejet lorsque l'indemnisation antérieure a rempli les spoliés entièrement de leur droit.

Ces données suggèrent que le taux de rejet des demandes présentées à la commission ne constitue pas la démonstration d'une sévérité particulière de sa part.

Une nuance pourrait être formulée cependant dans la mesure où un volume important de demandes correspondant aux spoliations bancaires s'est vu réservé un accueil de principe favorable dans le cadre de la procédure d' affidavit (déclaration sur l'honneur). Une fois ces demandes exclues de la base d'appréciation des rejets formulés par la commission, le taux de décisions contraires aux prétentions des demandeurs apparaît plus élevé.

(2) Peu de contentieux

Cependant, la considération du contentieux engendré par les décisions de la commission conforte l'appréciation selon laquelle ses décisions sont peu contestées.

Le contentieux engendré par les affaires suivies par la CIVS, pour n'être pas négligeable, et pouvoir mobiliser des enjeux élevés, semble plutôt modéré.

Il s'établit comme suit :

- 15 procédures au Tribunal administratif se décomposant comme suit : 6 rejets, 2 désistements et 7 annulations de la décision du Premier ministre ;

- 11 procédures à la Cour administrative d'appel se décomposant de la façon suivante : 4 rejets, 1 rejet de l'appel du Premier ministre et 1 désistement du Premier ministre et 5 arrêts de la Cour administrative d'appel ;

- 6 procédures au Conseil d'État se décomposant comme suit : 3 annulations des arrêts de la Cour administrative d'appel, 2 décisions de non-admission et 1 rejet du pourvoi ;

- 6 procédures sont actuellement en cours, 5 au Tribunal administratif et 1 à la Cour administrative d'appel.

Les contentieux portés jusqu'au Conseil d'État concernent la perte de revenus et le manque à gagner, préjudices qui ne sont pas indemnisés par la commission. Les autres contentieux concernent l'évaluation de la perte de clientèle et des éléments incorporels. Ils se fondent en général sur l'erreur manifeste d'appréciation du préjudice qui entacherait la décision du Premier ministre adoptant les motifs de la recommandation de la CIVS.

Observation n° 29 : malgré un taux de rejets des demandes relativement élevé, l'activité de la CIVS a donné lieu à peu de contentieux et à encore moins de contentieux perdus.

b) Les problèmes rencontrés du fait de l'histoire des familles des victimes ne sont à ce jour, que mal résolus

La longueur des chaînes généalogiques issues des victimes des spoliations, qui s'est amplifiée à mesure que le temps passait, dresse des obstacles pratiques importants à l'action de la commission.

Ils ne sont pas résolus à ce jour et posent des problèmes d'autant plus difficiles que cette question a été prise en compte tardivement.

L'hypothèse qu'un ayant-droit adresse à la commission une demande qui aurait été déjà satisfaite et suivie d'une réparation effective semble ne s'être rencontrée que rarement, mais pouvoir susciter des problèmes de résolution non négligeables. Il n'est pas exclu que des préjudices en nombre très limité aient pu donner lieu à une double indemnisation, sans d'ailleurs aucune faute particulière de la part des bénéficiaires, qui ont pu n'être pas toujours en mesure d'assurer la réversion nécessaire.

Mais, le problème principal se présente lorsque la commission, constatant l'existence d'une pluralité d'ayants-droit, mais sans pour autant avoir pu les identifier avec précision, est conduite à diviser la réparation qu'elle accorde en réservant les parts de ceux des ayants-droit concernés par son ignorance.

La Cour des comptes dans un rapport de septembre 2011 avait relevé que sur les 30 000 dossiers examinés alors par la CIVS, une recommandation sur deux comportait des parts ainsi réservées, sans qu'un suivi attentif de ces parts ne soit mis en oeuvre.

Cette négligence a accru l'acuité d'un problème, qui, plus tôt considéré, aurait été plus facile à résoudre, ne serait-ce que par la complexification inévitable des chaînes successorales au fil du temps. Elle a conduit à ne pas donner tous leurs prolongements pratiques aux recommandations de la CIVS et, ainsi, à priver de leur portée des attributions de réparation prononcées par la commission au bénéfice de victimes.

Observation n° 30 : le traitement des parts réservées dans le cadre des recommandations de la CIVS a longtemps été négligé avec pour effet de priver de toute portée pratique des recommandations de réparation au bénéfice des victimes mais aussi d'accentuer les difficultés suscitées par l'identification des ayants-droit et par la restauration de leurs droits.

Une première estimation les avait chiffrées à 100 millions d'euros, mais, après un audit plus systématique, impliquant la réouverture de 18 000 dossiers d'indemnisation de préjudices matériels, leur montant a été ramené à quelque 27 millions d'euros.

L'écart entre les deux estimations aurait mérité davantage d'informations, et le degré de vraisemblance de la nouvelle estimation fondée sur les seuls dossiers de spoliations matérielles aurait mérité plus de justifications. Au demeurant, à la suite de nouvelles recherches portant sur les dossiers les plus importants, de nouvelles parts réservées ont été constituées.

En toute hypothèse, le montant des parts réservées demeure considérable et il doit être déduit des évaluations rendant compte de l'activité d'indemnisation de la commission.

Surtout, il apparaît nécessaire de trouver une issue à la difficulté ainsi constatée puisque si une légère décrue est intervenue depuis, le montant des parts réservées étant passé de 27,5 millions d'euros à la fin de l'année 2016 à 26,3 millions d'euros au 31 décembre 2017, la dette correspondante reste élevée.

Outre le travail toujours en cours de mise à jour des parts réservées, qui pourrait aboutir à une augmentation des engagements financiers de l'État et à devoir résoudre des problèmes de partage négligés dans le cadre de certaines indemnisations, la CIVS a conclu avec le Cercle des généalogistes juifs une convention visant à identifier les bénéficiaires potentiels de ses recommandations. Par ailleurs, un mécénat de compétence a été mis en oeuvre par le ministère de la culture avec des experts de la généalogie, formule qui permet au ministère d'épargner ses dotations et aux parties compétentes de réduire leur imposition.

Si ces initiatives peuvent être approuvées, force est de reconnaître que le volume des recherches nécessaires implique des coûts très importants et qui, pour un nombre significatif de dossiers, peuvent être a priori sans aucune proportion avec les indemnisations individuelles finalement accordées.

Une solution pourrait consister à abandonner les recherches d'ayants-droit relatives à des créances inférieures à un montant suffisamment significatif, tout en conservant les droits des titulaires qui pourraient se présenter pour les faire valoir et en mettant en oeuvre une campagne d'information suffisamment large. Le site « ciclade » tenu par la Caisse des dépôts et consignations pour assurer ses prolongements à la loi n° 2014-617 du 13 juin 2014 sur les comptes en déshérence pourrait constituer un modèle utile d'une information plus accessible 57 ( * ) .

Cette solution pourrait s'accompagner du transfert des parts réservées à la Fondation pour la mémoire de la Shoah à charge pour elle de gérer une éventuelle forclusion au mieux des droits des ayants-droit identifiables. En revanche, cette formule ne s'appliquerait pas pour les dettes de réparation excédant un certain niveau, susceptible de donner du sens aux efforts d'identification généalogique qui seraient consolidés financièrement par l'attribution de moyens à la CIVS.

Recommandation n° 11 : évaluer les parts réservées dans les indemnisations prononcées par la commission afin de disposer d'une image claire des engagements latents de l'État et des enjeux financiers qu'ils représentent.

Recommandation n° 12 : les travaux de recherche généalogique nécessaires à l'identification des titulaires de droits sur les parts réservées méritent d'être accentués et financés tout en conservant à l'esprit un principe de bon sens orienté par la proportionnalité entre les coûts des recherches et les créances individuelles. Une dévolution des sommes correspondant à des petites créances pourrait être mise en oeuvre avec la Fondation pour la mémoire de la Shoah, après une campagne d'information suffisante, et l'octroi d'un délai suffisamment long pour l'expression de revendications sur ces sommes.

3. Une commission « à réaction » confrontée à un devoir d'action face auquel elle se trouve trop dépourvue

On aurait pu s'attendre de la part d'une commission administrative indépendante chargée d'apurer la dette de réparation laissée par les spoliations antisémites qu'elle procède naturellement à un inventaire de cette dette et s'attache proprio motu à l'honorer conformément à la mission attribuée à la commission par l'alinéa 2 de l'article 1 de son décret de création ainsi rédigé : « la commission est chargée de rechercher et de proposer les mesures de réparation, de restitution ou d'indemnisation appropriées ».

Mais, le choix de privilégier les termes du premier alinéa du même texte a prévalu. Celui-ci place l'action de la commission dans la perspective d'assurer une mission consistant à statuer sur des demandes individuelles présentées à elle.

« Il est institué auprès du Premier ministre une commission chargée d'examiner les demandes individuelles présentées par les victimes ou par leurs ayants droit pour la réparation des préjudices consécutifs aux spoliations de biens intervenues du fait des législations antisémites prises, pendant l'Occupation, tant par l'occupant que par les autorités de Vichy » .

Ce choix ne peut être vraiment contesté compte tenu de la lettre, et peut-être même de l'esprit, du décret de 1999.

Cependant, il devait nécessairement s'ensuivre une conception restrictive de la contribution de la CIVS à l'oeuvre de réparation, qui, compte tenu des évolutions de la perception des défis de la réparation des spoliations antisémites, fut assez rapidement nuancée et ne peut plus être assumée.

D'emblée, la commission, sans se dispenser de la saisine préalable des demandeurs, a fait plus, dans le traitement des demandes reçues, que d'examiner les pièces apportées par les demandeurs, s'attachant à favoriser par une collaboration active aux affaires, du moins à certaines d'entre elles, le succès des demandes. On ne peut certes pas garantir que ce fut toujours le cas, mais il est certain que la commission a pu jouer un rôle actif dans l'instruction de dossiers dont elle fut saisie, constituant par ailleurs une série d'instruments nécessaires à l'accomplissement de sa mission.

Pour autant, ce rôle n'est pas allé jusqu'à ce que la commission se saisisse elle-même de cas de spoliations quand bien même ses activités de détection, mises en oeuvre pour répondre aux demandeurs, les lui auraient révélées. Or, il est plus que probable que tel fut parfois le cas.

Son interprétation de ses missions le lui aurait interdit.

Par ailleurs, force est d'associer à cette inhibition une série de difficultés rencontrées dans la mission de la commission.

Dépourvue d'une compétence générale de contribuer proprio motu à l'apurement de la dette de réparation des spoliations antisémites, la commission n'a pas été dotée ab initio des moyens juridiques nécessaires à une telle ambition. Si elle a pu procéder par la persuasion auprès de parties prenantes de la réparation, concluant par exemple des conventions d'accès aux archives, ce déficit originel n'a cessé de rappeler la CIVS aux contraintes des compositions nécessaires qu'impose un certain manque d'autorité. Si l'action de la commission a pu s'en trouver gênée, que dire des effets qui ont pu en résulter pour des victimes sommés d'attendre le bon gré des partenaires de la commission. Un autre domaine, celui de la recherche des bénéficiaires des recommandations de la commission (voir les développements relatifs aux parts réservées) illustre les obstacles mis à une contribution pleinement satisfaisante de la CIVS au devoir de réparation.

Les acquis de la connaissance sur la dette de réparation subsistant à l'issue de la Libération, résultant des travaux historiques menés depuis la création de la commission et des apprentissages réalisés dans le cadre de l'accomplissement de la mission de la CIVS, rendent injustifiables les limitations de l'action de réparation associées à une définition trop étriquée des missions, et des possibilités, de la CIVS.


* 56 Qui, à l'inverse, présente le risque de consolider des détentions indues.

* 57 Votre rapporteur spécial n'ignore cependant pas l'ampleur des problèmes à résoudre pour aboutir à ce qu'un site analogue puisse fonctionner correctement. Dans ces conditions, après avis de la CNIL, il pourrait être envisagé de publier des informations nominatives assorties des éléments d'identification disponibles afin de toucher d'éventuels bénéficiaires.

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