Rapport d'information n° 579 (2017-2018) de M. Jean-Marie BOCKEL , Mme Françoise GATEL , MM. Éric KERROUCHE et Philippe MOUILLER , fait au nom de la délégation aux collectivités territoriales, déposé le 19 juin 2018

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N° 579

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2017-2018

Enregistré à la Présidence du Sénat le 19 juin 2018

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation (1) sur « L' adaptation locale de l' organisation territoriale , les rapports juridiques des collectivités territoriales entre elles et avec leurs groupements : actes du colloque du 15 mars 2018 »,

Par M. Jean-Marie BOCKEL,

Président

Mme Françoise GATEL, MM. Éric KERROUCHE et Philippe MOUILLER,

Sénateurs

(1) Cette délégation est composée de : M. Jean-Marie Bockel, président ; M. Mathieu Darnaud, premier vice-président ; M. Daniel Chasseing, Mme Josiane Costes, MM. Marc Daunis, François Grosdidier, Charles Guené, Antoine Lefèvre, Mme Marie-Françoise Perol-Dumont, MM. Alain Richard, Pascal Savoldelli, vice-présidents ; MM. François Bonhomme, Bernard Delcros, Christian Manable, secrétaires ; MM. François Calvet, Michel Dagbert, Philippe Dallier, Mmes Frédérique Espagnac, Corinne Féret, Françoise Gatel, M. Bruno Gilles, Mme Michelle Gréaume, MM. Jean-François Husson, Éric Kerrouche, Dominique de Legge, Jean-Claude Luche, Jean Louis Masson, Franck Montaugé, Philippe Mouiller, Philippe Nachbar, Rémy Pointereau, Mmes Sonia de la Provôté, Patricia Schillinger, Catherine Troendlé, MM. Raymond Vall, Jean-Pierre Vial

AVANT-PROPOS

Mesdames, Messieurs,

Lorsque Sciences Po, via sa Chaire Mutations de l'Action publique et du Droit Public (MADP), a lancé un programme de recherche sur les rapports juridiques des collectivités territoriales entre elles et avec leurs groupements, à la suite des dernières lois NOTRe et MAPTAM, il m'a tout de suite semblé utile d'y associer la délégation du Sénat aux collectivités territoriales.

Il s'agissait, en particulier, d'identifier et d'évaluer les rapports de collaboration entre les différents niveaux territoriaux : organisation de la dévolution de compétences, mutualisation, possibilités de contractualisation ou de délégation...Ce partenariat s'inscrivait naturellement dans les travaux d'évaluation de notre délégation.

Ce projet de recherche était par ailleurs soutenu par toutes les grandes associations d'élus locaux : AMF, ADF, ARF, France Urbaine, Villes de France, Association des Petites Villes de France, ainsi que par le département secteur public du cabinet KPMG. Cet appui était le gage d'un bon écho auprès des collectivités qui seraient à l'origine de ses informations et donc d'une analyse de terrain pertinente.

Notre partenariat avec Sciences Po s'est concrétisé à la suite de l'audition par notre délégation, le 23 février 2017, de Jean-Bernard Auby, professeur à Sciences Po, directeur de la chaire Mutations de l'Action publique et du Droit Public (MADP), et d'Estelle Bomberger-Rivot, maître de conférences à Sciences Po, chercheur à la chaire, qui a permis d'examiner certaines des grandes lignes qui pourraient faire l'objet de l'étude et qui a jeté les bases du colloque de fin de recherche organisé au Sénat le 15 mars et dont nous présentons les actes dans les pages qui suivent.

Afin de préparer cet évènement scientifique sur la base de remontées de terrain, la délégation aux collectivités territoriales a lancé une consultation nationale des élus locaux sur la contractualisation en matière, d'une part, d'équilibre territorial et, d'autre part, de mutualisation des services. Ses résultats ont été présentés en introduction du colloque et ont fourni des incitations importantes sur la perception par les élus de l'application des lois.

Ainsi était réalisée une féconde hybridation entre les apports de la recherche universitaire, la connaissance fine des problématiques des collectivités locales et le travail d'évaluation parlementaire qui a permis d'examiner successivement les rapports juridiques entre collectivités qu'ils soient verticaux (schémas prescriptifs, chef de filât...), ou horizontaux (mutualisations, contrat d'équilibre territorial, chartes de gouvernance...) et, enfin, les pistes en matière de différenciation territoriale, de territorialisation de l'action publique et de subsidiarité entre acteurs locaux.

Je forme le voeu que de tels partenariats se développent et permettent de renforcer les capacités d'évaluation dont notre pays manque traditionnellement.

Jean-Marie BOCKEL,

Président de la délégation du Sénat aux collectivités territoriales
et à la décentralisation

I. OUVERTURE DU COLLOQUE : JEAN-BERNARD AUBY, PROFESSEUR À SCIENCES PO, DIRECTEUR DE LA CHAIRE MUTATIONS DE L'ACTION PUBLIQUE ET DU DROIT PUBLIC

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, Mesdames et Messieurs,

Je suis très heureux d'ouvrir cette journée consacrée aux rapports juridiques des collectivités territoriales entre elles et avec leurs groupements, avec pour sous-titre « l'adaptation locale de l'organisation territoriale ».

Avant toute chose, je voudrais remercier le Sénat, sa délégation aux collectivités territoriales et son président de nous accueillir aujourd'hui. C'est une très grande chance de pouvoir être ici en présence d'un public choisi, afin de discuter des principaux éléments de cette étude que nous avons réalisée sur un certain nombre de sujets qui préoccupent réellement les collectivités territoriales.

Nous avons effectué cette étude avec le soutien de toute une série d'associations d'élus (Assemblée des Communautés de France, Assemblée des Départements de France, Association des Maires de France, Association des Petites Villes de France, France Urbaine, Régions de France, Villes de France), auxquelles s'est ajouté KPMG. Ces institutions nous ont soutenus matériellement et nous ont aidés à nourrir intellectuellement la réflexion, ce à quoi a beaucoup contribué également la délégation aux collectivités territoriales. Je voudrais l'en remercier pour cela aussi.

La question de l'exercice des compétences locales est au coeur de cette étude. Longtemps, on a fantasmé sur un système parfait de bloc de compétences bien ordonnées, avant de se convaincre du fait que cela relevait partiellement du fantasme. On a alors revu les ambitions à la baisse, non sans « verrouiller » un certain nombre de choses (en privant par exemple de la clause générale de compétence les régions et départements) mais en acceptant des marges de manoeuvre. C'est cela dont nous allons parler aujourd'hui. Il a été accepté que les collectivités et leurs groupements puissent eux-mêmes s'organiser, localement, pour exercer des compétences voisines, communes, partagées.

Concrètement, nous avons identifié, en discutant avec nos partenaires, six mécanismes :

- le transfert de compétences ;

- la délégation de compétences ;

- la mutualisation ;

- l'organisation en chef de filât ;

- la concertation ;

- la contractualisation.

Ce sont six sortes de mécanismes distincts, sachant que les deux derniers sont présents à des degrés divers dans toutes les formes d'organisation constatées.

Notre hypothèse est la suivante : à un certain moment de l'histoire récente des collectivités territoriales, on a accepté qu'en usant de ces mécanismes, les collectivités territoriales s'organisent sur le terrain, en fonction des contextes, pour exercer leurs compétences proches.

Ce n'est pas un hasard si l'acceptation de ces ajustements locaux dans l'exercice des compétences s'inscrit à un moment de l'histoire des réformes territoriales où on a l'impression que le législateur est plus disposé que par le passé à envisager une différenciation du système ou son adaptation locale en fonction du contexte.

Nous reviendrons tout au long de la journée sur les conclusions auxquelles nous sommes parvenus. Je n'en dirai ici qu'un mot.

Ces mécanismes sont plus ou moins utilisés suivant leur domaine. Il y a peu, par exemple, de délégations de compétence. Certains s'y prêtent davantage, sans doute parce qu'il s'agit de domaines plus partagés que d'autres - par exemple le tourisme. Ils sont plus ou moins mis en oeuvre suivant les régions, en fonction des contextes locaux. Il y a des parties du territoire national dans lesquelles on est naturellement enclin à mettre en place des systèmes de coopération, à mettre en place tous les mécanismes que la loi prévoit pour nouer des coopérations, et d'autres où l'on y est plus rétif. Sans doute la région Bretagne est-elle la plus volontiers ouverte à ces coopérations. Je n'évoquerai pas l'autre bout du palmarès.

Ces mécanismes sont aussi plus ou moins aisés à mettre en oeuvre. Ils sont parfois alambiqués juridiquement. Ils le sont souvent politiquement.

Le jeu de ces mécanismes, qui fonctionnent en principe à la marge, a-t-il des effets en profondeur ? Affectent-ils de manière profonde, ici ou là, le fonctionnement du système territorial ? À cette question importante, notre réponse est encore incertaine à ce stade. Il nous semble que cela dépend. Certains de ces mécanismes d'ajustement local des compétences ont à l'évidence un caractère assez transitoire : ils constituent une façon de s'adapter à une période de changement assez profond des collectivités territoriales, en particulier dans le bloc communal, tandis que d'autres correspondent à des nécessités permanentes, et sont utilisés en ce sens. On découvre qu'ils font parfois varier de façon significative les modalités de l'action locale. À titre d'exemple, il résulte de tout ce dont nous allons parler aujourd'hui que le tourisme n'est pas géré par les mêmes acteurs ni dans les mêmes configurations ici et là, parce que la loi permet des ajustements forts. Peut-être, dans certains cas, ces mécanismes ont-ils pour effet d'imprimer durablement leur marque sur les équilibres locaux et les relations locales.

Je soupçonne qu'autour des intercommunalités, notamment, l'utilisation de ces mécanismes qui semblent très partiels construit, dans certains cas, un système local qui aura un rôle très structurant et aura vocation à durer.

Je voudrais remercier tous les intervenants qui ont accepté de participer à cette journée, en dépit de leur emploi du temps chargé, ainsi que tous les partenaires de cette étude et, en particulier, la Délégation du Sénat. aux collectivités territoriales

II. INTRODUCTION : JEAN-MARIE BOCKEL , PRÉSIDENT DE LA DÉLÉGATION SÉNATORIALE AUX COLLECTIVITÉS TERRITORIALES ET À LA DÉCENTRALISATION

Merci cher Professeur. Je m'associe bien sûr à vos remerciements à tous les intervenants et participants à ce colloque.

Monsieur le Ministre, cher Dominique Bussereau, chers collègues Sénateurs et Sénatrices, Mesdames et Messieurs,

Permettez-moi de dire à Dominique Bussereau que je ne peux m'empêcher, chaque fois que je le rencontre, de me souvenir du colloque très sérieux auquel nous avons participé ensemble à l'Assemblée nationale, il y a une vingtaine d'années, sous l'égide de l'Amicale des députés tintinophiles qu'il présidait, sur le thème « Tintin est-il de droite ou de gauche ? ». Nous avons d'ailleurs dû changer de salle à plusieurs reprises, tant le nombre de participants augmentait d'heure en heure. Il faut être très sérieux mais éviter de se prendre au sérieux, y compris sur les sujets les plus austères. C'est une leçon que Dominique m'a donnée en permanence.

Ce colloque constitue une démarche inédite de collaboration entre Sciences Po et notre Délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation du Sénat, sur un sujet d'intérêt commun. L'an dernier, pour la première de ces collaborations, le colloque avait eu lieu à Sciences Po. Il est heureux que cette démarche, qui ne peut être que féconde, se pérennise. Elle nous permet, dans la mise en oeuvre de notre mission d'évaluation des politiques publiques qui touchent aux collectivités, la mobilisation d'une expertise universitaire approfondie. J'y crois beaucoup. Il y a le terrain, le vécu. La capacité à prendre du recul, de la hauteur, est importante également. Je crois que c'est important pour les élus aussi. Cela nourrit vos travaux. Il n'est pas simple d'emblée de s'engager dans cette démarche. Une fois qu'on s'y engage, on en retire beaucoup de satisfaction. C'est un complément important aux sources et démarches « classiques » d'information telles que les auditions et les visites de terrain. Nous organisions hier encore des auditions d'associations d'élus, dont certains représentants sont présents aujourd'hui aussi.

Nous avons acquis, au fil des thématiques sur lesquelles nous avons travaillé, l'habitude, sur des thèmes souvent délicats, de nous baser sur un travail de questionnaire -ce qui n'est pas un sondage. Cette méthode fonctionne notamment parce qu'elle est relayée par les associations d'élus, ce qui donne une crédibilité à la démarche et permet de toucher les « bonnes » personnes dans le cadre idoine. Nous avons procédé de la sorte sur un gros travail engagé, à la demande du président Larcher, sur la simplification des normes - serpent de mer auquel nous continuons de travailler - ainsi que sur la question des pistes de simplification du droit de l'urbanisme.

Je pense aussi au rôle des collectivités en matière de prévention de la radicalisation. Là aussi, nous avons fait des propositions qui ont d'ailleurs été reprises quasi-intégralement lors de l'intervention du Premier ministre à Lille, il y a quelques jours. C'est passé relativement inaperçu mais nous nous sommes sentis utiles, en notre for intérieur, sur un sujet important. Je pourrais également évoquer un travail en cours, qui va bientôt se conclure, sur la revitalisation des centres-villes, en lien avec la Délégation aux entreprises, ou encore la situation des élus locaux et de leur statut. Là aussi, nous avons élaboré un questionnaire dont les retours éclairent nos travaux.

Interroger les élus sur les dynamiques de contractualisation entre collectivités représentait un pas en avant, s'agissant d'un sujet à la fois austère et technique. Construire un questionnaire clair, auquel on ait envie de répondre, sur un tel sujet, constituait une gageure. Nous avons ciblé nos questions sur les contrats visant à préserver l'équilibre territorial, d'une part, et les contrats de mutualisation, d'autre part.

Les contrats visant à préserver l'équilibre territorial constituent un enjeu fort de la période à venir en matière d'aménagement et d'équité entre territoires. Chacun voit les débats qui se développent sur la fracture des territoires, les territoires déclassés ou la France rurale, laquelle a l'impression que l'émergence de la France des métropoles délaisse des enjeux et difficultés qui lui sont propres.

Quant aux contrats de mutualisation, je pourrais, en tant qu'ancien maire et président d'agglomération qui fut l'un des pionniers en la matière, vous en entretenir longuement. On se lance généralement dans ce type de démarche avec des soucis d'économies et de meilleur travail en commun autour de stratégies partagées. On se rend compte, au fil de ce travail, que le diable est dans les détails, que les économies prennent parfois la forme de dépenses supplémentaires et qu'il s'agit d'un chemin nécessaire mais semé d'embûches. Il faut donc y travailler et les contrats de mutualisation constituent une façon de préparer la démarche en essayant de réduire la part d'imprévu.

Nous avons recueilli mille réponses. C'est beaucoup, pour un tel questionnaire. Comme souvent, les répondants sont principalement des élus municipaux et intercommunaux, dans une moindre mesure départementaux. Parmi les élus communaux, ce sont environ pour un tiers des élus de communes de moins de 500 habitants, pour un quart des élus de communes de 500 à 1 000 habitants et pour un petit tiers des élus de communes de 1 000 à 10 000 habitants. Nous avons donc touché essentiellement les élus de bourgs, de villes moyennes et de petites communes, qui se sentent les premiers concernés. Pour avoir présidé France Urbaine, j'ai pu constater que les approches et les outils d'analyse n'étaient pas tout à fait les mêmes selon les strates de collectivités.

S'agissant des intercommunalités, dans près de la moitié des cas, les élus ayant répondu exercent dans des groupements de taille moyenne (15 000 à 50 000 habitants) et, dans 17 % des cas, dans des groupements représentant moins de 15 000 habitats. Toutes les régions sont représentées avec, par ordre décroissant, la Nouvelle-Aquitaine, Auvergne-Rhône-Alpes, Occitanie et Grand-Est. Nous avons reçu peu de réponses des territoires ultramarins, ce qui était déjà le cas lors du travail que nous avions réalisé sur le statut de l'élu. Cela doit nous interpeller. J'en profite pour saluer Philippe Lutton et Marc Le Dorh, nos collaborateurs de la délégation. Nous aurons intérêt à nous rapprocher de la Délégation à l'outre-mer. Il n'est pas normal que nous ayons si peu de réponses venant des élus ultramarins.

Nous avons donc tout de même un panel assez représentatif. Nombreux sont les élus qui ne connaissent pas cette forme de contractualisation, et ne la pratiquent donc pas non plus. Lorsqu'ils le font, c'est généralement sous l'impulsion des communautés de communes. Lorsqu'ils sont engagés dans des contrats, généralement de ruralité ou de territoire, ils indiquent qu'ils étaient avant tout à la recherche de moyens pour l'aménagement de leur territoire, le développement de son attractivité, le cofinancement de politiques publiques, la redynamisation des bourgs-centres. En creux, la réduction des coûts, la protection de l'environnement ou le développement d'une offre culturelle, n'apparaissent pas encore comme des priorités.

Ces élus ne sont satisfaits de ces expériences de contractualisation qu'à hauteur de 21 %, généralement parce qu'elle leur a offert des ressources complémentaires, et leur a permis de financer avec souplesse certains investissements. Reconnaissons que ces contrats sont récents, la plupart du temps, et qu'il est difficile de peser leur véritable impact à ce stade.

Deux points de vigilance se font jour pour l'avenir. En premier lieu, la moitié des répondants n'ont pas été satisfaits par la concertation qui a précédé la signature du contrat. Par ailleurs, le manque d'équité et d'équilibre entre les collectivités, singulièrement entre les communes-centres et les autres, est souvent pointé. Je l'ai senti dans une agglomération dont faisaient partie des communes de moins de 1 000 habitants. Au fil des mois, j'ai perçu, même dans une agglomération que je pensais bien structurée, à l'écoute, une dégradation du regard. Il y a là un sujet de fond.

Le rôle de l'État est vivement critiqué. L'État est absent et ne joue qu'un faible rôle d'impulsion aux yeux des répondants. Nous avons entendu cette critique à maintes reprises. Il apparaît aussi de plus en plus distant des préoccupations des collectivités locales. Nous avons à plusieurs reprises travaillé, au sein de la Délégation, sur cette question et constaté la prégnance de cette critique. Je pense notamment à un rapport d'Éric Doligé et de Marie-Françoise Perol-Dumont, en 2016 ( « Où va l'État territorial ? Le point de vue des collectivités » ), qui notait ce paradoxe d'un État à la fois de plus en plus interventionniste et de moins en moins engagé auprès des collectivités.

En matière de contractualisation pour la mutualisation de service, une minorité d'élus se sent concernée par ce type de contractualisation. 64 % des communes affirment ne pas y recourir. Ce chiffre est de 56 % pour les intercommunalités. L'absence de contrat est généralement imputable à un manque de volonté et d'initiative, mais aussi parfois le signe d'une défiance vis-à-vis de son impact potentiel, soit qu'elle soit risque de ne pas profiter également à tous les partenaires, soit qu'elle soit vue comme n'induisant pas de réelle réduction des coûts. Il y a eu de multiples exemples pointant cette dérive, en particulier à travers les travaux des chambres régionales de la Cour des Comptes. Seul le quart des élus engagés dans de tels contrats en sont satisfaits, d'après ce questionnaire. Cette satisfaction découle alors notamment des économies d'échelle reconnues dans un certain nombre de situations et des décloisonnements de services rendus possibles. Pour ceux qui le vivent, ce qui fut mon cas, c'est un aspect extrêmement important.

En revanche, les critiques sont vives quant à la faiblesse des économies obtenues, voire quant à l'augmentation des coûts qui peut en résulter. Elles ne le sont pas moins à l'encontre des mutualisations réalisées à marche forcée, ne permettant pas de faire émerger des stratégies partagées. Ceci va à mon avis de pair avec la perception d'un travail réalisé également à marche forcée, concernant les regroupements d'intercommunalités, à deux reprises, à deux ou trois ans d'intervalle. On n'a pas le temps de souffler. Ce sont des démarches que je considère comme utiles, voire nécessaires au regard de la carte française des intercommunalités. Cependant, comme le disait Napoléon, la guerre est un art simple, tout d'exécution. Il arrive que les torts soient partagés. La perception, en tout cas, demeure et ne favorise pas l'instauration d'un climat de confiance pourtant nécessaire. Il faut souvent des années pour bâtir cette confiance - alors qu'elle se délite parfois beaucoup plus vite. Lorsqu'elle n'est pas là, on bâtit souvent sur du sable, ce que l'on peut ensuite payer pendant longtemps.

Enfin, lorsque mutualisation il y a, son contenu, concernant les services en jeu, apparaît assez vague. Les rares réponses du questionnaire évoquent prioritairement les services techniques, les ressources humaines, l'informatique, les services financiers.

Cette présentation n'est ni exhaustive ni représentative de la situation de tous les territoires, mais suscite quelques interrogations cruciales et ouvre autant de pistes de travail. Tout d'abord, il faut apprendre à mieux gérer la contradiction latente entre, d'un côté, une méconnaissance trop fréquente des outils juridiques ainsi que les difficultés manifestes d'appropriation et, d'autre part, la souplesse utile qu'offre l'élargissement continu de la palette à la disposition des collectivités. Il existe des perspectives pouvant répondre à de vraies attentes mais le maniement de ces outils est complexe. Il n'existe pas encore de boîte à outils ni de savoir-faire. Cette question renvoie entre autres au rôle d'accompagnement de l'État, qui revient beaucoup dans les réponses des élus qui ont participé à l'enquête.

Les grandes intercommunalités sont moins confrontées à ce problème. Je puis en témoigner. Les plus petites et les petites communes, en revanche, ne peuvent se passer d'appui.

C'est d'ailleurs le sujet de l'équilibre, de l'équité et donc de la confiance entre collectivités au sein des intercommunalités qui est soulevé, ce qui rejoint une de nos préoccupations : la prise en compte des élus communaux au sein des intercommunalités. Nous allons y travailler, dès que nous aurons les moyens humains de le faire. Cela doit aussi à nous pousser à réfléchir à la conception de la compétence de « solidarité territoriale » dévolue aux départements.

Beaucoup, chez nous, pensent que les départements ne sont pas encore en voie d'évaporation et que nous en aurons besoin dans le temps long, quels que soient l'émergence des métropoles et des modes à géométrie variable à mettre en place suivant les territoires. Cette confiance passe par de vraies dynamiques de concertation, qui semblent encore peiner à former le socle de stratégie locale que nous souhaitons voir émerger dans notre pays.

On peut également se poser la question du rôle des régions, qui sont maintenant maîtresses d'oeuvre de schémas structurants mais sont encore, à cet égard, en phase d'apprentissage. Je parlais tout à l'heure de confiance et d'équilibre. Elles ont là un défi à relever.

Enfin, une quatrième piste se dessine : la tendance irrésistible à la différenciation territoriale se profile derrière la montée en puissance des outils de coopération entre les collectivités, parfois au détriment de la simplicité souhaitée par les élus dans tous les domaines. Nous étions hier, avec Dominique, présents à la réunion organisée à Matignon, préparatoire à la prochaine conférence nationale des territoires. Nous l'avions préparée de notre côté au Sénat. Un exposé y a été proposé sur la possible modification de la Constitution (articles 72 et 73) sur la thématique de la différenciation. Tous les élus locaux qui se sont exprimés (dont nous avons fait partie) ont fait part d'un avis favorable à cette démarche. Nous n'avons pas, en l'espèce, de droit à l'erreur. Il s'agit d'une piste intéressante. Si on l'aborde de manière brouillonne, sans avoir balisé le terrain, cela pourrait conduire à tuer une bonne idée, ce qui serait fort dommage.

À travers de colloque, c'est un début d'évaluation des lois MAPTAM et NOTRe que nous entreprenons avec Sciences Po. Nous nous inscrivons, cher Professeur Auby, dans une démarche au long cours, qui suscite manifestement l'intérêt, dans le monde universitaire, dans celui des élus et parmi les étudiants. Il nous appartient de faire en sorte qu'elle soit fructueuse. Je vous remercie et vous souhaite de bons travaux.

TABLE RONDE N°1 , PRÉSIDÉE PAR PHILIPPE MOUILLER, SÉNATEUR DES DEUX-SÈVRES :
« DES RAPPORTS JURIDIQUES VERTICAUX : QUELLES MARGES DE MANoeUVRE POUR LES ACTEURS PUBLICS LOCAUX ? »

Participent à la table ronde :

Estelle BOMBERGER-RIVOT, maître de conférences à Sciences Po, chercheur au sein de la Chaire « Mutations de l'Action publique et du Droit Public » (Sciences Po) ;

Dominique BUSSEREAU, président de l'Assemblée des Départements de France (ADF), président du Conseil départemental de Charente-Maritime ;

Alain ANZIANI, France Urbaine, vice-président de Bordeaux Métropole ;

Michel CHANUT, Régions de France, délégué régional à la coordination territoriale de l'action publique en charge des CTEC, région Aquitaine ;

Philippe BLUTEAU, avocat, conseil auprès de l'Association des Petites Villes de France ;

La table ronde est présidée par Philippe MOUILLER, sénateur des Deux-Sèvres.

1. Introduction

Estelle BOMBERGER-RIVOT , maître de conférences à Sciences Po, chercheur au sein de la Chaire « Mutations de l'Action publique et du Droit Public » (Sciences Po)

Nous avons, tout au long de la recherche évoquée par le professeur Auby, identifié un certain nombre de mécanismes qui vont créer une verticalité dans les rapports juridiques des collectivités territoriales entre elles et avec leurs groupements.

Cette verticalité est strictement encadrée par les textes. Peut-être l'est-elle trop, dans la mesure où ces mécanismes sont utiles. Ils s'avèrent toutefois complexes à mettre en oeuvre, et ne sont pas toujours attractifs pour les acteurs locaux. Ceci doit nous conduire à constater les difficultés rencontrées par le législateur dans le domaine de l'action territoriale : il va hésiter entre la volonté de donner de la liberté aux acteurs locaux et celle d'encadrer le système local.

Les rapports juridiques que nous avons qualifiés de verticaux désignent quatre des six mécanismes que nous avons identifiés : le transfert de compétences, la délégation de compétences, le chef de filât et les schémas prescriptifs.

Le transfert de compétences permettra d'agir en lieu et place dela collectivité d'origine qui sera dessaisie de sa compétence et ne pourra plus l'exercer, sauf dans des cas de combinaison de mécanismes. C'est donc une forme de rapport de substitution qui va se mettre en place. Ce peut être le cas de manière ascendante, comme une commune avec son EPCI, ou de manière descendante - par exemple un département avec sa métropole.

La délégation de compétences va permettre d'agir au nom et pour le compte de : la collectivité délégataire, celle qui reçoit la compétence, doit agir au nom de la collectivité délégante. Le rapport ainsi constitué va s'approcher du « mandat pour agir ». On pourrait qualifier cette relation de rapport de remplacement. Dans certaines configurations, on pourrait même y voir un rapport de sujétion.

Le chef de filât permettra de désigner une collectivité chargée, au nom de plusieurs autres, d'organiser l'exercice de la compétence. La collectivité chef de file ne peut l'être que par rapport à d'autres collectivités qui auront accepté ce rapport. Elle va ainsi prendre la tête d'un groupe, s'agissant de l'organisation d'une compétence. Elle exerce un rôle de « meneur » ou de locomotive.

Enfin, le schéma prescriptif va permettre de planifier des actions et de lister des principes directeurs qui auront vocation à servir de cadre aux collectivités « infra », lesquelles devront tenir compte des prescriptions du schéma sans pour autant y être totalement soumises. C'est donc un rapport de compatibilité qui va s'instaurer. La verticalité qui en résulte sera strictement encadrée par les textes et parfois par la gouvernance. Chacun connaît l'article 72, alinéa 5, de la Constitution, qui interdit l'exercice de la tutelle. Il autorise, dans le même temps, l'organisation des modalités de l'action commune. Le défi du schéma prescriptif sera d'organiser la compatibilité, tout en restant dans les limites de cette tutelle.

Le transfert de compétences est soumis à l'autorisation du législateur, selon le principe général, en droit public, de l'indisponibilité des compétences : une collectivité ne peut se défaire d'une compétence, sauf si la loi ou la Constitution l'y autorise.

La délégation de compétences est soumise à l'établissement d'une convention délimitant son champ d'action et prévoyant le contrôle de cette action. Elle est strictement encadrée et ne peut être envisagée dans toutes les hypothèses.

Le chef de filât ne peut concerner que les quatre compétences partagées (tourisme, sport, culture, promotion des langues régionales) et celles listées dans l'article L. 1111-9 du Code des collectivités territoriales. Il doit s'exercer par le biais d'une convention territoriale d'exercice concerté de la compétence, à l'issue d'une procédure assez longue et assez complexe.

Nous voyons que le législateur va s'efforcer d'organiser une forme de hiérarchie, de verticalité, dans l'exercice des compétences, sans y parvenir totalement. Ces mécanismes vont tout de même permettre aux collectivités de s'organiser localement.

Prenons les deux cas de figure de rapports imposés par la loi, notamment le transfert de compétences et les schémas. Ces mécanismes sont souvent ressentis comme des procédures imposées, parfois brutales. Pour les uns, ils vont déposséder certaines collectivités de leurs compétences. Pour d'autres, ils vont imposer une forme de position hégémonique. Ces mécanismes ne sont donc pas toujours bien perçus. Lorsque la coopération entre collectivités est recherchée, chacun va s'efforcer de s'adapter au mieux afin de conserver, du moins en apparence, une forme d'égalité. Il existe néanmoins des situations dans lesquelles la coopération n'est pas recherchée : soit on va chercher à passer en force, soit la concertation est totalement absente. Entre ces deux attitudes extrêmes se font jour diverses formes de coopération et situations pouvant coexister.

Les deux formes de rapports plus volontaires (délégation de compétences et chef de filât) présentent une singularité dans leur mise en oeuvre : ces mécanismes peuvent être actionnés dans des matières très spécifiques. Pour autant, les acteurs locaux vont légèrement contourner les prescriptions du législateur, dans certaines limites. Ainsi, la délégation de compétences peut être utilisée dans un but distinct de celui défini initialement. Nous avons constaté que les collectivités l'utilisaient notamment pour faciliter une transition, par exemple dans l'hypothèse du transfert de compétences complexes. Nous l'avons remarqué à propos des compétences de transport scolaire et de transport interurbain.

Quant au chef de filât, force est de constater que certains arrangements locaux vont permettre aux collectivités de s'adapter à la nouvelle architecture imposée par le législateur. On sait que les départements sont chefs de file de la compétence « solidarité des territoires ». Cependant, ils doivent s'articuler avec la compétence « aménagement et égalité des territoires » attribuée à la région. Ils doivent également composer avec les compétences générales du bloc local.

La région Nouvelle-Aquitaine a par exemple élaboré avec certains de ses départements une convention pour cette compétence. Son contenu montre qu'elle a permis de définir juridiquement des modalités dérogatoires d'intervention en commun des départements et de la région. La convention indique ainsi qu'au-delà de la garantie de la continuité des aides octroyées par ces collectivités, celles-ci ont mis en place des modalités visant à instituer un instrument dérogatoire au principe d'intervention financière stricte (posé par la loi NOTRe) et un outil permettant dans le même temps d'adoucir, voire de contourner la spécialisation des compétences, en ouvrant une brèche en faveur d'une sorte de clause générale territorialement consentie. Nous espérons en apprendre davantage à l'occasion de cette table ronde.

L'existence de ces divers mécanismes et leur utilisation par les acteurs publics locaux démontre que des adaptations sont possibles en matière d'organisation locale. Le législateur oscille entre une volonté libérale de laisser les collectivités s'organiser entre elles et la volonté de structurer le système, malgré une hiérarchisation des rapports qui sera difficile, juridiquement, à mettre en place. Les collectivités peuvent s'emparer localement de ces mécanismes pour organiser leur coopération et une forme de leadership. Ne perdons pas de vue en effet que derrière ces instruments, il s'agit la plupart du temps d'organiser des rapports de force. Les exemples évoqués lors de cette table ronde permettront sans doute d'en savoir davantage.

2. Les transferts et délégations de compétences : comment utiliser les souplesses de la loi pour s'organiser localement ?

Philippe MOUILLER, sénateur des Deux-Sèvres, président de la table ronde

De nombreuses questions surgissent, à propos des transferts de compétences, notamment autour de la garantie du transfert et des moyens associés. Comment permettre la mise en oeuvre du principe de subsidiarité, s'agissant de transferts entre collectivités ? Comment fonctionne la concertation préalable ?

Ce sont des sujets d'actualité que vous portez souvent, Monsieur le ministre. Je propose que vous soyez le premier à traiter de ce sujet.

Dominique BUSSEREAU, président de l'Assemblée des Départements de France (ADF), président du Conseil départemental de Charente-Maritime

Merci Philippe. Merci à Jean-Marie Bockel et au Professeur Auby d'avoir ouvert cet échange, et à Estelle Bomberger d'avoir précisé les sujets dont il sera question.

La loi NOTRe constitue un compromis entre la majorité de gauche, à l'époque, à l'Assemblée nationale et celle de droite et du centre qui existait au Sénat. Ce compromis a abouti à une commission mixte paritaire, présidé par le président de la commission des lois du Sénat, Philippe Bas, qui présidait alors le département de la Manche. Il y a des choses assez amusantes dans ce compromis, et même des éléments qui n'auraient pas dû échapper à la sagacité du Conseil constitutionnel, dans la mesure où ils relèvent, pour certains, du domaine réglementaire et, pour d'autres, de la circulaire. Je pense au système un peu baroque mis en place à propos des ports. Cet aspect n'avait pas été soulevé dans les différents recours.

C'est un texte boiteux qui mérite d'être modifié. Jean-Marie Bockel évoquait la conférence des territoires. L'instance de dialogue qui s'est réunie cette semaine à Matignon sous l'égide du Premier ministre a évoqué non pas un « grand soir », mais la nécessité de corriger nombre de problèmes que pose la loi NOTRe, qui apparaissent aujourd'hui sur le terrain. Je le dis ici car un texte corrigeant ces anomalies de la loi NOTRe serait utile à l'ensemble des collectivités.

Si nous nous orientons vers une éventuelle révision constitutionnelle, en introduisant un article donnant de la liberté aux collectivités, en permettant que le département du Haut-Rhin ne fasse pas exactement la même chose que celui de Charente-Maritime, c'est-à-dire si l'on introduit de l'expérimentation permanente, notre débat n'aura peut-être pas d'objet : on pourra trouver des adaptations locales, sous la réserve que définiront le constitutionnaliste et les textes d'application.

À cet égard, les choses se déroulent de façon assez compliquée car nous ne sommes pas au point. En Nouvelle-Aquitaine, le préfet de région se trouve à Bordeaux, la Direction de l'environnement à Poitiers, la Direction de l'agriculture à Limoges. En conséquence, le préfet de région ne voit rien. Ses Directions rendent compte à leur administration centrale et au cabinet lorsqu'il s'agit de problèmes difficiles. Elles envoient un mail au préfet de temps à autre, peut-être le lendemain. L'organisation de l'État issue, dans les grandes régions, de la réforme affaiblit l'État dans sa manière d'agir et dans ses modes d'incitation.

Alors que Jean-Marie Bockel et moi étions au Gouvernement a été adoptée la réforme Guéant découlant de la RGPP, en conséquence de laquelle de nombreuses préfectures sont quasiment inexistantes. Le préfet a une toute petite équipe technique auprès de lui. Le contrôle de légalité est effectué de façon très différente suivant les départements. Nous voyons, remontant des collectivités, des contrôles de légalité opposés suivant les départements. Plutôt que de créer une agence nationale de cohésion territoriale, l'État aurait plutôt besoin de renforcer les équipes préfectorales dans les départements qui ne sont pas préfectures de région, car les préfets n'ont plus autour d'eux l'équipe leur permettant d'inciter, d'activer, voire d'effectuer un contrôle cohérent de légalité des actes émanant des collectivités territoriales.

La situation est assez proche en ce qui concerne les régions. Je suis très lié, depuis mes études à Sciences Po, où j'enseigne également, avec Alain Rousset. Nous ne sommes pas du même bord politique mais nous étions étudiants ensemble et avons conservé des liens d'amitié. J'évoque souvent ces questions avec lui. Nous voyons que l'organisation de la région est compliquée, compte tenu de la multiplicité de sites que j'évoquais. Le président de région vit dans sa voiture avec des parapheurs. Il est ravitaillé par d'autres voitures avec d'autres parapheurs en cours de semaine. Si vous prenez l'avion ou l'hélicoptère, ce qui s'est produit par le passé, vous gagnez du temps mais vous avez droit à un article dans Le Canard Enchaîné .

Ces grandes régions sont légitimes et ont atteint leur régime de croisière politique mais leur fonctionnement est compliqué. J'attendais beaucoup de la CTAP (Conférence Territorial de l'Action Publique). Lorsque nous y avons travaillé à la commission des lois de l'Assemblée nationale, sous la présidence de l'ancien Garde des Sceaux, Jean-Jacques Urvoas, puis sur la loi NOTRe, nous attendions beaucoup de ces dispositifs. La CTAP constitue une énorme machine, que les élus s'y rendent ou non. Les grands patrons de départements ou de grandes collectivités ne s'y rendent pas. Les élus de plus petites collectivités y vont, espérant passer des dossiers au président de région. C'est une sorte de grand-messe, dont le nombre de participants - défini par la loi - est beaucoup trop élevé. Ce n'est pas une instance de travail, même si c'est une instance de concertation utile. Aucun vrai débat ne peut y avoir lieu. Si une révision de la loi NOTRe était engagée, je crois qu'il faudrait revoir la composition de cette conférence en prévoyant la possibilité de traiter des dossiers en amont, par exemple au sein d'un Bureau, afin d'obtenir un meilleur dialogue des collectivités, sous l'égide du président de la région.

Les départements n'ont pas beaucoup bougé. S'agissant des compétences que les régions ont transférées, cela fonctionne plus ou moins bien. Les régions Auvergne-Rhône-Alpes et Occitanie ont joué la carte du transfert des transports scolaires, ce qui concerne dix départements. Dans ma région, j'aurais souhaité qu'il en fût de même mais le vice-président de la région ne l'a pas voulu. Il faut reconnaître que certaines régions n'ont pas voulu assumer une éventuelle délégation. Nous sommes dans une situation qui n'est pas très bonne. Les grands opérateurs de transport nationaux et locaux partagent cet avis. J'espère que la loi sur la mobilité corrigera cela en donnant aux départements la possibilité d'organiser des transports de proximité avec les EPCI au titre de la solidarité territoriale.

Les conventions prévues par la loi NOTRe pour l'action en matière agricole (pêche et forêt) fonctionnent plutôt bien avec les régions, dans un bon état d'esprit. Globalement, la situation varie suivant les territoires. Elle dépend des équipes en place. Il faut aussi que l'administration départementale ou régionale n'essaie pas de faire l'inverse de ce qu'ont décidé les élus et le président - ce qui est souvent le cas. Cela mérite également une correction politique de la part des exécutifs, qui doivent donner des instructions très claires à leurs équipes.

Du point de vue du transfert de compétences avec les EPCI, certains EPCI ne sont pas au point. Comme le rappelait Jean-Marie Bockel, à deux reprises, l'État a refait la carte des EPCI de manière très autoritaire. Certains EPCI ont de très larges compétences (par exemple dans le domaine scolaire) mais n'ont que des moyens de fonctionnement et aucun moyen d'investissement. Dans de tels cas, ils ont beau couvrir parfois plus de cent communes, ils n'ont pas de moyens d'action. Lorsque les EPCI ont laissé les dépenses de fonctionnement et l'action locale aux communes, auquel cas ils ont des moyens pour investir, c'est utile et l'on peut monter des projets avec eux.

Seul le corps communal est stable dans tout cela. La loi Pélissard permet d'effectuer, posément, des fusions de communes qui ne sont pas imposées et qui fonctionnent. On est passé de 36 000 communes à 35 500. Chaque semaine, dans tous les départements, de nouvelles communes apparaissent, sans que cela ne fasse de bruit ni ne nécessite l'intervention du préfet.

En un mot, cela fonctionne lorsque les hommes le veulent bien. Les dispositifs légaux sont très compliqués et méritent quelques modifications. Un bon président de département est à mon avis celui qui réunit tous les ans ou tous les deux ans les maires de son département. Il doit réunir les EPCI très régulièrement et son directeur général des services doit également réunir les directeurs généraux des EPCI pour travailler sur les dossiers. Un président de région devrait rencontrer au moins tous les trois mois les présidents de départements. Cela a commencé en région Normandie. Puis, au bout de trois ou quatre mois, les présidents de département se voient de leur côté et ne voient plus le président de région. Ce n'est pas une bonne chose. Il faut des mécanismes politiques, de bon sens et de convivialité, qui ne sont pas prévus par la loi. S'ils fonctionnent bien, les mécanismes administratifs un peu complexes, qu'a décrits Mme Bomberger, fonctionneront mieux.

Philippe MOUILLER, sénateur des Deux-Sèvres, président de la table ronde

Je puis vous assurer que le Sénat est pleinement engagé dans la réflexion visant à faire évoluer la loi NOTRe. Différentes commissions travaillent notamment à des propositions de modification de ce texte. Ce sera un sujet d'actualité au cours des semaines qui viennent.

Monsieur Chanut, quel regard portez-vous sur cette question du transfert de compétences ? Comment fonctionne-t-il de votre point de vue ?

Michel CHANUT , Régions de France, délégué régional à la coordination territoriale de l'action publique en charge des CTEC, région Aquitaine

J'hésite à intervenir à propos de la CTAP, après le président Bussereau, qui a souligné à juste titre qu'il s'agissait d'une assemblée protéiforme. En Nouvelle-Aquitaine, elle compte un peu plus de 105 membres. L'idée de départ était noble : cette instance assure une représentation de l'ensemble des collectivités territoriales, puisque même les plus petites communes y sont représentées. Nous vivons l'expérience du fonctionnement de cette instance avec enthousiasme, intérêt mais aussi pragmatisme. Il manque une instance de pilotage, comme un bureau. Nous réfléchissons de façon volontaire à la création d'un Bureau au sein de la CTAP. Ce n'est pas simple puisqu'il faut respecter les différents types d'équilibres (politiques et géographiques).

Cette large assemblée a le mérite de porter des débats intéressants. L'un des premiers qui ont occupé notre CTAP, en Nouvelle-Aquitaine, durant au moins deux séances plénières, fut consacré à l'adoption du schéma régional de développement économique (SRDEII), qui fut soumis pour avis à la CTAP à deux reprises. Ce travail a permis d'adopter un certain nombre d'amendements et d'engager des concertations avec de nombreuses collectivités, notamment les départements. C'est un point positif à porter au crédit de la CTAP que d'avoir pu nourrir ce débat entre les collectivités sur les objectifs de ce schéma.

D'autres schémas seront bien sûr présentés à la CTAP, à commencer par le SRADDET. En Nouvelle-Aquitaine, le président Rousset a choisi de faire de la CTAP un lieu qui permette, au-delà de ses attributions réglementaires, de débattre d'un certain nombre de thèmes. Récemment, la CTAP s'est penchée sur le projet de loi de SRESRI (schéma régional d'enseignement supérieur, de recherche et d'innovation). Il existe un projet de convention territoriale d'exercice concerté de la compétence enseignement-recherche qui sera proposée pour débat à la CTAP, car la région souhaite prolonger l'adoption de son schéma régional d'enseignement supérieur et de recherche par une convention qui sera proposée aux collectivités concernées par les enjeux de l'enseignement supérieur et de la recherche.

Nous allons créer des groupes de travail - notamment sur la question de l'enseignement supérieur et de la recherche - car on ne peut effectivement travailler sérieusement avec 105 membres. Deux autres groupes de travail seront créés sur des thématiques remontées de la concertation avec les collectivités territoriales, l'un sur la revitalisation des centres-villes et centres-bourgs, l'autre sur l'économie alimentaire et les circuits courts.

Philippe MOUILLER, sénateur des Deux-Sèvres, président de la table ronde

Alain Anziani, quel est le premier bilan que vous tirez, du point de vue de Bordeaux Métropole, des évolutions de textes en matière de transfert de compétences ?

Alain ANZIANI, France Urbaine, vice-président de Bordeaux Métropole

Ce bilan naît de deux négociations. On ne peut l'apprécier sans y revenir un instant. Il s'agit d'abord de la négociation de la loi entre, d'un côté, l'État et les collectivités territoriales et entre celles-ci, avec un objectif de rationalisation et d'économies. Dans la pratique, une seconde négociation a lieu entre les acteurs sub-territoriaux, avec là aussi un objectif de réalisation d'économies et un autre visant à préserver la proximité et la réactivité. Une sorte de paradoxe se dessine alors dans la mesure où tout notre souci vise à donner davantage de souplesse, appliquer la loi sans perdre les nécessités de relations à l'usager. Cela représente un travail considérable. Nous avons essayé, avec le président Juppé, de trouver un certain nombre de solutions.

Ce fut le cas d'abord en ce qui concerne les transferts de compétences. En matière de propreté, les communes transfèrent leur compétence à la métropole. Nous avons inventé quelque chose en réalisant le transfert de compétences des communes vers la métropole tout en permettant une délégation de compétences. La moitié des communes de Bordeaux métropole (13 sur 28) ont souhaité conserver l'exercice de leur compétence en matière de propreté, avec les crédits qui accompagnent cette délégation.

Nous avons également opté pour une mutualisation « à la carte ». Ce n'est pas le cas dans d'autres métropoles, qui considèrent que nous nous sommes compliqué la vie. Ce n'est pas entièrement faux. Nous avons dressé une liste de 130 fonctions, dans laquelle chacun prend ce qu'il souhaite, à la condition de ne pas pouvoir revenir en arrière. 18 des 28 communes ont ainsi opté pour la mutualisation - certaines d'entre elles craignant de perdre en proximité si elles s'engagent dans cette voie. Les communes qui ont procédé à des mutualisations l'ont fait pour ce qu'elles souhaitent, à savoir, suivant les cas, des fonctions supports comme les finances (que neuf communes ont mutualisées) ou l'urbanisme. Presque toutes ont mutualisé le numérique, car elles y ont vu une condition pour que les choses avancent en la matière.

C'est donc une mutualisation à la carte qui a été mise en oeuvre, au moyen de conventions d'engagement : si je signe avec vous, je dois obtenir les mêmes résultats que ceux que j'obtenais tout seul. À titre d'illustration, si vous aviez le label « 4 fleurs », la métropole doit s'engager à ce que vous le conserviez. C'est évidemment plus compliqué pour la voirie ou le numérique. En pratique, on verse une attribution de compensation au moment de la mutualisation, c'est-à-dire que l'on transfère aussi des recettes. On souhaite, en contrepartie, une sorte de garantie de résultat.

Venons-en enfin à la territorialisation. Conçoit-on de tels dispositifs avec de grandes métropoles qui font figure de « grosses machines » anonymes ou allons-nous déconcentrer à notre tour ? La plupart des métropoles ont fait le choix de la déconcentration - certaines avant même les lois NOTRe et MAPTAM. Il existait déjà, dans nombre de communautés urbaines des pôles territoriaux. Nous avons créé de tels pôles. Il y en a quatre aujourd'hui au sein de la métropole de Bordeaux. Ce ne sont pas seulement des lieux distincts : c'est aussi un transfert de compétences ou une déconcentration entre la grande machine centrale et les pôles territoriaux.

À titre d'exemple, nous avons récemment permis à un pôle territorial de décider d'une embauche pour des contrats de durée courte, ce qui permet de réduire les délais et d'accentuer la proximité. Nous avons également couplé le dispositif à une instance de gouvernance au sein de chaque pôle territorial. Il s'agit des conférences territoriales, qui réunissent les maires, sous la présidence tournante d'un d'entre eux, l'ordre du jour étant défini par les maires de la conférence territoriale.

La métropole constitue une très belle aventure. Elle donne de premiers résultats. Le paradoxe réside dans le fait que les gagnants sont les communes, ce qui n'était pas l'intention du législateur. Celles qui ont mutualisé des compétences voient leurs dépenses de fonctionnement diminuer de 2 %, ce qui est très significatif dans la période actuelle. Pour autant, la métropole ne voit pas ses dépenses de fonctionnement s'alourdir, du fait du jeu des attributions de compensations et des efforts consentis. Nous estimons que la métropole commencera à réaliser des économies au cours des années qui viennent, à la faveur notamment des groupements de commandes. Il en existait un seul en 2015. Leur nombre est de 31 aujourd'hui.

Philippe MOUILLER, sénateur des Deux-Sèvres, président de la table ronde

Le juriste porte-t-il le même regard quant au bilan qui peut être dressé, à ce stade, des transferts de compétences ?

Philippe BLUTEAU, avocat, conseil auprès de l'Association des Petites Villes de France

Il faut d'abord se demander ce qui a justifié ces travaux relatifs aux rapports juridiques verticaux entre collectivités. La réflexion que mène l'APVF depuis plus de vingt ans fait écho au rapport provisoire présenté en introduction et aux déclarations du professeur Auby en ouverture de ces travaux. D'où vient la nécessaire inventivité de tous les acteurs locaux pour mener à bien les projets ? S'il n'y avait pas la prétention de fixer des blocs de compétences qui s'imposent aux acteurs locaux, ceux-ci n'auraient pas à rechercher des moyens de contourner cette obligation. Le professeur Auby soulignait en introduction que la prétention aux blocs de compétences était un fantasme. Cette idée doit être appuyée.

Je prendrai une métaphore pâtissière. Le millefeuille territorial est souvent critiqué, ou souhaité. Selon ce mythe, il y aurait une répartition possible et souhaitable des compétences entre les différents niveaux (crème pâtissière, pâte feuilletée, glaçage), ce qui conduirait à une superbe réalisation. Chacun sait que cela ne peut fonctionner ainsi. Lorsque la loi NOTRe a essayé de supprimer la clause de compétence générale des départements et des régions, ce fut immédiatement pour tolérer des mécanismes de délégation et de transfert de compétences laissés à la discrétion des acteurs locaux. Aujourd'hui, la crème pâtissière peut descendre, de même que la pâte feuilletée peut remonter. Le glaçage peut fondre. Le millefeuille est informe et introuvable. C'est plutôt un milkshake qu'un millefeuille que l'on obtient.

Il ne faut pas s'en offusquer, car quel est l'enjeu ? On peut considérer qu'il s'agit de la visibilité. Souvent, le mythe du millefeuille est de rendre le dispositif clair, lisible pour les porteurs de projet (qu'on sache « qui fait quoi »). Cet espoir me semble vain. Les travaux du rapport provisoire le montrent bien. Il existe des besoins locaux d'adaptation. Certains niveaux peuvent et veulent faire, et ne supportent pas d'être contraints dans leurs projets. Après tout, cette visibilité est-elle vraiment l'enjeu ? N'est-ce pas plutôt l'efficacité et la possibilité, pour les porteurs de projets, de trouver des interlocuteurs ayant les moyens juridiques et financiers de les aider à les mener à bien ?

Un troisième enjeu pourrait être jugé déterminant : la rationalité. Les membres du groupe de travail de l'APVF consacré à ce sujet abordent avec beaucoup de circonspection cette injonction à la rationalisation, qu'il s'agisse de paysages intercommunaux ou de transferts de compétences. Le terme de rationalisation implique toujours qu'il existe une raison supérieure aux décisions libres des acteurs. En cela, elle me paraît suspecte.

Le quatrième enjeu que l'on peut poursuivre est beaucoup plus concret, et intéresse au premier chef les petites villes : c'est le « ruissellement » métropolitain. Plus personne ne souhaite freiner les métropoles dans leur élan, leur inventivité ni leur recherche de compétitivité. Il existe néanmoins un enjeu d'aménagement du territoire, à la fois politique et juridique, visant la façon dont nous pourrons nous assurer que, dans vingt ans, ce dynamisme des métropoles aura profité à l'ensemble du territoire national.

Là apparaît une dimension juridique importante à prendre en compte. On commence à nous dire que la réponse juridique réside dans le contrat de réciprocité, cet outil par lequel les métropoles viendraient contractualiser avec les territoires environnants afin de se lier et prévoir « qui fait quoi » à quel endroit. Sur le papier, cet outil paraît très intéressant. Peut-on se permettre de faire le pari que la liberté contractuelle suffira en la matière ? Je suis loin d'en être convaincu.

Il suffit de se rendre compte que quatre contrats de ruralité étaient initialement prévus, comme le rappelle d'ailleurs votre rapport. Deux seulement sont signés (Bretagne et Occitanie). Dans les deux autres cas, on continue de voir fleurir des initiatives assez étranges. Dans l'un des deux territoires où était prévu un contrat de réciprocité, la grande agglomération a décidé d'une tarification différenciée pour le stationnement, au bénéfice de ses habitants, sur le parking de la gare TGV. Politiquement, cela dit des choses : cette agglomération souhaite profiter de la gare TGV pour attirer de la population et des entreprises. Mais elle incite aussi un peu plus les ménages et les entreprises à s'installer chez elle et non dans les ruralités environnantes. C'est le symptôme du fait que les grandes agglomérations ne vont pas spontanément, par philanthropie et souci d'aménagement du territoire, se saisir du contrat de réciprocité. Peut-être le législateur devra-t-il donc trouver des outils et instrument de contrainte. Contraindre au contrat n'a guère de sens. Mais si le contrat échoue, peut-être faudra-t-il en venir, comme le propose l'Association des Petites Villes de France, à des mécanismes plus contraignants comme ce « 1 % métropole » qui consisterait à prélever une partie des recettes fiscales pour les redistribuer.

Philippe MOUILLER, sénateur des Deux-Sèvres, président de la table ronde

C'est un point de vue. Merci pour cet éclairage.

J'aimerais que nous fassions maintenant un zoom sur la délégation de compétence. Dominique Bussereau, quel est, à vos yeux, l'intérêt de ce dispositif ? Est-ce par exemple un moyen de conserver de la proximité pour les communes ?

Dominique BUSSEREAU , président de l'Assemblée des Départements de France (ADF), président du Conseil départemental de Charente-Maritime

La délégation de compétence est une idée excellente sur le papier. J'ai cité tout à l'heure les régions qui ont agi en ce sens en matière de transports scolaires et interurbains (sachant qu'une ligne peut remplir ces deux fonctions). Souvenez-vous du terrible accident survenu dans mon département, à Rochefort, il y a plus d'un an, dans lequel six jeunes collégiens ont été tués. C'était un bus qui venait de l'île d'Oléron, qui se rendait dans le nord du département. À son bord se trouvaient des élèves mais aussi des travailleurs du port de Rochefort.

Ce passage à la région a été voulu par le législateur. Je n'y étais pas favorable mais ne suis pas partisan d'un « grand soir » législatif : je crois qu'il vaut mieux rechercher des améliorations au coup par coup.

Prenons l'exemple du domaine économique. Il est assez logique que le législateur ait prévu que la région dispose des compétences en matière économique et pour l'aide aux entreprises. En ce qui concerne l'aide économique, cette compétence est d'ailleurs partielle, puisque les départements ont conservé la compétence touristique. Dans de nombreux départements de France, le premier secteur économique est le tourisme. Lorsque les départements installent le très haut débit, améliorent les réseaux routiers ou interviennent à la place d'une communauté de communes ou d'une agglomération, par convention, dans une zone d'activité, ils font de l'économie. Le système est donc assez bâtard. Nous voyons aussi que les agences d'attractivité créées par certains départements ont une vocation plus large que le tourisme. Certains préfets l'acceptent, d'autres le refusent. Le cas des SEM (sociétés d'économie mixte) détenus par les départements en fournit un autre exemple. Dans mon département existe une SEM dédiée au transport. La région ne souhaite pas racheter les parts du département dans cette société. Le transporteur privé, qui détient la moitié des parts, ne souhaite pas non plus racheter l'autre partie du capital. Le préfet devrait me dire de les vendre, mais à quoi cela servirait-il s'il n'y a pas d'acheteur ? Il y a ainsi de nombreux cas particuliers mal couverts par la loi en ce qui concerne les délégations de compétences.

En matière de développement économique, je serais pour que, s'il était question de corriger certaines anomalies créées par la loi NOTRe, par exemple, l'on redonne au département la compétence d'agir pour le compte de la région pour l'aide immédiate aux entreprises. Auparavant, en Charente-Maritime, lorsqu'une entreprise en difficulté avait un problème de trésorerie, on le réglait avant la fin de la semaine. Aujourd'hui, il faut passer par l'administration régionale, ce qui demande un temps considérablement plus long, même si elle fait tout ce qui est en son pouvoir. La région pourrait déléguer cette compétence économique et de l'aide aux entreprises, pourvu que certains départements soient volontaires. Ce double volontariat, de la région et des départements est nécessaire. Avec davantage de souplesse, nous pourrions sans doute résoudre plus rapidement un certain nombre de difficultés sur le terrain.

C'est la raison pour laquelle je prône, non pas un changement des compétences telles que les lois NOTRe et MAPTAM les ont définies, mais la capacité à mettre en oeuvre des délégations de compétences de façon beaucoup plus rapide et plus souple. Ce principe se heurte moins aux élus (même si certains d'entre eux voient dans toute modification des contours de leur portefeuille une agression personnelle) qu'aux administrations des différentes collectivités, qui sont elles-mêmes à cheval sur leurs compétences. En réalité, comme l'a souligné Philippe Bluteau, le système est complexe mais est fait pour être contourné. Je pense que nous pouvons significativement améliorer les choses. Cela passe par un texte qui aurait l'accord du Gouvernement et qui introduirait un peu de souplesse dans la loi NOTRe.

Prenons enfin l'exemple de la compétence GEMAPI. Les évènements tels que la tempête Xynthia ont montré que, souvent, des ouvrages de défense n'étaient pas entretenus - par exemple une digue conçue pour poldériser un marais, que plus personne n'entretient, car nul ne sait qui en a la responsabilité. L'État a fait un énorme effort, après Xynthia, sur les plans de protection. Il favorise également, à travers une commission nationale d'habilitation, l'adoption de PAPI permettant, à la faveur de financements de l'État, parfois de l'Union européenne, souvent des régions, départements et des collectivités ou leurs groupements, de bâtir des ouvrages de défense. De nombreux départements se sont engagés dans ce type de démarche. Nous avons avec Alain Anziani un PAPI commun sur l'estuaire de la Gironde (plus grand estuaire d'Europe), plus difficile à défendre du fait de la présence d'intérêts divergents.

De nombreuses communautés de communes ont pris la compétence GEMAPI, que la loi leur confie depuis le 1 er janvier 2018 (conséquence de la loi MAPTAM). Certains se rendent compte qu'ils ne disposent pas des services requis pour monter des projets. Une petite communauté de communes qui reçoit les berges d'un fleuve estuarien n'a pas forcément les ingénieurs et techniciens permettant de le gérer. Nous avons obtenu la première modification de la loi NOTRe, passée relativement inaperçue. Ce fut une proposition de loi venue du groupe MODEM à l'Assemblée nationale, adoptée avec l'appui du Gouvernement (en la personne de Madame Gouraud) à l'Assemblée nationale et au Sénat. Elle permet à une intercommunalité qui le souhaite de redonner la compétence de maîtrise d'oeuvre aux départements si ceux-ci le souhaitent également. Cela permettra de poursuivre des programmes qui auraient été interrompus par manque de moyens.

Philippe MOUILLER, sénateur des Deux-Sèvres, président de la table ronde

Alain Anziani, partagez-vous cette analyse ?

Alain ANZIANI, France Urbaine, vice-président de Bordeaux Métropole

Tout à fait. Je me demande tout de même si cette délégation de compétence n'est pas le signe d'un échec. Elle est assez étrange, dans son principe. On donne une compétence à une collectivité, tout en permettant, à l'alinéa suivant, qu'elle la délègue à une autre collectivité. Pourquoi ne la confie-t-on pas directement à la collectivité qui sera délégataire ?

C'est un schéma assez particulier du point de vue de sa conception. En fait, la délégation de compétence constitue aussi un aveu de peur. On crée de « grandes machines » mais on se demande finalement si, dans la réalité, cela va vraiment se dérouler comme c'est écrit sur le papier. Le réalisme impose alors d'envisager que la collectivité de proximité exerce la compétence, car elle mettra peut-être une semaine au lieu d'un mois. Le législateur devrait tirer les conséquences de ce constat et faire confiance à des collectivités qui connaissent leur métier, plutôt que d'imaginer des dispositifs très complexes.

Philippe MOUILLER, sénateur des Deux-Sèvres, président de la table ronde

La délégation de compétence peut-elle être vue comme un moyen de contourner la loi, Philippe Bluteau ?

Philippe BLUTEAU, avocat, conseil auprès de l'Association des Petites Villes de France

Prenons l'exemple d'un département qui souhaitait placer des abribus sur des routes départementales mais aussi sur des voiries communales. Il a fallu trouver, dans ce millefeuille, sur quelle compétence il pouvait s'appuyer. Il n'avait plus la compétence de transport interurbain, transférée à la région. Ce n'était pas non plus la gestion de la voirie, s'agissant de routes communales. Il ne pouvait s'agir d'une simple subvention au titre de la solidarité interterritoriale, car ces subventions versées par les départements aux communes se limitent aux cas dans lesquels la commune est maître d'ouvrage. Or on ne voulait pas, par souci d'efficacité, que les trente communes accueillant un abribus soient toutes maîtres d'ouvrage et doivent se regrouper en groupement de commandes avant de trouver un prestataire commun.

On a ainsi créé une délégation de compétence, car la loi est très souple de ce point de vue. C'est aussi un instrument très puissant. La loi ne contraint même pas le périmètre de la compétence à déléguer. Chaque commune a signé avec le département une convention à la faveur de laquelle elle lui délègue la compétence de délivrer des autorisations d'occupation temporaire, sur le domaine public communal, en vue de l'installation d'un abribus, ainsi que la compétence pour percevoir la redevance d'occupation liée à ce domaine public. Il fallait en effet, avant de payer le prestataire chargé d'installer et de maintenir l'abribus, que le département y trouve, comme avant, quelques recettes.

Cet outil est si souple qu'il a permis de répartir les frais : au département les frais d'installation, d'entretien et de maintenance, aux communes les frais de nettoyage des abords, de fourniture de l'électricité et de nettoyage de la plateforme à l'intérieur de l'abribus.

Si nous avions conservé la clause de compétence générale, toute cette mobilisation technique à laquelle nous sommes contraints de recourir serait-elle nécessaire ? J'en viens à ma proposition : si une révision de la loi NOTRe devait être à l'ordre du jour, nous pourrions revenir à la loi MAPTAM, qui rétablissait la clause de compétence générale des départements et régions que la loi RCT du 16 décembre 2010 avait pour projet de supprimer.

Cette clause de compétence générale ne signifie pas l'anarchie : elle est entourée de nombreuses limites, à commencer par celle de la responsabilité politique de ceux qui l'activent. Elle est également circonscrite par des limites juridiques : elle ne peut permettre d'empiéter sur les compétences de l'État. Sa mise en oeuvre est également contrainte par l'intérêt public local. Elle est enfin conditionnée par l'état des finances. Celui-ci ne constitue-t-il pas, aujourd'hui, une contrainte suffisante pour obliger les acteurs locaux à s'organiser, dans le cadre d'une clause de compétence générale, pour ne pas s'en imposer d'autres qui ne soient que de papier ?

3. Le chef de filat et le schéma prescriptif

Philippe MOUILLER, sénateur des Deux-Sèvres, président de la table ronde

Michel Chanut, pouvez-vous nous faire part de votre expérience et de votre vision quant à l'impact du chef de filât et de cette notion de leadership sur les relations entre collectivités ?

Michel CHANUT, Régions de France, délégué régional à la coordination territoriale de l'action publique en charge des CTEC, région Aquitaine

Nous n'avons, en la matière, que l'expérience de quelques mois de mise en oeuvre. J'ai évoqué tout à l'heure un projet de CTEC (convention territoriale d'exercice concerté de la compétence) sur le chef de filât « région » concernant l'enseignement supérieur et la recherche. Nous voyons là une façon de donner du sens et d'agir en faveur de l'équité territoriale (à travers l'implantation des sites universitaires, de leurs antennes, des établissements de recherche) et de mobiliser les établissements d'enseignement supérieur et de recherche, qui ont un intérêt partagé avec la région du point de vue de l'implantation de ces équipements. Nous allons nous appuyer sur le cadre juridique offert par la CTEC afin de contractualiser les interventions de la région (désignée chef de file) et des collectivités qui souhaiteront s'organiser sur cette priorité. Les départements et la métropole seront certainement signataires de cette convention.

Dans le domaine de la solidarité des territoires, où le chef de filât revient aux départements, nous avons développé en Nouvelle-Aquitaine un certain nombre de CTEC. Sur douze départements, neuf départements, à ce jour, ont ou sont en train de signer avec la région une CTEC, dont le département de Charente-Maritime.

En pratique, le département de la Gironde avait souhaité mener une réflexion sur ce champ de la solidarité territoriale. Il a initié une réflexion, rapidement suivi en cela par les autres départements de la région. Le rapport voit là un moyen pragmatique de réintroduire la clause de compétence générale territoriale non consentie. C'est en effet de cela qu'il s'agit. Tous les débats de ce matin le montrent. C'est l'occasion de redonner du sens à l'articulation des politiques des différentes collectivités, dans un champ où la région, au titre de la politique d'aménagement du territoire et de soutien au développement des projets qui la composent, et les départements ont un intérêt évident à collaborer et à se concerter pour articuler leurs politiques dans ce champ. La CTEC constitue l'outil juridique qui nous est proposé. Nous nous en sommes emparés. Il présente une certaine complexité dans sa mise en oeuvre.

Il a en tout cas existé une volonté politique partagée par la région et par les départements de définir des modalités dérogatoires d'intervention du département et de la région et d'assurer la complémentarité de leurs politiques d'intervention au profit des projets des territoires.

Il faut distinguer, à cet égard, deux acteurs majeurs : le département et la région. Le principe de réalité a consisté à développer les discussions - au cours de l'année 2017 - afin d'aboutir à un modèle de convention qui définit les objectifs, le cadre et les modalités d'intervention de la région, tout en permettant au département de définir ses priorités et les modalités de cofinancement. C'est un des avantages de la CTEC que de permettre le cofinancement par la région et le département de projets portés par une maître d'ouvrage publique et d'abaisser le seuil de cofinancement à 20 % (en dérogeant au seuil de 30 % qui avait été fixé).

Cette CTEC a été naturellement préparée avec une grande attention. Elle prévoit le cadre d'intervention mais aussi des dispositifs mutuels mis en oeuvre par la région et le département. Au titre des modalités de mise en oeuvre ont été insérés des articles prévoyant notamment les informations réciproques que doivent se fournir la région et le département, dès lors qu'un projet leur est proposé, ce qui va jusqu'à identifier l'ensemble des cofinancements mobilisés. Elle prévoit un dispositif de gouvernance, une sorte de comité de suivi et de pilotage qui va assurer le pilotage de la convention, en établissant au moins une fois par an un bilan des actions soutenues par les deux partenaires et en définissant le programme de l'année à venir. Nous manquons de recul pour juger de cette mise en oeuvre mais les objectifs sont en tout cas ambitieux : ils visent à s'assurer que ces dispositifs favorisent une meilleure articulation entre la région et les départements concernés, et une meilleure coordination des interventions, dans le souci de l'intérêt général.

Philippe MOUILLER, sénateur des Deux-Sèvres, président de la table ronde

Je vous propose d'ouvrir un échange avec la salle.

Échange avec la salle

Fabrice THURIOT, université de Reims

Il me semble que l'intercommunalité pourrait être davantage évoquée sur le plan des relations verticales, puisque son évolution conduit à des relations qui ne sont plus horizontales (sauf dans de petites intercommunalités), du fait de la taille qu'ont prise les intercommunalités, qui ont beaucoup grossi. À Reims, l'intercommunalité est passée de 16 à 144 communes, ce qui équivaut à l'ancien pays rémois. Les maires des petites communes se plaignent d'être mis de côté, car ils ne peuvent être représentés dans toutes les instances. Le pouvoir appartient clairement aux élus et à l'administration. Cela met en évidence un problème de déshabillage des petites communes et des petites intercommunalités qui existaient antérieurement.

Alain ANZIANI, France Urbaine, vice-président de Bordeaux Métropole

Nous n'avons pas ce cas de figure à Bordeaux, puisque la métropole a consisté en la transformation pure et simple de la communauté urbaine, sans élargissement du territoire. Une seule commune, en soixante ans, s'est ajoutée à la communauté urbaine et à la métropole. Le cas que vous évoquez existe aussi à Lille. Je crois que le consensus doit l'emporter. Les notions de contrat d'engagement, de mutualisation et de création de services communs, sous la double autorité du président de la métropole (ou de la communauté urbaine) et des maires, paraît une bonne solution.

Dans notre cas, le Bureau de la métropole est constitué par les 28 maires de la métropole, plus une représentation politique des groupes qui n'ont pas de maire. Avec un nombre aussi important que celui que vous évoquez pour Reims, il faut créer une conférence des maires qui entre vraisemblablement en concurrence avec le Bureau de la métropole, ce qui ne simplifie pas les choses. La solution n'est-elle pas le regroupement des communes (ce qui pose d'autres difficultés) ?

Je crois en tout cas qu'il faut garder une taille humaine à toute chose et que ces très grandes agglomérations génèrent peut-être davantage de difficultés qu'elles n'en résolvent.

Sébastien LEPIC, département du Puy-de-Dôme

La délégation de compétence prévue dans le code général des collectivités territoriales prévoit qu'une compétence peut être déléguée d'une collectivité territoriale à une autre et d'une collectivité territoriale à un EPCI, et non d'un EPCI à une collectivité territoriale. Est-ce sur ce fondement que la métropole évoquée tout à l'heure, en Nouvelle-Aquitaine, avait délégué certaines compétences aux communes ?

Ma deuxième question est liée à la commande publique. Tous ces mécanismes sont-ils compatibles avec les règles de la commande publique, en particulier lorsque les collectivités se comportent entre elles comme des prestataires de service ? Tel est le cas par exemple lorsqu'une collectivité territoriale assure une maîtrise d'oeuvre au bénéfice d'une autre collectivité. Elle est alors dans le champ concurrentiel.

Dominique BUSSEREAU, président de l'Assemblée des Départements de France (ADF), président du Conseil départemental de Charente-Maritime

Merci pour cette question, dont nous discutons souvent avec Jean-Yves Gouttebel, le président de votre département, sous réserve de la modification habituelle de l'article 72 de la Constitution. La mutualisation de la commande publique a déjà de beaux jours devant elle. Nombreux sont les départements qui se sont associés pour acheter du matériel informatique, du matériel de bureau, des véhicules automobiles, ou ceux qui effectuent des mutualisations avec leurs SDIS, bien qu'il s'agisse de deux entités juridiques distinctes, par exemple pour mutualiser leurs ressources humaines ou leurs fonctions financières. Nombreux sont les SDIS qui mutualisent entre eux, en matière d'achat de matériel, de formation ou de capacités d'intervention. En Nouvelle-Aquitaine, un grand nombre de SDIS ont mutualisé l'achat des véhicules de type VSAB ou VSAT (véhicules d'intervention de première urgence des pompiers). Les possibilités sont considérables. Elles existent aussi en matière de tourisme. Mon département a fusionné son comité départemental avec celui de la Charente. Ils ne forment plus qu'une seule entité, afin de vendre le vert de nos territoires de l'intérieur des terres et le bleu de notre littoral et de nos îles. Toutes les souplesses sont donc utilisées.

Nous pourrions néanmoins aller beaucoup plus loin en envisageant par exemple des fusions de SDIS pour créer des SDIS interdépartementaux. Des écoles de pompiers interdépartementales pourraient également voir le jour. Lorsque j'ai tenu ces propos lundi matin, à Matignon, lors de la conférence préparatoire de la CNT, Gérard Collomb m'a repris de volée positivement. La loi nous permet déjà de faire beaucoup de choses, par exemple des groupements d'intérêt économique. L'article 72 de la Constitution permet de fusionner des départements sans passer par le législateur. De nombreux départements travaillent en ce sens. Il existe un projet assez politique entre les Hauts-de-Seine et les Yvelines, de même qu'entre l'Isère et les Hautes-Alpes (qui appartiennent à deux régions différentes, ce qui complique les choses) et entre le Cher et l'Indre (le premier étant d'ailleurs plus demandeur que le second). J'attends de la modification de l'article 72 de la Constitution qu'elle lève un certain nombre de difficultés que nous puissions aller beaucoup plus loin dans la recherche d'économies et sur le plan de la gestion des ressources.

Philippe BLUTEAU, avocat, conseil auprès de l'Association des Petites Villes de France

Ce qui vient d'être rappelé est tout à fait exact. La loi ne prévoit pas la possibilité de déléguer des compétences depuis un EPCI vers des collectivités, car le législateur a souhaité qu'on ne voie pas là le moyen de détricoter les compétences obligatoires confiées aux EPCI. Nous avons officieusement les moyens d'associer les maires concernés, s'ils sont rétifs, à l'exercice au quotidien de telle ou telle compétence. Il est vrai que c'est une des limites, réelles et dommageables, de ce mécanisme.

S'agissant de la gouvernance, l'APVF porte, surtout depuis les derniers mouvements de rationalisation de la carte intercommunale, une proposition consistant à admettre la pertinence d'un modèle fédéral qui, partout, se caractérise par deux assemblées :

- le conseil communautaire, qui obéit aux contraintes démocratiques et d'égalité devant le suffrage ;

- les représentants des territoires composant la fédération et ceux des communes constituant le territoire intercommunal, c'est-à-dire un « Sénat des maires » qui, sans avoir des pouvoirs aussi importants que le Sénat, pourrait être obligatoirement consulté avant toute inscription à l'ordre du jour du conseil communautaire de délibérations importantes telles que le budget, le PLUI, etc.

Clément LAFORGE, doctorant à l'université de Rouen

Je prépare une thèse sur les rapports de domination entre collectivités territoriales et je suis élu local dans une commune de moins de 3 000 habitants dans l'Eure. Maître Bluteau a évoqué une situation possible de contentieux dans un contexte de différenciation de tarifs à l'initiative de la ville-centre. Les difficultés rencontrées, dans les rapports entre la ville-centre et les villes composant les métropoles ou les communes membres d'une agglomération ne viennent-elles pas, indirectement, du mode de suffrage pour l'élection des conseillers communautaires ? Ce scrutin est aujourd'hui basé sur le système de fléchage. Il calque la représentation des élus communaux sur celle des élus intercommunaux et empêche de créer la dynamique qui pourrait prévenir ces rapports conflictuels.

Philippe MOUILLER, sénateur des Deux-Sèvres, président de la table ronde

Cette question mériterait quasiment une table ronde à elle seule.

Philippe BLUTEAU, avocat, conseil auprès de l'Association des Petites Villes de France

Dans le cas que j'évoquais, c'est bien l'EPCI, c'est-à-dire l'agglomération, qui a adopté des tarifs préférentiels pour ses habitants pour le stationnement sur le parking de la gare TGV, créant une distorsion avec les territoires ruraux avoisinants. C'est donc un problème d'aménagement de territoire plus que de gouvernance interne.

Je me garderai bien d'entrer dans le débat que vous évoquez à propos du mode d'élection des conseillers communautaires. Néanmoins, le juriste rigoureux que je suis est, blessé chaque fois que j'entends parler de la nécessité d'ouvrir le mode de scrutin des intercommunalités au suffrage universel direct. Il s'agit bien, depuis l'origine, du suffrage universel. Celui-ci était indirect lorsque les conseillers municipaux élisaient leurs pairs en intercommunalité. Depuis la loi du 10 mai 2013, et pour la première fois sur le terrain depuis 2014, c'est un suffrage universel direct qui s'applique dans les communes de plus de 1 000 habitants. Le citoyen prend un bulletin sur lequel figure la liste des candidats, et met ce bulletin dans l'urne. Le débat porte en réalité sur la circonscription d'élection des conseillers communautaires : celle-ci doit-elle rester la commune (afin de ne pas couper le cordon ombilical avec le territoire d'origine) ou devra-t-elle devenir le périmètre intercommunal, voire, dans les cas les plus subtils, des circonscriptions infra-métropolitaines et supra-communales ? Le débat est ouvert. Il ne m'appartient pas de le trancher.

TABLE RONDE N°2, PRÉSIDÉE PAR FRANÇOISE GATEL, SÉNATEUR D'ILLE-ET-VILAINE :
« DES RAPPORTS JURIDIQUES HORIZONTAUX : L'AUTONOMIE DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES EN PRATIQUE »

Participent à la table ronde :

Jean-Bernard AUBY, professeur à Sciences Po, Directeur de la Chaire « Mutations de l'Action publique et du Droit Public » ;

Charles-Éric LEMAIGNEN, vice-président de l'Assemblée des Communautés de France (AdCF) ;

Frédérique BONNARD LE FLOCH, France Urbaine, vice-présidente de Brest Métropole ;

Igor SEMO, Association des Petites Villes de France, maire de Saint-Maurice ;

Alexandre TOUZET, Association des Maires de France, maire de Saint-Yon, conseiller départemental de l'Essonne ;

La table ronde est présidée par Françoise GATEL, sénateur d'Ille-et-Vilaine.

1. Introduction

Françoise GATEL, sénateur d'Ille-et-Vilaine, présidente de la table ronde

Je suis, au Sénat, membre de la Commission des lois et membre de la Délégation des collectivités territoriales. Avant d'être frappée par la loi sur le non-cumul, j'ai été maire d'une commune d'Ille-et-Vilaine, vice-présidente de l'AMF en tant que présidente de l'association départementale des maires d'Ille-et-Vilaine et présidente d'une intercommunalité. La cause de l'organisation territoriale et l'efficience de l'action publique sont des sujets qui me sont chers.

Je suis très heureuse de présider cette table ronde, qui porte un titre intriguant : y aurait-il un doute sur l'autonomie des collectivités ? Une évolution incontournable se dessine, autour de la nécessité de mutualisation, de recherche d'équilibres territoriaux et de solidarité. Tout cela semble générer une certaine porosité, en tout cas des nécessités d'articulation entre les différents niveaux de collectivités ou d'établissements publics, et beaucoup d'agilité.

La question qui se pose à nous tous, élus et fonctionnaires territoriaux peut se formuler ainsi : dans un monde de réseaux, où l'agilité et l'articulation constituent la condition de l'efficience, comment le monde de l'organisation territoriale et administrative pourrait-il être formaté de façon rigide ? Cela pourrait satisfaire notre esprit cartésien mais le rapport qui nous sera présenté tout à l'heure impose de réfléchir autrement.

Je salue tous nos intervenants, à commencer par Charles-Éric Lemaignen, qui fut longtemps président de l'AdCF, dont j'ai été membre. Il a aussi l'expérience de la communauté urbaine puis de la métropole d'Orléans et je ne doute pas que cette expérience éclairera de manière très intéressante nos débats.

Je suis très heureux d'accueillir également Frédérique Bonnard Le Floch, vice-présidente de Brest Métropole, car le modèle de coopération mis en place par Brest Métropole entre la métropole et son hinterland constitue une pratique assez inspirante et très originale, en forme de contractualisation.

Igor Semo, maire de Saint-Maurice, membre du Bureau de l'Association des Petites Villes de France, témoignera de son expérience de maire d'une petite commune intégrée à l'EPT constitutif de la métropole du Grand Paris. Vous nous parlerez des bouleversements - ce mot n'ayant pas nécessairement une connotation négative à mes yeux - que peut impliquer l'intégration d'une petite ville au sein d'une très grande métropole.

Alexandre Touzet est maire de Saint-Yon dans l'Essonne et vice-président du Conseil départemental de l'Essonne et de la communauté de communes « Entre Juine et Renarde ». J'ai eu le plaisir de le côtoyer longtemps au sein de l'Association des Maires de France, où il est chargé de mission. Il évoquera les nouveaux outils que sont les chartes de fonctionnement et d'encadrement des pratiques locales. Adoptées souvent de façon spontanée, elles présentent l'intérêt de corriger une loi trop souvent bavarde et défiante par rapport aux collectivités territoriales.

Je laisse sans plus tarder la parole à Jean-Bernard Auby, professeur à Sciences Po et directeur de la Chaire « mutation de l'action publique et du droit public », afin qu'il nous présente les éléments du rapport qui vont introduire notre débat.

Jean-Bernard AUBY, professeur à Sciences Po, Directeur de la Chaire « Mutations de l'Action publique et du Droit Public ».

Les débats que nous avons eus jusqu'à présent, au cours de cette matinée, nous ont déjà beaucoup enrichis. Nous y avons trouvé la confirmation de certaines de nos hypothèses. D'autres points ont été complétés. Il me semble que nous n'avons été contredits que sur un point - et encore, c'est à vérifier -, à propos des délégations de compétences. Nous émettons, dans le rapport, l'hypothèse selon laquelle ce mécanisme est relativement délaissé. Il l'est peut-être moins que nous ne l'avons estimé.

Nous avons souhaité répartir entre les deux premières tables rondes les mécanismes sur lesquels notre travail a porté - la troisième table ronde ayant une vocation plus synthétique. La délégation de compétences, le transfert de compétences et le chef de filât ont été abordés au cours de la première table ronde. Nous allons maintenant évoquer la mutualisation, la contractualisation et la concertation, à travers la question particulière des chartes de gouvernance. Il s'agit de mécanismes un peu plus horizontaux, même si ces qualificatifs ont surtout pour intérêt de nous permettre de répartir les sujets d'une façon qui se veut cohérente entre les deux tables rondes.

Nous avons découvert, à travers notre travail, que les mutualisations existaient abondamment, ne serait-ce que parce qu'elles sont rendues obligatoires par la loi dans divers contextes. Leur contenu et leurs orientations varient fortement suivant les cas. M. Anziani évoquait la solution bordelaise, dans laquelle un grand nombre de fonctions sont offertes aux communes, qui font un choix dans cette liste mais ne peuvent ensuite revenir en arrière. C'est une solution intéressante, qui n'est évidemment pas universelle. Chaque métropole et chaque intercommunalité fait ses choix pour organiser la mutualisation.

Il nous semble que, d'une façon générale, les mutualisations se concentrent tout de même dans certaines fonctions de façon prioritaire, en particulier les fonctions support (par exemple les commandes publiques), un peu moins des fonctions opérationnelles (parmi lesquelles l'urbanisme en premier lieu).

Les contrats entre collectivités territoriales, via leurs groupements, sont très anciens. Cet instrument de coopération a existé de tout temps. Les réformes récentes, depuis les années 80, encouragent leur utilisation. Elles ne peuvent se dessaisir d'une compétence que la loi leur a confiée mais peuvent s'organiser en commun, presque comme elles l'entendent. Nous évoquons en particulier, dans notre rapport, l'action économique et l'action sociale. Il existe par exemple un référent unique dans un certain nombre de contextes. La contractualisation est plus ou moins dense selon les contextes locaux et régionaux. Là encore, on retrouve une forte tradition de coopération en région Bretagne, notamment, en matière de développement économique, entre la région et ses intercommunalités, sous une forme qui nous a paru assez originale.

Les échanges qui ont eu lieu lors de la première table ronde, concernant la CTAP, confortent notre analyse. Cette conférence apparaît à première vue comme une grand-messe peu productive. Elle pourrait cependant, aux dires des élus et experts que l'on entend, constituer un lieu de construction de l'action publique ayant davantage de contenu si on l'organisait, par exemple avec un bureau, comme cela a été souligné, ou avec des groupes de travail. On ne peut pas ne pas faire l'hypothèse que là se construit, même de façon un peu confuse et incertaine, l'avenir du système régional, sans doute de façons différentes suivant les régions.

Pour tous les mécanismes que nous avons étudiés, une question finale a surgi, après que nous ayons analysé dans quelle mesure ils étaient, ou non, mis en pratique : ont-ils des effets profonds ou marginaux ? Nous faisons l'hypothèse que, parfois, l'utilisation habile, concentrée, fréquente, de tous ces petits mécanismes d'ajustement construit une organisation locale qui peut être très différente de ce qui existe ailleurs, ce qui veut dire qu'elle n'aurait pas que des effets superficiels.

Françoise GATEL, sénateur d'Ille-et-Vilaine, présidente de la table ronde

J'ai été l'auteur, avec un collège sénateur, d'un rapport sur les communes nouvelles. Je l'ai intitulé « une révolution silencieuse ». Dans ce pays s'entreprend en effet une révolution silencieuse, qui montre que l'intelligence territoriale constitue la réponse à la nécessité d'efficience de l'action publique. Elle crée l'obligation de réinterroger de façon continue les organisations dont nous nous sommes dotés. Aucun élu ni fonctionnaire territorial ne peut se contenter aujourd'hui d'appliquer un schéma d'organisation que la loi ou la pratique aurait mis en place. Le monde bouge et les modèles doivent évoluer. J'invite chaque élu à se montrer imaginatif et à sortir du cadre de la pensée toute faite. Nous avons quitté le modèle du « prêt-à-porter » pour le sur mesure.

Il s'agit moins de développer des concepts que d'illustrer, par l'expérience et la pratique de nos intervenants, ce que signifient ces principes de mutualisation, d'engagement à la carte ou de rationalisation et d'efficience de l'action publique. La disparition de l'ingénierie de l'État, dans les territoires ruraux ou les plus petites collectivités, va aussi de pair avec la complexité de l'action publique, qui nécessite davantage d'expertise.

Ces dispositifs à la carte sont plus ou moins intégrateurs et cette notion d'intégration revient souvent, s'agissant de l'autonomie des collectivités. Elle peut faire peur. Pour autant, ne rend-elle pas plus invisible l'action publique pour nos concitoyens ? La loi NOTRe avait pour ambition de simplifier les choses et de rationaliser les compétences en les rattachant à telle ou telle collectivité. Nous avons vu les limites de cet exercice, en particulier à travers la création de la notion de chef de filât.

2. La mutualisation des services

Charles-Éric LEMAIGNEN, vice-président de l'Assemblée des Communautés de France (AdCF)

Contrairement à ce qu'a indiqué Jean-Bernard Auby, les questions de mutualisation et de transfert posent des problèmes pratiques du même ordre. Les transferts ou mutualisations en matière de voirie en fournissent un exemple. À Orléans, nous sommes passés en communauté urbaine le 1 er janvier 2017. Nous avions une compétence exclusive au sein de la communauté urbaine, devenue métropole.

Pour la voirie, cela pose trois types de problèmes. En premier lieu, fallait-il créer une structure unique des services techniques, au niveau de la métropole ? Devions-nous conserver les services techniques de chacune des 22 communes de la métropole ? Un schéma intermédiaire était-il envisageable ? La même question se pose pour les centres techniques municipaux : doivent-ils être regroupés ou crée-t-on par exemple six pôles opérationnels et cinq ou six centres techniques municipaux ?

Nous avons d'abord étudié ce qui se faisait ailleurs, car le benchmark me paraît indispensable du point de vue de l'action des collectivités territoriales. Deux expériences nous ont particulièrement intéressés, celle d'Angers et celle de Montpellier. Angers a testé « à blanc » le transfert de la compétence durant deux ans. Nous l'avons fait pendant un an, ce qui a mis en évidence trois problèmes récurrents. En matière d'organisation, nous avons demandé aux communes de nous proposer une organisation opérationnelle de proximité, en proposant de valider ces pratiques du quotidien. Deux cantons avaient par exemple l'habitude de fonctionner ensemble, de manière satisfaisante. Ils vont constituer un pôle de proximité unique pour la voirie.

Sur le plan du dialogue social, nous avons affirmé que chaque maire serait responsable du dialogue social pour ses agents. Le président de la métropole que j'étais a simplement organisé des réunions d'information avec les partenaires sociaux. Dans les communes de taille importante, c'est simple : les services sont structurés et sont dédiés à une fonction. Dans une petite commune, l'agent qui s'occupe de la voirie s'occupe aussi de l'eau, de l'éclairage public, etc. Il faut donc faire preuve de finesse dans le dialogue social. Nous nous sommes donné un an pour préciser les modalités de mise à disposition. Durant un an, des conventions de gestion nous ont permis, juridiquement, de laisser la main, en matière de décision d'opérations de voirie, de même qu'en matière de gestion des personnels et de remboursement, par la métropole, des dépenses de voirie, le temps de s'organiser.

Il faut également insister sur l'aspect financier. Certaines communes avaient réalisé un formidable travail pendant cinq ans, nous laissant des voiries en excellent état, mais avaient beaucoup dépensé pour cela. D'autres, sachant que la voirie deviendrait communautaire, puisque nous avions annoncé le passage en communauté urbaine, n'ont rien fait, nous laissant une voirie dans un état déplorable. Il faut donc que le transfert soit neutre entre l'ensemble des communes et la communauté et qu'il soit juste entre les communes. La petite commune qui a réalisé un énorme travail pour sa voirie risque alors une « double peine », puisque la logique théorique des attributions de compensation conduit à prélever les montants financiers que la commune consacrait à la compétence transférée. Nous avons alors défini politiquement les critères assurant à la fois la neutralité entre les communes et l'intercommunalité, d'une part et entre les communes d'autre part. Nous avons réalisé un diagnostic technique, précisant le montant des dépenses standard d'entretien de voirie et un transfert de la dette, afin de ne pas trop puiser dans l'épargne disponible des communes. Nous nous sommes créé notre propre système, en dehors de la logique juridique qui s'impose en principe aux collectivités. Le principe d'exclusivité de l'intercommunalité a été laissé de côté dans cette démarche, étant entendu que la mutualisation doit éviter les doublons.

La plupart des mutualisations mises en place voient le jour entre la ville-centre et la communauté. L'exemple bien connu de Strasbourg fut le premier, en 1972. Ce sont les mêmes services pour la métropole et pour la ville. Quant à nous, nous avions fusionné en 2014 les services de la ville et ceux de la communauté urbaine, en commençant par les fonctions de communication, de DGS et de directeur de cabinet (avec un président distinct du maire : je n'étais pas maire de la ville-centre). Dès l'année suivante, nous avons totalement fusionné les services. Ce fut assez facile à faire.

Parallèlement, nous avions essayé de mutualiser les services fonctionnels au niveau des 22 communes de l'agglomération qui existait à l'époque. Ce fut un travail considérable. Nous avons séparé les services fonctionnels en six grandes familles, au sein desquelles 32 fonctions ont été distinguées, afin que les communes jouent le jeu.. Trois communes ont retenu les 32 fonctions et ont tout mutualisé. Une commune n'a mutualisé qu'une fonction. En moyenne, 24 compétences ont été mutualisées. Il est vrai que ce dispositif était trop lourd. Nous avions tenu une cinquantaine de réunions de conseils municipaux. Ce n'est pas qu'un bon souvenir. Le passage en communauté urbaine et en métropole a cependant été rendu possible parce que les petites communes étaient convaincues de la transparence et de « l'honnêteté » du dispositif, crédibilisant l'affirmation selon laquelle la mutualisation ne signifiait pas que la grande ville allait « manger » les autres.

L'intercommunalité a pour rôle de fixer le cap et de se donner le temps de la mise en oeuvre. C'est une condition importante, faute de quoi l'on crée des blocages qui rendent impossibles les évolutions.

Je reste également, n'en déplaise à mon amie Françoise Gatel, très hostile à la minorité de blocage PLUI qui existe ailleurs. C'est la dictature de la minorité. Restons-en au principe habituel de la majorité absolue et relative (plus de la moitié ou plus des deux tiers), qui est démocratique.

Enfin, le dispositif fonctionne si l'on agit en toute transparence. C'est lourd, compliqué. Cela prend du temps. Mais cela rend la démarche robuste. Je crois qu'il faut accepter cette décentralisation à la condition que tout soit clair, au niveau des élus et de celui du grand public.

Françoise GATEL, sénateur d'Ille-et-Vilaine, présidente de la table ronde

Igor Semo, pouvez-vous nous parler de l'expérience de la commune de Saint-Maurice au sein de l'agglomération parisienne ?

Igor SEMO, Association des Petites Villes de France, maire de Saint-Maurice

Je voudrais tout d'abord vous féliciter, cher Jean-Bernard Auby, d'avoir organisé ce colloque, sur un thème porteur, à propos duquel nous avons besoin de réflexions. Je m'exprime ici en tant que représentant de l'Association des Petites Villes de France (comprenant 2 500 à 25 000 habitants, pour dire les choses simplement). Je prendrai divers exemples issus de ma propre expérience de maire.

Saint-Maurice est une ville de 15 000 habitants qui a fait partie durant près de dix ans d'une communauté de communes, laquelle a été dissoute au moment de la création de la métropole du Grand Paris. Nous faisons partie de la communauté Paris Est Marne et Bois, qui rassemble 13 villes le long du bois de Vincennes, ce qui représente plus de 500 000 habitants au sein de la métropole du Grand Paris (plus de 7 millions d'habitants).

Sur le plan de la coopération entre les communes, en dehors de toute organisation institutionnelle, l'exemple le plus connu est celui des groupements de commandes. Nous sommes par exemple associés à un groupement de communes concernant l'achat de séjours pour les enfants (durant les vacances scolaires), ce qui permet un certain nombre d'économies. Je n'ai pas identifié le problème juridique que poserait cette expérience.

Il est aussi des domaines où les communes ont une légitimité assez faible, par exemple celui de la santé. Nous avons constitué un SAMI (service d'accueil médical initial), permettant d'accueillir des personnes ayant des problèmes de santé en dehors des horaires d'ouverture des cabinets médicaux, afin d'éviter qu'elles ne se rendent aux urgences. Nous avons le soutien des hôpitaux de Saint-Maurice. Quatre communes financent le local et ce dispositif fonctionne très bien depuis des années, dans le cadre d'une convention qui tient en deux pages.

Nous allons également mettre en place à la fin du mois de mars un comité local de santé mentale, en créant un poste de référent psychiatrique, financé par trois communes, afin d'assister des adultes ou des familles confrontés à des difficultés. Il se trouve que nous avons l'asile de Charenton à Saint-Maurice. Nous nous sentons donc particulièrement concernés. Ce sont là des coopérations qui se nouent très librement, en dehors de tout cadre particulier, sans que cela ne pose de problème.

D'autres exemples ont trait aux investissements. Nous avons deux équipements emblématiques sur le territoire de notre commune voisine, dont la piscine. Nous bénéficions, au titre de la commune de Saint-Maurice, de créneaux scolaires. La piscine doit être rénovée, et la commune où elle se trouve nous demande d'y contribuer financièrement. C'est un sujet intéressant car il n'y a aucune obligation en la matière - et je n'ose imaginer le chantage qui consisterait à mettre en balance cette contribution financière avec l'attribution, pour notre commune, de créneaux scolaires.

La position que prendra la commune de Saint-Maurice n'est dictée par aucun texte, puisqu'il ne s'agit pas d'un équipement d'intérêt local. J'ai fait plancher la ville voisine devant mon Conseil municipal, au sein duquel des avis très divergents se sont exprimés, certains considérant qu'il n'était pas question de participer au financement d'un équipement ne se trouvant pas dans la commune, d'autres plaidant tout de même pour un effort de contribution, en appliquant par exemple une clé de répartition liée aux usages, à la population ou aux moyens financiers comparés des deux communes. Nous n'avons pas encore tranché et la réflexion se poursuit.

Il reste la définition des équipements territoriaux. Il se trouve qu'en l'espèce, le territoire Paris Est Marne et Bois n'a pu se mettre d'accord sur cette définition. C'était une obligation légale, avec pour date limite le 31 décembre 2017. 9 villes sur 13 étaient isolées avant la création de ces structures et les maires sont quelque peu crispés au regard de leurs attributions en la matière. Je m'inscrivais dans une logique différente, visant à contribuer au rayonnement du territoire, et ai été mis en minorité, ce que j'ai publiquement regretté. Résultat, l'équipement d'intérêt local de Paris Est Marne et Bois (500 000 habitants) se limite pour l'instant aux skate parks , car cet équipement ne requiert aucune dépense. Telle est la logique qui a prévalu, sous l'impulsion de mes collègues maires. Je ne l'ai toujours pas digéré, comme vous l'aurez compris. Telles sont les difficultés très concrètes auxquelles on est parfois confronté. Cela montre bien qu'outre les considérations juridiques, ce sont la volonté politique, la culture et un état d'esprit qui comptent.

Frédérique BONNARD LE FLOCH, France Urbaine, vice-présidente de Brest Métropole

Brest Métropole, EPCI le plus intégré de France, est une communauté urbaine depuis 1974, qui fonctionne avec du personnel entièrement mutualisé depuis 2007. Il existe trois catégories d'agents métropolitains : ceux travaillant sur les compétences métropolitaines, ceux travaillant dans le périmètre des compétences de la ville de Brest et ceux travaillant pour les services communs.

Pour nous, cette mutualisation n'a que des avantages. Elle a produit tous ses effets de rationalisation et d'efficience du point de vue du service public. Elle a renforcé le sentiment d'appartenance des agents, qui se distinguent aujourd'hui par leur métier (voirie ou éducation par exemple), et non par leur entité d'appartenance (ville ou métropole) Ils bénéficient de tous les avantages d'un employeur unique, qu'il s'agisse de l'équité sur le plan des rémunérations ou des règles d'avancement. Nous avons là un facteur de productivité extrêmement important. Nous avons bien sûr un seul DGS, une seule CAP, un seul CT. On se concentre sur le service rendu et non sur la mécanique administrative qui permet de le produire.

La diminution des heures improductives servant à régler la machine est évaluée par notre DGS comme supérieure au gain que nous aurions obtenu en augmentant le temps de travail, ce qui est éloquent. Cette excellente expérience n'est malheureusement pas reconnue ni récompensée par le Gouvernement. Nous avons été incités à mutualiser tous azimuts depuis quinze ans. Nous l'avons fait mais nos crédits de fonctionnement sont encadrés comme si nous étions irresponsables et impécunieux.

S'il s'avère, pour des raisons qui peuvent être indépendantes de la volonté locale (par exemple l'augmentation d'éléments de rémunération nationaux), que la progression de la masse salariale de la ville de Brest s'élève au-dessus de 1 %, une double peine s'applique : le personnel étant entièrement mutualisé, cette augmentation s'appliquera à la métropole. Cela m'interroge fortement quant au niveau exact de connaissance qui existe, à Matignon et à Bercy, quant à la performance des collectivités locales. Si nous devions demander une différenciation, c'est à ce niveau que je la demanderais.

Françoise GATEL, sénateur d'Ille-et-Vilaine, présidente de la table ronde

Vous avez évoqué la mutualisation des personnels et des commissions de dialogue social uniques. Ceci signifie-t-il que le personnel qui existait précédemment dans les communes de la métropole est devenu du personnel métropolitain et qu'il n'y a plus qu'un seul employeur ?

Frédérique BONNARD LE FLOCH

Absolument.

Françoise GATEL, sénateur d'Ille-et-Vilaine, présidente de la table ronde

C'est un schéma intéressant.

L'exemple de la voirie me semble également très intéressant. On peut distinguer deux niveaux d'intervention : la planification (avec la garantie d'avoir une voirie en bon état, ce qui nécessite de définir des schémas d'investissement pluriannuels) et la nécessaire proximité. Lorsque vous avez un nid de poule dans la 25 e rue de votre 47 e commune et qu'il faut boucher le trou, vous dépendez de la métropole, laquelle ne va pas mobiliser un agent. Il y a là un vrai sujet, en termes d'optimisation de l'organisation et de gestion de la proximité. Il faut à chaque fois s'interroger sur le bon niveau d'intégration.

Alexandre TOUZET, Association des Maires de France, maire de Saint-Yon, conseiller départemental de l'Essonne

Nous voyons qu'il existe deux types de démarches à travers ces conventions de mutualisation. Dans le premier cas, on répond à une situation subie : le législateur définit des principes d'organisation et le niveau local s'efforce de s'y adapter. Le deuxième cas de figure m'intéresse davantage : il s'agit de déterminer la façon dont le niveau local peut, de façon intelligente, trouver une réponse adaptée. Nous voyons que dans les chartes de fonctionnement, dans les pactes financiers et dans les organisations de communes nouvelles, se font jour les deux problématiques :

- comment répondre à une situation imposée, qu'on trouve inadaptée au territoire ?

- comment s'organise-t-on localement pour trouver une solution pertinente ?

Nous avons par exemple transféré la voirie en constatant les bénéfices qui étaient à la clé. La jurisprudence et l'administration française, quant à la sécabilité de la compétence « voirie » (par exemple à propos des trottoirs), se révèlent riches de complexité. Des outils nous permettent cependant de déroger à la loi. Certes, il y aurait un intérêt à mutualiser la voirie, car on réalise des économies d'échelle, par exemple en cas de rénovations lourdes. S'il s'agit d'imaginer la façon dont la voirie s'organisera en centre-bourg, le maire a toute sa place. Nous avons finalement décidé d'un droit de tirage : le maire dispose d'une somme qu'il peut, chaque année, mutualiser. L'entretien des nids de poule est naturellement mutualisé.

Pour le reste, nous avons réalisé deux mutualisations importantes, en faveur desquelles tous les maires se sont prononcés, car elles ont été gratuites, c'est-à-dire que nous avons pris en charge les personnes mutualisées. Nous l'avons fait pour la police municipale intercommunale et pour l'instruction du droit des sols. Seule une commune - relativement riche - n'a pas opté pour ce principe, concernant la police municipale intercommunale. Dans les deux cas, nous avons calculé de manière très juste des attributions de compensation. Nous avons aussi encouragé les mutualisations en les rendant gratuites. Un autre facteur a facilité ces mutualisations : les maires n'auraient pu accéder au service de police municipale sans l'intercommunalité, car nos communes ont 1 000 à 2 000 habitants. En ce qui concerne l'instruction du droit des sols, les maires sentaient, pour l'instruction comme pour le contrôle de légalité, qu'ils étaient en situation d'insécurité juridique.

Françoise GATEL, sénateur d'Ille-et-Vilaine, présidente de la table ronde

On peut se demander s'il faut systématiquement calculer des coûts de transfert de charge ou non. Les situations peuvent varier. La gratuité peut avoir une fonction pédagogique afin de ramener les élus vers davantage de mutualisation. Ce sont en tout cas des débats extrêmement intéressants.

Nous voyons également que chacun, au sein des territoires, est amené à inventer son organisation. Vouloir définir une norme unique paraît très satisfaisant sur le plan intellectuel mais ce n'est pas possible. Il faut faire confiance aux élus, ce qui exige une forte responsabilité des élus locaux.

Le terme benchmark a été prononcé. Ce sont des pratiques nouvelles pour nous. Ce type de démarche me paraît indispensable. Il faut aussi réaliser des tests et des expérimentations avant de s'engager de manière définitive, faute de quoi, en cas d'échec, l'on fragilise son intercommunalité pour d'autres projets. Lorsqu'on expérimente, il faut aussi évaluer. Nous n'avons pas suffisamment, dans notre pays, la culture de l'évaluation, qui doit permettre de décider d'éventuels ajustements.

La concertation s'effectue avec des élus au sein de l'intercommunalité. Charles-Éric évoquait également à juste titre l'adhésion des personnels, qui peuvent gagner à travers la mutualisation et le travail en équipe, alors qu'un agent isolé est nécessairement confronté à des difficultés en termes d'efficience professionnelle. Encore faut-il prendre le temps d'emmener avec soi tous ceux qui vont permettre la réussite du projet de mutualisation.

Il a beaucoup été question de différenciation. Je suis d'accord. Doit-on définir à l'échelle d'un territoire une seule organisation pour toutes les communes, ou prend-on en compte des expertises et savoir-faire qui soient de nature à faciliter l'exercice des compétences ? Nous voyons que la mutualisation naît parfois de l'envie ou de l'appétence. Lorsque celle-ci est absente, la loi nous oblige. La frugalité budgétaire que connaissent les collectivités depuis fort longtemps nous conduit à optimiser nos dépenses. Outre les groupements de commandes, déjà évoqué, des optimisations se trouvent facilitées par des expertises en ingénierie. Le transfert de certaines compétences de l'État vers nos collectivités, par exemple en matière d'urbanisme, a souvent amené à structurer au sein de l'intercommunalité une compétence qui était auparavant exercée par l'État. Une question récurrente se fait jour quant au niveau pertinent auquel placer le curseur, sans ignorer la prévision, la prospective ni la proximité.

3. Les contrats favorisant l'équilibre territorial et la solidarité des territoires

Frédérique BONNARD LE FLOCH, France Urbaine, vice-présidente de Brest Métropole

Si le contrat suffisait à garantir l'équilibre, la loi et l'État ne seraient que des tyrannies inutiles. Hélas, la célèbre formule d'Alfred Fouillée (« qui dit contractuel dit juste ») est un sophisme très peu opérant dans le paysage actuel des relations institutionnelles entre les collectivités. Aucune des collectivités contractantes n'est en effet véritablement libre, ni égale, sinon en dignité.

À Brest, nous avons choisi les coopérations horizontales et la contractualisation comme une réponse à un besoin local, vital, d'équilibre territorial. Nous faisons en effet partie de la compétition mondiale et devons, en tant que métropole, répondre aux enjeux de celle-ci.

Brest Métropole, comme vous le savez, n'est pas une très grande ville internationale. Ce n'est pas à ce titre qu'elle est une métropole. Elle est métropole au sens de la vision d'un aménagement équilibré du territoire national, d'une part, et au sens des fonctions de commandement stratégique que l'État exerce sur son territoire, comme l'a souligné un rapport de la Cour des Comptes paru en 2017, d'autre part. C'est la seule métropole française dont l'ADN repose sur ces principes. Brest est et a toujours été une ville d'État. On pourrait, en exagérant un peu, la qualifier aujourd'hui de métropole d'État.

Voici un second paradoxe. J'introduis mon propos en soulignant à quel point Brest Métropole dépend de la vision de l'État, alors que France Urbaine m'a demandé de venir témoigner ici de la compétence distinctive que nous avons, à la pointe bretonne, consistant à organiser le dépassement systématique des frontières institutionnelles, de compétences et de création de synergies territoriales à des échelles tout à fait diverses, que l'on nomme « alliances des territoires ».

Le paradoxe n'est qu'apparent : l'alliance des territoires a besoin de l'aménagement de ceux-ci. C'est un axe d'action complémentaire des grandes politiques d'aménagement menées par l'État et par la région. Ce n'est pas une démarche qui viendrait s'y substituer ni compenser l'absence de grande politique d'aménagement. Ces grandes politiques d'aménagement nécessitent, pour fonctionner, une contractualisation, laquelle repose sur une vision stratégique partagée (État/régions/collectivités infra), avec un développement dans le temps long, sur la base d'un projet stratégique territorial de qualité.

Brest Métropole fonctionne en système territorial. Elle est la plus petite métropole française de la plus petite région française. Que fait-on avec un petit territoire, excellent mais périphérique, péninsulaire, interdépendant et mondialisé ? La réponse peut sembler banale : on travaille ensemble. Le développement dans l'interdépendance ne peut être que du co-développement. À la pointe bretonne, nous fonctionnons donc en système, un peu sur le modèle de l'économie symbiotique, c'est-à-dire comme un archipel d'écosystèmes, en réseau.

On peut décrire la façon dont nous avons organisé cette intelligence territoriale collective et sa gouvernance en empruntant l'image des poupées gigognes. Plus l'échelle est proche, plus la coopération s'organise autour du territoire vécu. Plus l'échelle est éloignée, plus la coopération est thématique. Le caractère proche ou éloigné ne dit rien de l'intensité de la coopération. Au fil des années, nous avons ainsi développé une forte intégration à l'échelle de la métropole. À titre d'illustration, le passage au statut de métropole n'a entraîné aucune modification de compétence. À l'heure où certains apprennent dans la douleur à ramasser les poubelles ensemble ou à élaborer des documents de planification urbaine, nous avons depuis longtemps dépassé ces enjeux d'organisation, ce qui nous permet de nous projeter à d'autres échelles.

La première est celle du pôle métropolitain du pays de Brest, ce qui correspond chez nous au bassin de vie et au bassin d'emploi, soit un peu plus de 400 000 habitants. Ce périmètre s'est avéré très efficient pour définir une stratégie commune, prendre des options et conduire des projets ensemble. Pour continuer à mettre en cohérence nos stratégies de développement avec l'ambition métropolitaine, il va falloir élargir le périmètre de la métropole, sans doute au périmètre du pôle métropolitain. Cela ne fait pas sourire les présidents d'EPCI du pays de Brest mais la question a été officiellement posée et le travail s'engage en ce sens, car ces fonctions métropolitaines nécessitent la mise en commun de ressources sur une base beaucoup plus importante que les huit communes formant la métropole.

À l'échelle de la pointe bretonne, nous avons depuis fort longtemps des ententes intercommunautaires, dispositif prévu par le code général des collectivités territoriales, permettant de conventionner de manière très souple. Nous avons passé ces ententes avec les agglomérations les plus importantes de notre hinterland. Nous ne serions pas une métropole sans Quimper au Sud, Morlaix et Lannion-Trégor au nord. Avec elles, nous parlons de développement économique, de tourisme, d'accessibilité, de mobilité, d'aménagement du territoire. À titre d'exemple, nous sommes métropole « French Tech ». Ce n'est pas le cas de Brest, mais « Brest+ » a également cette qualité, c'est-à-dire le regroupement de Brest Métropole, Quimper et Lannion.

Une autre coopération horizontale non contractualisée entre ses membres mais avec l'État est le campus mondial de la mer : Brest y associe les autres sites majeurs dans le domaine maritime, notamment Roscoff et Concarneau, et développe des plateformes de recherche et d'innovation, des évènements, l'animation d'acteurs. Le campus constitue le volet « innovation » de notre pacte État-métropole, sur un principe de libre association. Y siègent ainsi le préfet maritime, des présidents d'université (UBS, UBO et Paris VI, au titre de la station biologique de Roscoff), ainsi que des chefs d'entreprise et des élus locaux. Cet ensemble invente ce qui va faire la performance économique globale du grand territoire.

Ces deux exemples montrent que la stratégie métropolitaine de Brest ne se limite pas à son territoire institutionnel et tend à la dépasser de façon permanente. Nous avons une SMDE (société métropolitaine de développement économique), présente dans trois départements, car elle associe des acteurs et non des compétences.

À l'échelle de l'inter-région, un pôle métropolitain Loire-Bretagne (Brest, Rennes, Nantes, Saint-Nazaire, Angers,) traite de grands enjeux (accessibilité TGV, rayonnement international, pôles de compétitivité, recherche, etc.). C'est dans ce pôle que nous avons commencé à développer les concepts d'alliance des territoires urbains, périurbains et ruraux, comme un modèle de développement équilibré que nous pourrions proposer aux autres territoires français.

Nous avons parallèlement développé la coopération par les outils d'ingénierie. Nous avons un grand nombre de sociétés d'économie mixte ou d'EPL en général et pensons que l'affectio societatis est plus fort que les divergences politiques. Nous parvenons généralement à mettre en place une gouvernance territoriale très forte avec ces outils. Nous avons aussi une agence d'urbanisme solide, qui nous sert à projeter notre stratégie métropolitaine. Saint-Brieuc vient d'adhérer à l'A2PA pour faire son PLU.

Je mets à part une petite coopération régionale, celle qui a été matérialisée par le contrat de réciprocité villes-campagnes. En réalité, il n'y a ni contrat ni réciprocité. Ce qui existe, c'est l'entente interterritoriale instaurée avec le pôle d'équilibre territorial rural du pays de Centre-Ouest Bretagne (COB). Le premier bénéfice de ce contrat est le marketing territorial pour le pays COB.

Françoise GATEL, sénateur d'Ille-et-Vilaine, présidente de la table ronde

Je propose que nous fassions tourner la parole. Charles-Éric, comment réagissez-vos à ces propos ?

Charles-Éric LEMAIGNEN, vice-président de l'Assemblée des Communautés de France (AdCF)

Nos intercommunalités sont très diverses et j'aborderai le problème de la contractualisation à deux échelles. De nombreuses compétences, représentant environ 80 % du budget, restent de la compétence des communes. Il est important que l'intercommunalité reste un lieu où l'on puisse faciliter les coopérations dans les compétences communales qui ne sont pas « intercommunalisées », par exemple la police municipale ou l'enseignement scolaire. Il est ridicule, lorsqu'on a une ZAC importante, de créer une école s'il y en a une dans la ville d'à côté. Nous avons ainsi encouragé des conventionnements au-delà de nos coopérations intercommunales, afin de répondre à ces questions d'efficacité des politiques publiques.

Frédérique Bonnard Le Floch a évoqué à juste titre la question des ententes communautaires et de la politique brestoise, car les contrats de réciprocité constituent, à Brest ou à Toulouse, des expériences homéopathiques. Je suis très sensible aux théories de Laurent Davezies. J'aime beaucoup moins celles de Christophe Guilluy, qui me semblent caricaturales. Je ne crois pas à la fracture territoriale. Il existe une solidarité réciproque entre la métropole et l'ensemble de l'aire urbaine (voire au-delà) qui l'entoure. Cette solidarité et la création de valeur se diffusent très au-delà de la métropole, dans l'ensemble de l'aire urbaine. Laurent Davezies a fait des travaux remarquables à ce sujet.

Je prendrai un exemple simple. Pour des raisons historiques et locales, nous avons créé un SCOT dans les limites des 22 communes de l'agglomération. Très longtemps après, les territoires périphériques, dans le reste de l'aire urbaine, se sont structurés autour de trois pays qui ont créé un inter-SCOT, lequel travaille avec notre SCOT. Nous savons bien que dans cinq à dix ans existera un SCOT unique pour l'ensemble de l'aire urbaine orléanaise. Pour l'heure, nous avançons progressivement.

Dans ce SCOT périphérique, la question de la mobilité devient de plus en plus centrale. Trois questions, en fait, deviennent majeures et reviennent constamment dans les politiques contractuelles : comment puis-je communiquer, comment puis-je bouger et comment puis-je me soigner ? En matière de transport, l'enjeu le plus difficile à gérer est le périurbain. Reims, qui est passé de 16 communes et 220 000 habitants, a intégré huit communautés de communes pour rassembler aujourd'hui 144 communes et 280 000 habitants. Le périmètre du transport urbain a, parallèlement, été étendu. Or le transport urbain est très efficace dans les zones denses. C'est beaucoup plus compliqué pour les zones moins denses. La révolution digitale complexifie encore les choses. Si l'on crée des plateformes de covoiturage au niveau interurbain, pourquoi ne pas les étendre à l'ensemble de l'aire urbaine ? La question va inévitablement se poser.

Le transport scolaire, lui, a été confié aux régions. Toutes les régions de France ont développé des politiques contractuelles, généralement avec les pays ou les intercommunalités qui les composent. Je crois que les régions n'ont pas encore pris la mesure de la révolution que constitue la prime « transport scolaire ».

En région Centre Val de Loire, nous avons 30 000 TER, dont deux concentrent 60 % du trafic. Nous allons passer à une multitude de lignes interurbaines de transport scolaire. Dans chaque périmètre de contractualisation va se poser la question de la mobilité. À cela s'ajoute le problème des AOM sur l'ensemble des territoires. Les contractualisations, en matière de transports, vont ainsi nécessairement dépasser les frontières des métropoles. Ces enjeux vont certainement devenir un enjeu majeur des problématiques de contractualisation. Cela va d'ailleurs remettre en cause nos DSP traditionnelles, qui devront être plus agiles et intégrer des innovations liées par exemple à la révolution digitale dans les transports.

Françoise GATEL, sénateur d'Ille-et-Vilaine, présidente de la table ronde

Je retiens qu'une organisation se met en place à partir d'un écosystème de territoires correspondant au territoire vécu : il est impératif de partir de la réalité de la vie de nos concitoyens pour nous organiser afin d'apporter l'efficience nécessaire dans nos services.

On a pu avoir l'impression, en écoutant les exposés, d'une faible lisibilité immédiate. La vie est ainsi faite. Elle n'est pas faite de carrés ou de tiroirs dans lesquels on range une chose qui ne se trouverait que dans ce tiroir. La réalité est plus compliquée que cela, même si nous avons effectivement besoin d'efficience et de lisibilité.

J'ai apprécié la question posée par Frédérique Bonnard Le Floch concernant Brest métropole, autour de la question de la complémentarité entre la ville et la campagne. Je ne crois pas que la ville puisse se développer sans son hinterland. Celui-ci et la ruralité doivent se réjouir de la locomotive que constitue la métropole. Je ne suis pas sûre, pour autant, que la réponse réside dans l'intégration et l'élargissement d'un périmètre institutionnel, car il y aura toujours des territoires frontaliers.

Je réponds également à Charles-Éric concernant la minorité de blocage. Comme vous le savez, le PLU devient intercommunal, sauf minorité de blocage. Je suis défavorable à celle-ci, car cela signifie que l'on construit un projet partagé - l'intercommunalité - de manière défensive, sur l'agressivité et le mécontentement. Celui qui réunit une minorité de blocage l'emporte mais contrarie fortement une majorité. Celle-ci, si elle l'emporte, contrarie fortement la minorité qui s'est constituée. Cela construit des blocs et des hostilités, alors que l'intercommunalité doit se bâtir autour d'un projet partagé.

4. Les chartes de gouvernance interne

Françoise GATEL, sénateur d'Ille-et-Vilaine, présidente de la table ronde

Nous passons à la troisième question. Les chartes de gouvernance interne peuvent avoir pour vocation à légitimer les décisions juridiques et à établir des partages de constats qui vont faciliter la prise de décision. C'est aussi un outil d'organisation de la coopération entre collectivités. Ces chartes sont néanmoins dépourvues de caractère juridique. On peut y voir une faiblesse, qui a sa contrepartie, celle d'obliger à la concertation.

Alexandre TOUZET, Association des Maires de France, maire de Saint-Yon, conseiller départemental de l'Essonne

Nous avons expérimenté les chartes de gouvernance interne dans deux cas. Le premier est celui de la création d'une commune nouvelle - projet actuellement suspendu mais que nous allons reprendre, et auquel je suis particulièrement attaché car la loi laisse aux territoires la possibilité de se rassembler autour d'un projet de territoire. Cette loi me paraît être, à cet égard, particulièrement intéressante car elle fournit les outils adéquats, plutôt que d'expliquer aux territoires comment agir.

Dans notre projet de commune nouvelle, cette charte de fonctionnement nous a paru très utile sur des questions ayant trait notamment à la répartition des compétences. Nous voyons aussi, dans l'hypothèse où les communes déléguées sont effacées, la façon dont un point de contact demeure dans chaque commune déléguée. La place du maire délégué n'est pas toujours facile à expliquer, notamment aux habitants. La charte de fonctionnement a pour objet de créer de la confiance entre les élus qui créent la commune nouvelle. Elle peut aussi créer de la confiance entre les habitants et le projet de commune nouvelle, car il n'est pas si simple de « vendre » un tel projet à des habitants qui demeurent très attachés à la commune.

La deuxième expérience de mise en oeuvre de telles chartes a été fournie par l'intercommunalité. Je pense que le contenu de ces chartes évolue. Lorsque l'intercommunalité était imposée ou des extensions de périmètre subies, s'est posée la question visant à savoir comment faire vivre la commune dans l'intercommunalité, dans une logique de protection. Des règles de confiance sont également inscrites dans ces chartes de fonctionnement, permettant de mieux vivre ensemble, concernant la composition de l'exécutif, les Conseils des maires ou le fait de ne pas imposer un équipement à une commune. Ces règles peuvent paraître défensives mais permettent au quotidien de vivre ensemble et d'instaurer de la fluidité. Même si nous sommes parfois contra legem , nous n'avons pas toujours besoin de tribunaux administratifs pour nous donner des règles et les respecter. C'est une sorte de soft law intéressante.

Igor SEMO, Association des Petites Villes de France, maire de Saint-Maurice

Pour les petites villes, la question de la gouvernance est absolument déterminante. Lorsqu'on s'intéresse au fonctionnement du territoire de Paris Est Marne et Bois, on se rend compte que l'organe délibérant est le Conseil de territoire. C'est, plus précisément, le Bureau du territoire qui constitue l'exécutif. Or ce n'est pas tout à fait ainsi que les choses fonctionnent. C'est heureux pour les petites villes, puisque Saint-Maurice (15 000 habitants sur 500 000 au total) ne compte que deux représentants sur 90. Ce n'est donc pas là que nous pouvons peser.

Au sein du Bureau prévaut une approche territoriale par collectivité. 13 villes y sont représentées par un président et 12 vice-présidents - chaque ville étant assurée d'exercer une vice-présidente. Certains maires, comme moi, sont vice-présidents. Dans d'autres cas, ce sont des élus (maires adjoints, voire conseillers municipaux) sont conseillers du territoire, auquel cas les maires considèrent que le Bureau n'est pas réellement le lieu où les décisions se prennent, estimant que la personne à qui ils ont donné délégation n'est pas nécessairement la mieux placée pour trancher des questions importantes.

Ainsi a été instaurée une nouvelle couche, la « conférence des maires », qui n'a pas d'existence légale. On y fait souvent de la politique, en passant parfois moins de temps sur des sujets de fond. De surcroît, la loi interdisant le cumul des mandats a fait perdre à de nombreux maires leur mandat, qui sont aujourd'hui conseillers municipaux, et par ailleurs députés ou sénateurs. Nous avons ainsi une conférence des maires élargie aux parlementaires anciens maires, et c'est finalement là que les décisions se prennent. Force est finalement de constater que c'est lorsque les élus de la majorité prennent le café, avant la conférence des maires, qu'on a l'impression d'être au coeur du pouvoir.

Charles-Éric LEMAIGNEN, vice-président de l'Assemblée des Communautés de France (AdCF)

Le fléchage a rapproché les modes de fonctionnement d'un conseil municipal et d'un conseil communautaire, en faisant une place, au sein de celui-ci, aux oppositions. Auparavant, on « parlait de choses sérieuses » en intercommunalité, c'est-à-dire de gestion. La politique était réservée au Conseil municipal. Désormais, les procédures se rapprochent.

Il existe aussi des différences entre l'élaboration de la décision en droit et la pratique de fonctionnement au quotidien. Nous avons tous des commissions des maires. C'est là que se traitent les problèmes. Attention à ne pas instaurer, de ce fait, un fonctionnement en « entre-soi » et attention à la transparence des décisions : si le conseil communautaire devient une simple chambre d'enregistrement, c'est catastrophique pour la démocratie. Les commissions ont aussi un rôle beaucoup plus important, dans une intercommunalité, qu'au sein d'un Conseil municipal : c'est là qu'on territorialise les décisions qui ont été prises. Dans toutes les commissions, on accepte que soient présents des conseillers municipaux non communautaires. Cela va de soi.

Concernant les chartes, nous avons examiné ce qu'il se passait à Nice (une des premières qui aient été établies), à Mulhouse, à Montpellier, à Nantes. Trois grands principes figurent dans notre charte. En premier lieu, le maire est la clé d'entrée des politiques publiques. En deuxième lieu, la gouvernance est politiquement partagée, sans exclusive. Troisièmement, les modes opératoires sont prévus dans la charte de gouvernance, en particulier en ce qui concerne la territorialisation des équipements communautaires. Ce sont les trois points essentiels que l'on retrouve d'une manière ou d'une autre dans toutes les chartes mises en oeuvre en France.

Françoise GATEL, sénateur d'Ille-et-Vilaine, présidente de la table ronde

La charte constitue un outil qui a été inventé par les élus. Il me paraît extrêmement intéressant. Lorsque des communes se regroupent, il faut qu'existent en amont un diagnostic et il faut définir un projet. Il faut dialoguer en amont, faute de quoi chacun arrive avec son égoïsme territorial, ce qui ne peut aboutir qu'à l'impossibilité d'agir. Dans l'exemple de la création d'une commune nouvelle, tous les élus « historiques » du territoire travaillent ensemble à un projet. Ils prennent un engagement contractualisé par la charte, affiché devant les concitoyens. C'est donc un engagement irréversible.

Une fois que vous avez constitué votre commune nouvelle, vous n'avez plus qu'à mettre en oeuvre les projets définis. Cela évite des débats interminables, en Conseil municipal, quant aux raisons pour lesquelles davantage d'argent est consacré à la voirie dans telle commune par exemple. La mise en oeuvre de ces chartes est certes exigeante. Je crois que c'est le prix de l'efficacité de l'action publique.

Il est également très important de définir des modes opératoires, ce qui inclut la gouvernance, en veillant à trouver une place pour chacun, sans évincer les maires. Il ne faut pas non plus que ceux-ci décident en catimini. C'est exigeant et complexe mais cela fait tout l'intérêt de l'engagement des élus locaux.

Je vous propose d'ouvrir un nouvel échange avec la salle.

Échange avec la salle

M. MICHAUD, ancien élève de Sciences Po

Comment envisagez-vous la solidarité sociale à l'échelle des intercommunalités ? Nous voyons bien la solidarité territoriale que vous êtes en train de construire. Le social est-il toujours laissé aux collectivités ?

Igor SEMO, Association des Petites Villes de France, maire de Saint-Maurice

Le Président de la République doit faire des annonces au cours des prochaines semaines à propos de la région Ile-de-France : il est probable que des départements tels que celui du Val-de-Marne soient appelés à disparaître. Leur principale compétence est l'action sociale, laquelle pourrait être réaffectée aux territoires. Ceci nous est présenté comme un progrès en termes de proximité ou de simplification. Outre la question de la période de transition, qui va se poser, des interrogations se font jour en termes de solidarité, car les enjeux de solidarité sont peut-être traités de façon plus pertinente à l'échelle de départements tels que le Val-de-Marne et la Seine-Saint-Denis plutôt qu'à l'échelle d'un plus vaste territoire, compte tenu de la diversité des situations qui existent en petite couronne parisienne. Je ne crois pas qu'il soit prévu la mise en place de systèmes de compensation ou de solidarité interterritoriaux. À titre d'illustration, je suis vice-président du Conseil départemental du Val-de-Marne, chargé du numérique. Nous avons aujourd'hui 156 agents, pour 90 élus. Dans un horizon de quatre ou cinq ans, si le département disparaît, nous aurions environ 3 000 agents, selon nos estimations.

Charles-Éric LEMAIGNEN, vice-président de l'Assemblée des Communautés de France (AdCF)

Si la compétence sociale était assez rarement exercée par l'intercommunalité, de nombreux CIAS se développent désormais. Un rapport rédigé par Loïc Cauret, président délégué de l'AdCF, sur les compétences sociales des intercommunalités, répondra largement à votre question.

L'intercommunalité peut participer à la solidarité sociale au travers des questions de tarification. Il existe des expériences intéressantes, en matière de tarification des transports en fonction du quotient familial, à Strasbourg, Rennes ou Grenoble par exemple. Je suis convaincu que nous devrons nous interroger, dans le cadre du débat sur le nouveau modèle financier des collectivités locales, la répartition entre le contribuable et l'usager. Les fiscalités affectées sont conceptuellement très proches. À Strasbourg, la gratuité a été supprimée mais une tarification basée sur le quotient familial permet d'avoir le même produit qu'auparavant, ce qui me semble plus sain et politiquement plus judicieux.

Françoise GATEL, sénateur d'Ille-et-Vilaine, présidente de la table ronde

Nous avons vu que l'action sociale était plus développée dans les intercommunalités. Prenons l'exemple de la petite enfance. Les modes d'accueil et de garde constituent une vraie préoccupation pour les familles, dans tous les territoires. C'est souvent l'interlocuteur sous la forme de la communauté de communes qui a inventé des réponses en matière de garde collective (par exemple les crèches), de soutien et d'accompagnement des maisons d'assistantes maternelles et de mise en réseau de ces dernières, afin de les professionnaliser et les socialiser. Des réponses et des engagements émergent également au niveau des intercommunalités, en matière d'action sociale, du fait de la désertification médicale en milieu rural. On invente des maisons de santé et les ARS exigent souvent que celles-ci soient créées à l'échelle d'un périmètre intercommunal. Les intercommunalités s'impliquent de manière très forte, notamment en milieu rural, sur le vieillissement, avec les aides de maintien à domicile (portage de repas, aide à domicile). Les intercommunalités ont apporté ces réponses de proximité que les départements n'apportent pas et que les communes ne peuvent apporter. Elles sont parfois difficiles à mettre en place dans les très grandes intercommunalités. On a souvient dit que l'intercommunalité n'avait pas généré d'économies. Elle a cependant permis la mise en place de nouveaux services, répondant à de nouveaux besoins. Ces services, en matière d'action sociale, en fournissent un bon exemple.

Albert PEIRANO

Je suis professeur d'université et ancien maire d'une petite ville. Il a été question tout à l'heure de mobilité et d'aménagement du territoire, à l'échelle de petits territoires. Le Gouvernement vient de présenter un projet de loi sur le réseau ferroviaire. Un rapport avait été remis auparavant au Premier ministre. Son auteur a été auditionné ici au Sénat. Il y a, dans cette démarche, une arrière-pensée en faveur de l'ouverture à la concurrence, qui sera bénéfique aux grandes lignes (rentables) au détriment des petites lignes. Comment allez-vous défendre les citoyens qui habitent dans ces territoires, déjà confrontés à des difficultés en termes de mobilité ?

Françoise GATEL, sénateur d'Ille-et-Vilaine, présidente de la table ronde

C'est un enjeu d'avenir que j'engloberais dans le thème de l'accessibilité.

Charles-Éric LEMAIGNEN, vice-président de l'Assemblée des Communautés de France (AdCF)

En tant que vice-président du GART, je peux commencer à répondre à cette question. L'ensemble des associations d'élus a hurlé lorsqu'a été évoquée la suppression des lignes 7 à 9. Lorsque M. Spinetta mentionne, dans son rapport, les externalités, il n'évoque même pas l'aménagement du territoire, ce qui me paraît assez surprenant. Une chose est sûre : on ne doit pas laisser un territoire sans solution de mobilité.

En revanche, s'arc-bouter sur la nécessité de conserver toutes les lignes ferroviaires est un mythe. J'ai été directeur général de région. Lorsqu'on supprimait un arrêt de train alors qu'il y avait une montée par semaine, tout le Conseil municipal était dans la rue en écharpe, affirmant qu'on tuait le village. Il faut être sérieux. Nous devons raisonner en termes de mobilité et non en termes d'outil. Chaque outil a son rayon de pertinence. Il ne faut laisser aucun territoire sans solution de mobilité. Là se trouve l'enjeu essentiel.

Frédérique BONNARD LE FLOCH, France Urbaine, vice-présidente de Brest Métropole

Je suis habitante d'un des rares territoires qui s'appelle métropole mais à partir duquel il faut plus de quatre heures pour rallier Paris. Nous étions présents ici, la semaine dernière, avec ma présidente de département et l'ensemble des conseillers départementaux, portant nos écharpes d'élus du Finistère, pour affirmer que le train était pour nous un outil structurant d'aménagement du territoire de long terme. Certains territoires peuvent trouver d'autres solutions de mobilité. En Bretagne, et particulièrement en Bretagne occidentale, la bataille de l'accessibilité par le rail n'est pas terminée. Nous sommes au bout du territoire. Nous devons être reliés, faute de quoi nous sommes morts. Vous allez beaucoup entendre parler de nous dans le cadre de la loi « mobilité », dont le débat s'ouvre sous de mauvais auspices.

Françoise GATEL, sénateur d'Ille-et-Vilaine, présidente de la table ronde

Il n'y aura pas de développement équilibré du territoire sans réponse aux enjeux de mobilité. À cet égard, il n'existe pas d'outil unique : il faut prendre le temps, dans chaque territoire, d'analyser les besoins.

J'habite et ai été présidente d'une intercommunalité qui se trouve à côté d'une métropole. Celle-ci n'a jamais accepté d'adapter son réseau de transport au territoire vécu. Une commune du territoire faisait partie d'une communauté de communes (que je présidais). Ses habitants voyaient deux bus passer. Le premier était celui de la métropole, qui devait traverser la commune pour desservir des habitants de la commune contiguë. Ce bus, généralement à moitié plein, passait et ne s'arrêtait pas. Dix minutes plus tard passait celui du département, qui s'arrêtait. J'ai dû me montrer un peu provocante pour faire comprendre l'absurdité de cette situation, en soulignant que même en Afrique du Sud, les blancs et les noirs empruntaient les mêmes bus - propos qui a beaucoup fâché le président de la métropole et celui du département.

Je crois qu'il existe une fracture territoriale dans ce pays. Mais il faut trouver la réponse pertinente, qui n'est pas la même partout. Elle ne peut être la même à Orléans et en Bretagne, qui est une péninsule. Dans une économie mondialisée, loin des centres de décision, pour avoir la chance de garder une économie, l'accessibilité est essentielle. Comment aurez-vous des sièges d'entreprises agroalimentaires dans les Côtes d'Armor ou dans le Finistère s'il n'y a pas d'accessibilité ? C'est d'ailleurs la raison pour laquelle nous nous sommes battus pour Notre-Dame-des-Landes. Si chaque citoyen va se battre pour défendre le train qu'il ne prend jamais, au cas où, un jour, il en aurait besoin, nous n'allons pas y arriver. Il faut accepter de dialoguer et de trouver des réponses partout, en faisant une place à des réponses novatrices.

Je me trouvais hier à Rennes, où l'on a érigé une rocade en forteresse médiévale, en conséquence de quoi tous ceux qui n'ont pas les moyens d'habiter dans la ville vont habiter à l'extérieur. Ils liront dans la presse les articles consacrés aux nouvelles mobilités mais eux seront condamnés à rouler au diesel.

TABLE RONDE N°3, PRÉSIDÉE PAR ÉRIC KERROUCHE, SÉNATEUR DES LANDES :
« LES ENJEUX ET LES LOGIQUES D'ACTION À L'oeUVRE »

Participent à la table ronde :

Estelle BOMBERGER-RIVOT, maître de conférences à Sciences Po, chercheur au sein de la Chaire « Mutations de l'Action publique et du Droit Public » (Sciences Po) ;

Françoise LARPIN, associée et directrice nationale, secteur public local, KPMG (partenaire de l'étude) ;

Françoise GATEL, sénateur d'Ille-et-Vilaine ;

Emmanuel DUPONT, responsable de la mission Stratégie de Recherche et d'Innovation au Commissariat général à l'Égalité des Territoires ;

Laurence LEMOUZY, directrice scientifique de l'Institut de la gouvernance territoriale ;

Patrick LE LIDEC, professeur à Sciences Po ;

Véronique ROBITAILLE, directrice de l'INET ;

La table ronde est présidée par Éric KERROUCHE, sénateur des Landes.

1. Introduction

Estelle BOMBERGER-RIVOT, maître de conférences à Sciences Po, chercheur au sein de la Chaire « Mutations de l'Action publique et du Droit Public » (Sciences Po)

Nous avons vu tout au long de la matinée un certain nombre de mécanismes mis en oeuvre par les acteurs locaux et leurs conséquences, au travers de témoignages concrets. Au-delà du constat de court et moyen terme qui a été dressé, nous pouvons réfléchir plus largement à ce que ces mécanismes provoquent, d'une façon plus générale, sur l'organisation territoriale. Nous allons essayer de pousser cette réflexion, amorcée ce matin, dans une vision plus prospective.

Comme nous l'avons vu, ces mécanismes aident les collectivités à s'agencer entre elles. Ils contribuent également à construire des systèmes d'organisation locale.

Par le biais du rapport que nous avons rédigé, nous avons relevé trois grands mouvements à l'oeuvre actuellement au sein des territoires :

- une différenciation territoriale ;

- une territorialisation de l'action publique ;

- un recours renouvelé au principe de subsidiarité.

Le point commun de ces trois mouvements est de contribuer à organiser une coopération et d'édifier des systèmes différenciés.

Qu'entend-on par différenciation territoriale ? À l'évidence, l'organisation territoriale actuelle s'éloigne d'une construction traditionnelle dans laquelle les collectivités sont constituées en ensembles uniformes, fondés sur des catégories de collectivités relativement homogènes, même si l'on constatait déjà quelques écarts de fonctionnement.

Dans le schéma initial que nous avions en tête, les mêmes collectivités disposaient des mêmes compétences. Depuis quelques années, ce n'est plus le cas : la différenciation va laisser apparaître, ici ou là, des adaptations locales fondées sur des singularités d'ordre culturel, historique, politique. La différenciation territoriale va en fait reconnaître la possibilité donnée aux collectivités de disposer d'un cadre institutionnel spécifique.

Cette différenciation naît de la rencontre d'une double volonté :

• celle du législateur, qui souhaite donner de la souplesse aux acteurs locaux ;

• celle des collectivités, qui souhaitent s'organiser, en partie, selon leurs besoins et leurs projets.

Cette différenciation va donc être organisée par les collectivités elles-mêmes, dans un cadre fixé par le législateur. C'est une forme de faculté d'auto-organisation qui commence, semble-t-il, à émerger dans notre droit.

Ainsi, par exemple, les départements ne disposent plus des mêmes compétences selon qu'une métropole se trouve ou non sur leur territoire. Le cas le plus frappant est celui de la métropole de Lyon et du département du nouveau Rhône. Nous avons vu également ce matin que les EPCI ne disposaient pas des mêmes compétences selon qu'ils sont situés en zone urbaine ou rurale, selon qu'ils se trouvent à proximité ou non d'une métropole, selon qu'ils sont intégrés ou non à un pôle métropolitain.

Venons-en à la territorialisation de l'action publique. On constate que les collectivités vont mettre en place des mécanismes pour agir au plus près des récepteurs de l'action publique. Le mouvement actuel que chacun constate est celui de développement d'une stratégie de visibilité territoriale. De nombreuses collectivités se rassemblent avec pour moteur d'être plus grand pour être plus efficace, ce qui les oblige à territorialiser davantage leur action afin d'agir au plus près du récepteur, que celui-ci soit l'élu ou l'électeur.

La région Grand-Est est par exemple issue de la fusion de trois anciennes régions. Elle a territorialisé son action en instituant trois Maisons de la région dans les trois anciennes capitales régionales. Elle a également institué douze agences territoriales afin d'agir et exister au plus près des habitants.

De la même façon, métropoles et EPCI ont développé des relations internes avec leurs communes-membres, par exemple par l'intermédiaire des conférences des maires, qui ont été évoquées ce matin. Elles sont facultatives pour les EPCI mais de plus en plus présentes. Une proposition de loi sénatoriale avait d'ailleurs proposé, en décembre dernier, d'étendre le principe de cette conférence des maires à toutes les intercommunalités de plus de vingt communes. Le risque de la taille est en effet de rendre l'action publique locale compliquée, illisible, opaque, pour les acteurs et surtout pour les citoyens.

Le principe de subsidiarité constitue désormais une préoccupation des élus publics locaux. Entendons par là le fait de laisser les collectivités choisir le niveau qui leur semble le plus pertinent pour agir et exercer telle ou telle compétence. Certes, les compétences locales ne peuvent s'exercer dans des configurations totalement étrangères aux souhaits du législateur : elles doivent s'exercer selon un schéma qu'il a prévu, mais qu'il a aménagé par des mécanismes étudiés ce matin. Certains aménagements locaux vont ainsi faire apparaître des différences importantes en fonction de certains types de compétences.

À titre d'exemple, la compétence relative au tourisme, qui est partagée, se prête assez facilement à toutes sortes de montages juridiques. Son centre d'action stratégique peut être situé à des niveaux très différents suivant les contextes. L'action centrale sera parfois située au niveau de la commune. C'est notamment le cas des communes classées. Il sera parfois situé au sein d'une association regroupant plusieurs intercommunalités pour agir sur un territoire un peu plus grand. Parfois, le centre stratégique se situera au sein d'un département. C'est le cas de la Savoie. Parfois encore, il peut se situer au niveau de la région - nous retrouvons là l'exemple breton. Il existe différentes formes d'exercice de cette compétence, à travers les associations, les régies, les sociétés publiques locales, etc.

Faut-il laisser les collectivités s'organiser entre elles ? Sans doute le faut-il, car il semble que cela soit efficace et promeuve une gestion pertinente des compétences considérées. Cependant, le législateur doit veiller à ce que cette organisation en mouvement perpétuel, cette tectonique des plaques de l'organisation territoriale réponde aux enjeux démocratiques essentiels que constituent par exemple le principe de transparence et celui de la consultation des citoyens.

L'organisation à la carte ne doit pas devenir une sorte de « concours Lépine » de l'organisation locale la plus compliquée, ni masquer des dépenses excessives ou une gestion publique obscure. De la même manière, les logiques d'action doivent permettre d'inclure mieux et sans doute différemment les citoyens, faute de quoi la complexité territoriale institutionnelle, mêlée à la complexité de l'organisation conventionnelle, risque de constituer un paravent derrière lequel nul regard autre que celui de l'expert ne pourra plus comprendre le fonctionnement.

Les intervenants de cette troisième table ronde vont nous éclairer sur un certain nombre de ces enjeux, récents ou plus anciens et nous avons hâte de les entendre.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Merci beaucoup pour cette introduction.

La différenciation territoriale française est récente, dans un pays de très forte tradition centralisatrice, où le mouvement de différenciation s'est accentué principalement depuis 1982. Cette problématique inclut la question du point jusqu'auquel on souhaite aller.

Il existait des différenciations antérieures. On connaît celle de l'Alsace-Lorraine et celle de la Guyane. La question centrale, en matière de différenciation, vise à savoir si des niveaux comparables peuvent agir de façon différente, en butte avec les principes mêmes du modèle républicain. Cette question se pose avec acuité, alors que l'on s'interroge quant à l'opportunité d'introduction du mot « corse » dans la Constitution. Je ne sais trop, pour ma part, ce que cela veut dire dans la mesure où la collectivité de Corse dispose déjà d'un statut particulier.

La différenciation de l'action publique s'est accrue au cours des années 80 et 90 à la faveur des mouvements de globalisation et d'européanisation, qui ont favorisé une plus grande mobilité des ressources, lesquelles peuvent quitter les territoires. Ceux-ci ont donc intérêt à relocaliser les avantages afin de continuer à exister, attirer de la valeur et générer des externalités positives. Tous les acteurs sont en concurrence avec tous dans ce monde, même s'il existe différents niveaux. Lorsqu'on est une métropole, on est en compétition avec des métropoles de niveau européen, ce qui accentue des mouvements de déterritorialisation de l'action publique, paradoxalement, au moment où l'on donne davantage de moyens à ces métropoles.

La territorialisation de l'action publique ne s'opère pas nécessairement avec un accompagnement franc et massif de l'ensemble des services de l'État. Nous avons connu une période qui a pu faciliter cette évolution puis, après 2007, une tendance opposée. Où se situe l'État local dans ces évolutions ? Sans doute se trouve-t-il au niveau régional, avec des résistances au niveau départemental qu'il faut aussi reconnaître.

L'ensemble des périmètres sont interdépendants et imbriqués les uns avec les autres, ce qui rend difficile la mise en oeuvre d'une subsidiarité au sens où on l'entend dans d'autres pays européens.

Enfin, les évolutions récentes des intercommunalités et des régions remettent en perspective la question de la subsidiarité et celle de la territorialisation : comment se redéfinir en tant qu'institution publique, avec un périmètre qui change, obligeant à redéfinir l'action politique et l'identité de l'institution ?

2. Vers une différenciation territoriale facilitée

Patrick LE LIDEC, professeur à Sciences Po

Il me semble important d'avoir à l'esprit qu'il existe une part choisie de différenciation, relevant de la stratégie de l'État : à travers la fusion des grandes régions, celui-ci a souhaité différencier l'organisation territoriale, de même que pour les métropoles. Une autre part de la différenciation est plutôt subie, du point de vue de l'État, dans la mesure où de nombreux dispositifs dont il a été question (délégations de compétences, transferts de compétences, mutualisations de services, chef de filât, etc.) visent en fait à préparer des logiques de fusion verticale que l'on observe à peu près partout dans les pays de l'OCDE, moyennant une diminution très significative du nombre d'entités.

Ce mouvement s'opère, dans certains pays, de manière assez brutale et autoritaire. D'autres se montrent plus soucieux des libertés locales. Des résistances s'organisent parfois, par exemple dans des Institutions comme celle où nous nous trouvons. Le choix qui est fait peut alors conduire à organiser des délégations de compétences, les acteurs publics ayant l'obligation de choisir, dans une liste prédéfinie, un certain nombre de compétences à transférer.

Nous sommes donc en présence de deux choix assez différents. Le premier consiste à différencier l'organisation territoriale en fonction par exemple de la densité de population sur les territoires. Dans le cas de la Corse, il existe une rationalité à vouloir différencier un territoire qui subit une insularité, ce qui n'est pas sans conséquence économique sur son développement. Les îles ont des statuts particuliers car elles sont soumises à des sujétions particulières, ne serait-ce qu'au regard du développement économique - le coût des transports interdisant à certaines industries de s'y développer.

S'agissant de la reconnaissance des différences objectives et de leur prise en considération, il faut que cette différenciation choisie reflète des motifs d'intérêt général. C'est là que les choses doivent être examinées avec attention : l'adoption d'un statut particulier peut constituer une opportunité pour fabriquer des règles électorales sur mesure, définir des attributions de compétences particulières ou des exceptions qui n'auraient pas de justification au regard des motifs d'intérêt général. Le Conseil Constitutionnel examine alors les choses de près, attaché qu'il est au principe d'égalité. Il posera donc sans doute des limites au regard du principe de différenciation choisie.

S'agissant de la différenciation subie par l'État et choisie par les collectivités, on peut penser qu'elle est, en large part, transitoire. Nous avons vu qu'une certaine liberté a été donnée aux collectivités au moment de leur création, conduisant à créer, le cas échéant, des enclaves ou des discontinuités territoriales. Puis l'État a « sifflé la fin de la récréation », considérant que toute commune devait appartenir à une intercommunalité d'au moins 5 000 habitants - seuil passé ensuite à 15 000 habitants.

Tous ces dispositifs, qui semblent teintés d'une logique de subsidiarité, me semblent donc plutôt renvoyer à une logique incrémentale de la part de l'État, lequel autorise un certain nombre d'avancées là où les acteurs y sont prêts. La symétrie institutionnelle que l'on peut observer est, pour une part, transitoire et se traduira sans doute par une nouvelle « symétrisation » à moyen ou long terme.

Laurence LEMOUZY, directrice scientifique de l'Institut de la gouvernance territoriale

Il est vrai que la différenciation se met ne oeuvre depuis 1982 mais semble s'accélérer depuis 2010, puisqu'on s'oriente vers une carte institutionnelle à géométrie variable. La différenciation nous dit que le grand récit de l'unité se trouve en tension avec les diversités. On se rend compte qu'on ne peut administrer le même médicament à des territoires ne souffrant pas des mêmes maladies. L'équation selon laquelle l'uniformité génère de l'égalité ayant été, ici ou là, remise en cause, un tabou a été levé, en montrant que l'uniformité institutionnelle n'avait pas garanti tant que cela l'égalité des territoires et qu'il fallait aujourd'hui traiter de front leur diversité.

À partir de la réforme constitutionnelle de 2003, la décentralisation, en tant que phénomène juridique, s'est déplacée virtuellement, selon un axe allant d'un État unitaire plus ou moins décentralisé vers un État qui ne cesse de se proclamer unitaire mais qui s'accepte de plus en plus comme différencié, peut-être régionaliste, avec des accents d'autonomie ici et là.

Les acteurs universitaires qui travaillent avec nous et moi-même voyons quelques vertus dans ce mouvement : peut-être allons-nous pouvoir nous défaire d'un mode binaire de raisonnement consistant à opposer administration et décideurs politiques, État unitaire et État fédéral. Peut-être la décentralisation va-t-elle nous permettre de constituer un mode de sortie de l'État unitaire sans nécessairement entrer dans une logique de fédéralisme qui ne correspond pas à notre Histoire. On commence à penser l'État en dehors de cette opposition entre État unitaire et État fédéral. Nous avions organisé en 1992 un colloque présidé par Michel Crozier, qui s'intitulait « la décentralisation, une réforme de l'État ». C'est bien ce que fut la décentralisation. Peut-être faut-il qu'elle soit pensée aujourd'hui par les acteurs locaux eux-mêmes, qu'ils s'émancipent de la façon dont l'État l'a toujours pensée et qu'ils la pensent par eux-mêmes.

Une autre vertu de cette différenciation, sous l'angle institutionnel, réside dans le fait que cette différenciation institutionnelle des pouvoirs locaux ne vaudra sans doute que par la différenciation politique qu'elle induira. On peut imaginer une différenciation politique entre différents niveaux de collectivités. Ne pouvons-nous pas imaginer par exemple une séparation, au sein d'une région, entre la fonction délibérative et la fonction exécutive ? Le rôle politique des régions ne sera-t-il pas de contribuer davantage au développement du système « France », plutôt que de voir chaque territoire essayer de tirer la couverture à lui ? N'est-ce pas aussi une façon de sortir des intérêts catégoriels pour comprendre que la décision ne relève plus d'une ligne hiérarchique aujourd'hui mais implique de s'asseoir plutôt en cercle et de passer des accords afin de produire plus intelligemment qu'aujourd'hui l'action publique territoriale ?

Il a fait froid ces derniers temps. Souvent, la température ressentie était très inférieure à la température mesurée. J'ai l'impression que les collectivités sont un peu dans cette posture. Le mouvement va vite et elles ont l'impression que les choses vont encore plus vite. Le Gouvernement ouvre des portes, lance des réflexions sur ces questions liées à la différenciation. Je pense par exemple à la réflexion lancée dans le Haut-Rhin et le Bas-Rhin, en vue d'une fusion institutionnelle qui donnerait naissance à une collectivité locale unique, tout en restant dans la région Grand-Est, non juste comme « meccano » institutionnel mais pour obtenir des compétences précises et reprendre notamment le développement économique à la région, alors qu'à côté se trouveront encore les ex-territoires Champagne-Ardenne et Lorraine, où le développement économique resterait à l'échelon régional. Le Premier ministre a demandé au préfet de la région Grand-Est de travailler, en concertation avec les autres échelons, sur ces scenarii.

Le curseur se déplace et il me paraît intéressant que, dans cette fenêtre de tir, les acteurs publics locaux inscrivent cette question d'eux-mêmes à l'agenda national. Je trouve que les questions territoriales sont beaucoup trop inscrites à l'agenda public par l'échelon national lui-même. Les acteurs locaux devraient davantage s'unir pour s'emparer de ces enjeux. Après tout, sans parler de subsidiarité, le niveau national vient du bas.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Je suis d'accord avec vous quant à la capacité à aller vers davantage de gouvernance. Cela va à l'encontre de la personnalisation des institutions politiques, qui est de plus en plus forte et un peu accélérée par la taille des institutions.

S'agissant de la différenciation territoriale, un volant a sauté du fait de la possibilité d'avoir une institution multi-niveaux, ce qui n'était pas possible auparavant. Une incarnation de cette possibilité sera la métropole, qui peut toucher, comme à Lyon, tous les niveaux institutionnels (à part le niveau régional).

Véronique ROBITAILLIE, directrice de l'INET

Il a été dit en introduction que cette différenciation résultait d'une double volonté du législateur d'une part et des collectivités d'autre part. De mon point de vue, le législateur est unique mais les collectivités locales sont multiples. L'exemple du Grand-Est me semble intéressant. Le législateur a fait le choix de modifier les contours des régions et de placer la capitale régionale à Strasbourg. Dans le même temps s'affirme une collectivité toute jeune, avec toutes les difficultés organisationnelles que cela induit. Émerge ainsi la volonté politique d'avoir une collectivité différente sur ce même périmètre géographique, ce qui pose la question de cette différenciation et de la mesure dans laquelle il faut voir dans cette démarche des collectivités locales une recherche d'unité, à la faveur d'un dialogue bienveillant entre elles, face au législateur et au cadre qu'il a posé.

Comme vous le savez sans doute, les électeurs avaient été interrogés, il y a quelque temps, quant à l'éventualité d'une fusion entre les deux départements. Une majorité de personnes s'étaient prononcées en faveur de cette fusion, mais, du fait des mécanismes en place, cela n'a pas eu lieu. Un autre choix a été fait, celui de la mise en place de cette grande région, qui fusionne en ce moment ses dispositifs, afin de recréer à cette échelle des politiques publiques qui prennent, ce faisant, une autre dimension. Dans ce territoire émergent d'autres volontés, qui deviennent un sujet de débat, considérant que chacun a le droit de s'organiser, ce qui pourrait mettre à mal cette nouvelle organisation définie par la loi sans qu'elle n'ait le temps de produire ses effets. Son efficacité pourrait donc difficilement être mesurée.

Il y a longtemps que les uns et les autres ont cessé de chercher le territoire pertinent : tous s'accordent désormais à reconnaître qu'il s'agit du territoire du projet. Il n'est donc pas unique. Pour qu'il y ait un projet, il faut que des individus se réunissent, créent des légitimités de gouvernance et des habitudes de travail ensemble dans un périmètre géographie donné. Ce doute permanent, concernant les interlocuteurs, et cette instabilité des organisations me semblent aujourd'hui constituer une fragilité dans le dispositif.

Françoise LARPIN, associée et directrice nationale, secteur public local, KPMG (partenaire de l'étude)

J'accompagne depuis trente ans la décentralisation. J'ai débuté à la DGCL en 1982, c'est-à-dire aux débuts de la décentralisation. Je n'ai connu que la différenciation tout au long de ma vie professionnelle : il y a toujours eu des territoires innovants. Nous avons connu la péréquation fiscale, en Bretagne, puis les pays, apparus d'abord en Bretagne également. De nombreuses innovations et expériences ont vu le jour sans aucune base légale. La loi de 1980 a par exemple légalisé la péréquation fiscale. Les pays ont ensuite été inscrits dans la loi Voynet mais l'État n'avait pas nécessairement pensé à ce type de dispositif. Ce sont bien les collectivités territoriales qui ont innové en se proposant mutuellement des évolutions au sein d'intercommunalités, au niveau des régions et dans des départements. Ces innovations, via les benchmarks évoqués ce matin, ont été diffusées, avant que d'autres territoires ne les adoptent, généralement en les adaptant à leur territoire.

À mes yeux, la différenciation est à la fois derrière nous, en cours et devant nous. Nous voyons bien que ce n'est pas toujours l'intérêt général qui prime dans les solutions adoptées : ce sont parfois ceux des personnes en place, qu'il s'agisse des élus locaux ou des fonctionnaires, car ces évolutions peuvent remettre en cause des pouvoirs, des indemnités perçues par les élus et des avenirs politiques. Les solutions trouvées sont souvent des compromis qui tiennent compte de ces éléments. Je travaille actuellement sur la fusion d'un département avec une métropole. Je ne dévoilerai pas leurs noms mais je puis témoigner du fait que les solutions dont nous discutons dans ce dossier tiennent essentiellement compte de la période préélectorale : que va-t-il se passer dans deux ans ? Que vais-je gagner ou perdre ? Nous voyons que la solution qui sera sans doute proposée au Gouvernement, une fois que le sujet sera mûr, tiendra autant compte de l'intérêt général que de celui des acteurs politiques en place.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Il y aurait beaucoup de choses à dire de la notion d'intérêt général en tant que tel mais ce serait beaucoup trop long.

Emmanuel DUPONT, responsable de la mission Stratégie de Recherche et d'Innovation au Commissariat général à l'Égalité des Territoires

Pour aborder cette question du territoire, nous pourrions la revisiter en nous interrogeant quant à la pertinence d'une réflexion s'inscrivant dans l'acte II des rapports entre l'État et les collectivités, c'est-à-dire la décentralisation.

Nous ne pouvons plus ouvrir le journal sans constater que tout est territorialisé. Ce n'est plus l'État qui maîtrise cet agenda : c'est la société qui est obsédée par la question territoriale. Ce phénomène me semble révéler une évolution majeure : elle ne se joue plus selon un axe vertical (État contre collectivités). Il met en évidence la montée d'une société civile composée d'entrepreneurs, d'associations, de citoyens, de réseaux, etc. face à un appareil administratif (d'abord l'État, très fort, de l'après-guerre à nos jours, puis les collectivités) qui tend à s'effacer pour laisser la place à une nouvelle ère, postérieure à la décentralisation.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Cela remet d'ailleurs en cause l'agenda électoral. Il n'y a pas nécessairement de congruence entre les attentes locales et l'agenda électoral.

3. La territorialisation de l'action publique

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Un de mes collègues, Bruno Hopstein, estime qu'un moment de différenciation territoriale s'est produit et a laissé place à une normalisation de la territorialisation de l'action publique. Je crois qu'il prend l'exemple de la rénovation urbaine, en nous montrant qu'il existe des dispositifs qui sont reproduits partout, de la même façon sur l'ensemble du territoire, niant l'idée d'une territorialisation de l'action publique.

Véronique ROBITAILLIE, directrice de l'INET

C'est un sujet particulièrement prégnant pour une école formant les cadres de direction des grandes collectivités. En effet, on augmente la taille des organisations. Comment allier ce changement de taille avec la proximité de mise en oeuvre des politiques publiques - les collectivités locales étant, à la faveur des lois de décentralisation, les instances qui délivrent le service public du quotidien ?

La question consiste à savoir où placer le curseur afin de trouver un équilibre entre les coûts de structure - générés par de grandes organisations - et les coûts de transaction, qui sont générés par des organisations plus matricielles et plus collaboratives, étant entendu que la réunionite peut s'en trouver augmentée et venir mettre à mal l'efficacité ainsi que l'opérationnalité des agents sur le terrain. À côté des systèmes procéduraux dans le pilotage, ces organisations développent de plus en plus un travail sur les processus et sur les réseaux métier, venant contrebalancer des logiques de pilotage centralisé. Je rappelle souvent à nos élèves que la grande différence entre la déconcentration et la décentralisation ne tient pas à l'efficacité mais au projet politique et au niveau de démocratie de proximité. Se pose aujourd'hui la question de la façon dont on fait vivre cet élément démocratique, qui est l'essence même de la décentralisation.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Vous avez tout à fait raison. Un très bon ouvrage collectif est paru il y a peu sur la proximité en politique. Nous voyons les limites de ce mot, employé dans de multiples contextes.

Un politologue souligne dans ses travaux que de la même façon que les fonctionnaires territoriaux, formés dans le même moule, pratiquent en gros les mêmes politiques publiques, les élus standardisent de plus en plus leurs pratiques, eu égard à la montée des appareils institutionnels et eu égard aux logiques de professionnalisation qui montent en puissance. Tout cela va-t-il à l'encontre de la territorialisation de l'action publique ?

Françoise LARPIN, associée et directrice nationale, secteur public local, KPMG (partenaire de l'étude)

Effectivement, la territorialisation crée des organisations matricielles, dans les territoires « XXL », qui sont en train de fusionner ou qui l'ont été. Le risque est de passer beaucoup plus de temps à s'occuper de la mise en oeuvre de l'organisation que de l'action publique et de la mise en oeuvre des services publics. Cela peut aussi générer des surcoûts. Les dernières études réalisées sur le coût des fusions, notamment parmi les régions, montrent que du fait de l'alignement par le haut des politiques publiques, des régimes indemnitaires et des avantages sociaux, inévitable en cas de fusion, la structure est plus occupée à mettre en place la nouvelle organisation que de la mise en oeuvre des services publics. Le benchmark que nous évoquions ce matin n'en a que plus d'intérêt de façon à aller un peu plus vite, en tenant compte de l'expérience d'autres territoires ayant déjà résolu un certain nombre de questions.

On revient à deux types de territorialisation : celle de l'action des services (par la création de pôles techniques, pour les compétences de proximité, ce qui renvoie à la subsidiarité) et la territorialisation de l'action des élus. Dans de nombreux territoires importants, les débats actuels ont trait à la gouvernance de ces territoires, au rôle des élus, au regard des services publics rendus par les agents de ces pôles de proximité, et à l'autorité qu'ils ont, ou non, ou encore aux marges de manoeuvre dont ils disposent en matière de recrutement et de partage éventuel de ces agents avec le personnel communal. Dans ces territoires, on peut avoir de toutes petites communes qui se trouvent bien contentes de ne plus avoir à exercer la compétence et de grandes communes qui ne souhaitaient pas la partager avec les autres. Cela oblige à des travaux de conception de ces nouvelles organisations afin de déterminer quels moyens humains on y consacre, d'où ils viennent, qui les manage, etc.

On nous demande souvent, dans le cadre de nos missions d'accompagnement, quelle est la meilleure solution pour parvenir à conserver tous les pouvoirs, sans que cela ne coûte plus cher.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Se pose aussi une question de patience politique, car il est évident que les effets ne se mesurent pas au bout d'un an ou deux mais plutôt au bout de dix.

Quant à la capacité de recrutement des élus, cela pose d'autres problèmes tels que la montée des entourages et des collaborateurs, qui peut aussi poser des difficultés.

Je cède la parole à M. Dupont.

Emmanuel DUPONT, responsable de la mission Stratégie de Recherche et d'Innovation au Commissariat général à l'Égalité des Territoires

Je maintiens ma proposition consistant à penser le territoire comme un débordement des appareils administratifs (collectivités et État). Au sein des territoires foisonnent les initiatives et les acteurs portant des thématiques et des solutions nouvelles en matière d'alimentation, de mobilité, de services à la personne, etc. Tout cela est en effervescence. Je passe mon temps à travailler avec eux (associations, ESS, entreprises, etc.).

Ces acteurs sont totalement ancrés dans le local. Le territoire constitue un « chaudron » dont peuvent émerger des solutions innovantes mais ces acteurs revendiquent aujourd'hui une place nationale. On peut faire l'hypothèse que ces acteurs sont en train de faire remonter le territoire au niveau national, ce qui va bien au-delà de la concertation sur les orientations de politique publique. Sur tous ces sujets, l'action publique passe beaucoup moins par les administrations. Ce sont eux qui la portent à bien des égards. D'une certaine manière, ils sont en train « d'horizontaliser » l'action publique et on ne sait plus si ce sont des acteurs locaux ou nationaux, car ils passent de l'un à l'autre en permanence. C'est toute la force de ces réseaux qui sont à la fois professionnels, militants, porteurs de projets locaux et porte-parole, etc. Cette hybridation des univers est en train de faire exploser les échelles sur lesquelles nous nous appuyions pour penser le séquençage et la mise en oeuvre des politiques publiques.

Ces évolutions nous obligent à revisiter notre acception du national. En France, nous avons toujours voulu considérer que le local était l'affaire des collectivités tandis que le national relevait de l'État. Or nous sommes en train de construire une sorte de territorialisation généralisée dans laquelle les acteurs locaux deviennent des acteurs nationaux, et où une action nationale n'est plus forcément étatisée. À bien des égards, ces acteurs portent la différenciation dans la mise en oeuvre des politiques. Il existe des différences de normes que l'on peut souhaiter et encourager. Mais c'est aussi la mise en oeuvre qui fait la différenciation. Or ces acteurs s'inscrivent dans une logique de différenciation en permanence. La notion de politique publique standardisée vole donc en éclats.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Permettez à un ancien président d'intercommunalité d'observer que ces logiques peuvent devenir complexes. Des actions sont entreprises sur les territoires mais cela ne veut pas nécessairement dire « territorialisation ». Elles viennent, selon les cas, accompagner ou s'opposer au projet de territoire porté au niveau électif, ce qui peut poser des difficultés plus ou moins grandes, comme dans le cas de Notre-Dame-des-Landes, pour prendre un exemple extrême. Ce contournement pose aussi des problèmes de légitimité dans l'action publique. Une des conséquences est d'empêcher l'action publique de faire de s'opérer au nom d'un certain nombre de principes.

Laurence LEMOUZY, directrice scientifique de l'Institut de la gouvernance territoriale

Je suis tout à fait d'accord avec Emmanuel Dupont, si c'est pour affirmer que la gouvernance publique est devenue une dimension « normale » de l'action publique. Je vais faire sourire Patrice Durand, qui l'a affirmé il y a des années. On a fait beaucoup de réformes institutionnelles. On s'est beaucoup attaché au « meccano » mais on a peut-être oublié qu'aucun problème sérieux de nos sociétés ne pouvait se traiter à un seul niveau. On a demandé durant des années à la puissance publique de créer des kilomètres de routes, de construire des logements sociaux, de distribuer des allocations sociales. On ne lui demande plus seulement cela aujourd'hui : on lui demande de traiter des problèmes de plus en plus complexes, de gérer l'équilibre des territoires, de lutter contre le réchauffement climatique, de vivre plus longtemps, plus vieux, dans des terres rurales éloignées de tout, avec des services publics à proximité. L'équation est difficile à résoudre. Il faut faire avec cette complexité mais il devient difficile de déterminer comment gérer les flux, après l'avoir fait des stocks : comment faire en sorte que cette mise en réseau des acteurs territoriaux avec des acteurs associatifs et privés ait du sens et produise de l'intérêt général ? Là se trouve la véritable question. Il y a là un impensé. La capacité de coordination des acteurs publics, parapublics, privés est plus que nécessaire. Nous sommes un peu dans l'hésitation. Je cite de nouveau Patrice Durand, car cela fait longtemps que certains ont pointé ces sujets, qui s'imposent avec force aujourd'hui.

Emmanuel DUPONT, responsable de la mission Stratégie de Recherche et d'Innovation au Commissariat général à l'Égalité des Territoires

Nous n'avons pas les outils juridiques, financiers, culturels ni même politiques pour faire cela. C'est un énorme chantier.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Il existe aussi une volonté de raccourcir ou de limiter les capacités d'action des collectivités territoriales, avec la baisse des ressources (qui constitue un mouvement général en Europe), la diminution de l'autonomie financière et fiscale et la capacité de l'État à toujours édicter la norme.

Patrick LE LIDEC, professeur à Sciences Po

Je fais une lecture assez radicalement opposée à celle de mon collège du CGET car je vois partout, depuis la crise de 2008, un mouvement de recentralisation financière, que nous avons vu à travers les réformes successives de la fiscalité locale (qui ne sont pas terminées), à travers les coupes de dotation ou encore à travers la mise en place d'une contractualisation qui nous rappelle l'ère antérieure à 1982. Globalement, le paysage est animé par des fusions tous azimuts et une course à la taille des collectivités imposée, au-delà de l'État, par la Commission européenne, car tous ces mouvements visent à rechercher des économies, même si on ne les trouve pas nécessairement. C'est la croyance qui anime les réformateurs.

À l'intérieur même des intercommunalités sont lancées des fusions pour donner naissance à des communes nouvelles. Cette course à la taille s'observe à peu près partout. Les formes de territorialisation qui voient le jour sont en quelque sorte des éléments qui servent à « faire passer la pilule » : une fois qu'on a centralisé l'exercice d'une compétence, on met en place des mécanismes de consultation de ceux qui apparaissent comme dépossédés. Les conférences de maires, au sein des intercommunalités, jouent ce rôle.

La logique dominante à laquelle nous sommes en train d'assister est celle d'un processus de recentralisation imposé par les États du fait de la crise des ressources. Sans la crise de 2008, nous n'aurions pas assisté à un mouvement de cette ampleur, du moins dans les pays d'Europe du Sud. Ceux d'Europe du Nord avaient initié ce mouvement quinze ans plus tôt, dans la foulée des pays anglo-saxons. Nous avons vu ce mouvement partir de la Nouvelle-Zélande, puis se diffuser en Australie et dans les pays d'Europe du Nord. Je mets à part l'Allemagne, qui a dû absorber sa réunification et qui a lancé des mouvements de consolidation communale. Depuis 2008, nous assistons à un mouvement de rattrapage à marche forcée, qui se traduit par une recentralisation financière et des fusions, auxquelles on ajoute, pour « les faire passer », un peu de déconcentration à travers des espaces de concertation.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Cet effet existe. Je t'invite cependant à animer une conférence des maires, car celles-ci témoignent d'une forte capacité de résistance d'acteurs qui sont censés être dépossédés et qui peuvent activer des logiques dépossédantes. Plus largement, nous voyons une sorte d'épistémè globale, liée à une volonté néolibérale forte, découlant d'une certaine structuration idéologique européenne. Ce n'est pas sans effets sur les institutions ni sur les remèdes que l'on met en place un peu partout, sans être persuadé de l'efficience de l'ensemble de ces institutions, ce qui pose des difficultés d'évaluation.

4. La subsidiarité au coeur des préoccupations des acteurs publics locaux

Françoise LARPIN, associée et directrice nationale, secteur public local, KPMG (partenaire de l'étude)

À mes yeux, la question de la subsidiarité est liée aux deux sujets précédents, à savoir la différenciation et la territorialisation. Nous voyons au sein des territoires, et depuis longtemps, que malgré les textes de loi qui existent, et qui ont défini un certain nombre de contenus de compétences, y compris pour les communautés urbaines les plus intégrées, il peut y avoir des différences extrêmement importantes quant au contenu des compétences réellement exercées. Les compétences de voirie ont été mentionnées à plusieurs reprises ce matin. On voit bien que le contenu même de cette compétence varie fortement suivant les territoires, y compris dans les structures les plus intégrées, qui étaient censées détenir l'ensemble de la compétence. Je ne parle là que du périmètre et non du mode d'exercice de la compétence.

Nous l'avons vu également lors de la création de métropoles, lorsqu'il a été question de transférer les zones d'activité économique des communes ou lorsque des EPCI qui préexistaient ont fusionné. Nous avons vu que dès lors qu'il s'agissait de transférer des zones d'activité qui étaient déficitaires, elles n'étaient plus du tout métropolitaines en termes d'intérêt. L'enjeu était surtout de les laisser aux communes, afin que celles-ci ne transfèrent pas leur déficit à la métropole. À l'inverse, sur d'autres territoires, l'objectif était de tout transférer, au titre de la solidarité, ce qui a grevé les marges de manoeuvre desdites métropoles. Le texte de loi lui-même n'était pas d'une clarté totale sur cette question des zones économiques transférables et les circulaires publiées par la suite n'ont que partiellement éclairé le sujet. Lorsqu'on regarde aujourd'hui les compétences qui peuvent être exercées par les métropoles, les communautés urbaines et les communautés d'agglomération, il est bien difficile de trouver des collectivités les exerçant avec le même périmètre d'action.

Quant à la question visant à savoir la façon dont elles sont exercées, au niveau territorial, nous voyons bien que nous sommes, là aussi, en pleine différenciation. De toute façon, ces périmètres de compétences résultent de compromis. À un instant donné, pour « faire passer la pilule », comme le soulignait Patrick, des concessions peuvent être faites au regard de ce que la loi prévoyait. Il est inévitable d'en passer par là, afin d'obtenir un premier niveau de respect, a minima , de la législation.

Laurence LEMOUZY, directrice scientifique de l'Institut de la gouvernance territoriale

La subsidiarité constitue aussi une philosophie et une conception de la place des acteurs publics, commune au système fédéral. En France, nous l'appelons de nos voeux mais elle nécessitera que l'on arrête de déplorer les conséquences dont on vénère les causes, et de sortir d'un certain nombre d'ambiguïtés. La décentralisation, telle qu'elle a été pensée, a conduit à donner de « petits bouts » d'action publique à de nombreux acteurs. Elle ne repose pas sur le principe consistant à faire confiance à celui qui est le mieux placé pour agir - lequel est parfois le citoyen, un corps intermédiaire ou un acteur non public. La confiance dans l'action publique non étatique est assez étrangère à notre tradition.

Le concept de suppléance est également lié à la notion de subsidiarité : la puissance publique n'intervient que s'il faut suppléer un défaut d'action publique, aider celui qui n'y arrive pas à subvenir à tel service public ou à le mettre en oeuvre. Nous appelons la subsidiarité de nos voeux mais elle suppose quelques renversements culturels au regard de la façon dont nous envisageons le chaînage entre les différents acteurs publics.

Véronique ROBITAILLIE, directrice de l'INET

Je partage ce qui a été dit. La question du niveau le plus opportun pour exercer telle ou telle compétence dépendra aussi des ressources de tel ou tel territoire. Ce qui vaudra sur un territoire ne sera pas forcément vrai dans un autre. Selon que nous serons en présence d'un territoire rural ou urbain, le niveau de collectivité pertinent ne sera pas forcément le même. On n'agira pas non plus de la même façon en fonction des ressources du territoire.

En matière d'action sociale, par exemple, les départements travaillent, pour beaucoup, avec des associations prestataires. Selon le niveau de structuration des associations qui sera présent sur tel ou tel territoire et selon leurs capacités de gestion, on ira vers davantage de subsidiarité pour confier la mise en oeuvre de la politique publique à ces associations, ou vers un schéma plus centralisé.

Nous voyons qu'il est toujours difficile d'agir seul, ce qui pose la question de l'instance de pilotage à privilégier. Il serait idéal que, pour des actions communes, le pilotage se situe parfois au niveau local, parfois au niveau du département ou de la région, voire dans les mains d'un acteur privé. Nous n'avons pas toujours ce recul.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

En effet. Nous avons d'autant plus besoin de subsidiarité lorsqu'on ne veut pas choisir entre les niveaux : elle devient obligatoire si on ne fait pas de choix en termes de compétences. On a tout fait pour ne pas en faire.

Patrick LE LIDEC, professeur à Sciences Po

La difficulté à appréhender les choses sous cet angle est liée à un grand écart entre les raisonnements économiques et les enjeux de pouvoir pratiques auxquels les acteurs sont confrontés. La théorie économique n'est pas toujours très bien comprise et rarement lue. Elle nous dit des choses intéressantes sur la manière d'allouer les compétences entre les échelons, en différenciant notamment selon le type de compétence dont il s'agit. Une croyance fausse voudrait que plus on accroît la taille d'une organisation, plus elle sera efficace. Ceci dépend très largement de la nature des compétences considérées.

Lorsqu'il s'agit par exemple de financer un incinérateur d'ordures ménagères, à l'évidence, il faut accroître la taille car les coûts de structure sont très élevés. Il existe aussi des services intensifs en main-d'oeuvre (haltes garderies, EHPAD, etc.), pour lesquels il n'y a à peu près aucun intérêt à accroître la taille de l'organisation. Les travaux économiques mettent en évidence une courbe en U, c'est-à-dire la production d'économies d'échelle jusqu'à une certaine taille, puis des « déséconomies » d'échelle au-delà de cette taille. Ce que vous avez décrit tout à l'heure à propos des fusions de régions me semble assez bien illustrer ce phénomène. Cela signifie d'ailleurs que les fusions sont souvent réalisées pour d'autres raisons et que la localisation des compétences à un certain niveau ne relève pas d'une rationalité économique. Des éléments de langage économiques sont mis en avant, comme des régions européennes, alors qu'on ne voit pas très bien en quoi elles seraient plus européennes que les précédentes. Il y a d'autres raisons pour lesquelles les réformes sont faites. Les enjeux de pouvoir demeurent, de ce point de vue, centraux, ce qui explique la diversité des formes d'organisation qu'on observe à peu près partout. Il y a là des effets de pouvoir et des effets d'institutionnalisation dans la durée des organisations qui gouvernent les niveaux de localisation des compétences entre échelons.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Je crois en effet que la variable politique a toujours un rôle en matière de subsidiarité. On peut parler de subsidiarité « défensive ». Je citerai une des premières compétences qui fut confiée à l'intercommunalité que je présidais, à savoir la gestion des gens du voyage. À travers cet exemple, la subsidiarité constitue avant tout la capacité à se délester d'un problème qu'on doit traiter légalement mais dont personne ne veut. On le fait « monter » d'un niveau, car on sait que les difficultés monteront également à ce niveau. Bien entendu, cela ne va pas sans problème. Même si la compétence, en l'espèce, est déléguée pour des raisons politiques, on ne va pas jusqu'au bout : on ne veut pas se séparer de la police liée à cette compétence. Cela pose des problèmes de fonctionnement qui vont totalement à l'encontre d'une logique d'efficience.

J'entends la nécessité de mutualiser des EHPAD, notamment sur un territoire intercommunal. Peut-être y a-t-il d'autres choses que l'on peut faire facilement, notamment la mutualisation du « Back Office », c'est-à-dire des structures de gestion qui ne sont pas consommatrices de main-d'oeuvre. Le sujet est relativement compliqué, car la subsidiarité ne se met pas en place seulement pour de bonnes raisons.

Emmanuel DUPONT, responsable de la mission Stratégie de Recherche et d'Innovation au Commissariat général à l'Égalité des Territoires

La question de la subsidiarité est complexe, plus encore s'il s'agit d'imaginer ses prolongements ou ses perspectives futures. La subsidiarité a été pensée dans une vision assez verticale, hiérarchisante de la société, avec des échelles géographiques bien délimitées. Nous allons vers une action publique de plus en plus distribuée entre des acteurs divers, hétérogènes, non hiérarchisée, et cela constitue un changement majeur.

Jusqu'à présent, les acteurs qui faisaient l'action publique s'inscrivaient dans un système de représentation qui est totalement bouleversé actuellement. Celui qui crée sa startup devient un interlocuteur important pour construire une politique publique au même titre qu'un président de région, sur certains sujets. Cela bouleverse les hiérarchies et ce sont de nouveaux sujets. La pertinence ne porte pas seulement sur la question du niveau, d'autant plus qu'il est très difficile de déterminer à quel niveau poser la question de l'alimentation, des mobilités, en fonction des âges de la vie, des déplacements, etc. Dans le paysage qui se dessine, la question de la subsidiarité ne se pose pas en termes de bon niveau mais plutôt d'identification du bon acteur pour agir. Celui-ci est d'ailleurs composite. Il n'y a plus un « bon » niveau pour agir. C'est l'intuition fondamentale que je souhaite partager. Nous sortons d'une vision géographique de l'action publique alors que le territoire a complètement structuré notre pensée. Il est omniprésent mais dissout peut-être, à terme, une vision géographique de l'action publique.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Si l'on se réfère à la pensée de Brenner, on peut considérer que la question se pose dans des logiques « multiscalaires ». Cet enchevêtrement d'actions qui ne sont pas au même niveau, selon les endroits, devient effectivement assez complexe.

Vous ne m'avez pas répondu quant à la logique d'intégration dans un seul niveau de l'ensemble des compétences - ce qui dépasse la question de la subsidiarité, tout en intégrant l'ensemble des territorialisations.

Françoise LARPIN, associée et directrice nationale, secteur public local, KPMG (partenaire de l'étude)

Nous accompagnons un très grand nombre de métropoles, qu'il s'agisse de « vraies » métropoles ou de capitales régionales. C'est une parenthèse, car il existe un label « métropole » qui est un peu utilisé par certains territoires comme une marque. Elles ont les compétences des métropoles, définies par la loi. Ce n'est pas parce que le dispositif est plus intégré en apparence que les problèmes ne sont pas vécus de la même façon que dans les autres territoires dans la mise en oeuvre des compétences.

En témoigne l'exemple des intercommunalités « XXL ». Lorsque vous avez une fusion de dix EPCI, a fortiori s'ils étaient plus ou moins intégrés, les problèmes posés sont assez proches de ceux qui se font jour dans une métropole. Vous fusionnez les compétences par le haut et obligez des territoires qui n'avaient pas intégré un certain nombre de compétences à les intégrer, faute de quoi vous devez recréer des structures telles que des syndicats intercommunaux, pour gérer les compétences que vous n'avez pas réussi à « remonter » au niveau de la nouvelle intercommunalité. Les préfets y sont assez peu favorables, dans la mesure où la loi a pour objectif de diminuer le nombre d'intercommunalités. On doit donc gérer des problématiques de territorialisation de l'action et du rôle des élus, de mutualisation et d'organisation de coopérations entre communes dans les pôles territorialisés. Les débats sont les mêmes.

Le seul cas qui constitue une situation distincte est celui de l'agglomération de Lyon, où a eu lieu une fusion d'un département avec une communauté qui était déjà très intégrée et qui a, de surcroît, territorialisé son action. Il y a tout de même une petite différence. Dans un territoire comme Lyon, où existe une antériorité importante en termes d'intercommunalité, la crainte de création de baronnies a été présente chez les porteurs du projet. Ce sont donc des instances de concertation et d'information qui ont été mises en place, plus que des instances que d'aide à la co-construction des politiques métropolitaines ou des instances ayant un vrai pouvoir sur la mise en oeuvre de décisions. De très nombreux débats traversent les métropoles quant aux pouvoirs donnés aux élus des Conseils municipaux et aux maires, à propos des politiques ou de l'aménagement. Je participais il y a deux jours à une réunion où on m'expliquait que la compétence relative aux gens du voyage était du ressort métropolitain, ce que le maire trouvait dommage dans la mesure où le grillage entourant l'aire d'accueil des gens du voyage était troué. Il aurait préféré que la compétence reste de son ressort.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

C'est vous qui avez dit que les préfets n'étaient pas forcément ouverts sur la question des cartes territoriales. Je le pense assez fortement compte tenu de ce que nous avons vécu dans le cadre de certains SDCI, à propos desquels il y aurait beaucoup à dire.

Je vous propose d'ouvrir un échange avec la salle.

Échange avec la salle

Jean-Roch MAUZY, directeur des affaires juridiques du département de Seine-et-Marne

S'agissant des départements et régions, peut-on encore parler de subsidiarité alors qu'il n'y a plus que des compétences attribuées ?

Véronique ROBITAILLIE, directrice de l'INET

La question se pose en effet : jusqu'à quel point une collectivité locale est-elle capable de porter un projet politique et une vision de citoyenneté vis-à-vis des habitants qui ont élu les membres de l'assemblée ? Lorsqu'on ne demande à une collectivité que de décliner des compétences dont le pouvoir réglementaire relève entièrement du niveau national, cela pose de vraies questions quant à la capacité à porter un projet politique et quant aux finalités du projet de décentralisation lui-même. De mon point de vue, si l'on donne des compétences de gestion, il faut aussi confier une part du pouvoir réglementaire aux instances exerçant ces compétences. Elles pourraient alors retrouver un rôle politique. Dans l'hypothèse inverse, si l'organisation n'est qu'une chambre d'enregistrement de décisions prises ailleurs, il ne faut plus appeler cela une décentralisation.

Françoise LARPIN, associée et directrice nationale, secteur public local, KPMG (partenaire de l'étude)

En apparence, le principe de subsidiarité n'est plus utile pour les départements. En réalité, un certain nombre d'entre eux s'arrangent pour continuer d'agir, notamment en matière de développement économique, en appelant cela du tourisme (qui est une compétence partagée) ou de la culture, si le projet s'y prête. J'ai en tête un récent accord passé entre une région et un département, qui a été écrit pour permettre à celui-ci de continuer d'exercer une compétence que la région n'a pas les moyens financiers d'assumer, cette solution ayant manifestement l'assentiment de la préfecture.

Benoît RUQUIER, Caisse des Dépôts

L'exemple de l'aire d'accueil des gens du voyage me semble très pertinent pour évoquer un problème rarement abordé. Nous parlons en termes de compétences globales (par exemple la définition des aires d'accueil des gens du voyage et leur gestion), sans se rendre compte que la question recouvre nécessairement une part de planification et une part de gestion locale. Je sais bien qu'il ne peut y avoir de tutelle entre collectivités et que confier à la commune la gestion locale de l'aire d'accueil des gens du voyage, alors que la compétence incombe à la métropole, peut poser problème dans les rapports entre les deux échelons. Le rapport de proximité me paraît tout de même essentiel sur ces questions. Peut-être pourrions-nous essayer de trouver une articulation entre les deux niveaux.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Ce n'est pas facile, car il y a la compétence et la territorialisation de la compétence. Il y a des compétences que l'on réclame et d'autres que l'on évite, du point de vue territorial. Il peut en résulter un conflit de légitimité et un affrontement afin de déterminer où peut être exercée la compétence si elle est considérée comme « défavorable ». Il y a là une inadéquation entre le niveau d'exercice et le niveau d'application. Ces conflits de légitimité peuvent monter en épingle, notamment si s'y ajoutent des différences de « camp » politique entre le niveau communal et le niveau intercommunal.

Clément LAFORGE, doctorant à l'université de Rouen

J'aimerais connaître votre avis sur l'avis du Conseil d'État, rendu public la semaine dernière, dans lequel il était question de la différenciation. Ne pensez-vous pas en particulier qu'à trop pousser celle-ci, ne risque-t-on pas de remettre en cause la pertinence des catégories juridiques des collectivités territoriales ?

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Je ferai seulement une remarque en forme de boutade, avant que nos intervenants ne répondent à votre question. Tous les départements s'appellent « départements » mais sont loin de faire la même chose compte tenu des moyens dont ils disposent.

Patrick LE LIDEC, professeur à Sciences Po

Le Conseil d'État défend toujours la même position. Il nous dit que si nous voulons aller plus loin, il faut changer la Constitution. Il est assez peu probable qu'il existe une majorité constitutionnelle pour le faire. Il va donc sans doute se passer peu de chose, au-delà de mesures « cosmétiques », même s'il existe chez un certain nombre d'acteurs la volonté d'aller plus loin dans cette direction. Je pense en particulier au directeur de cabinet du Premier ministre. Il fut un de ceux qui, au moment de la fabrication de la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, fut aux manettes et vînt défendre le projet de révision devant le Conseil d'État, puisqu'il en était lui-même membre. Il avait été délégué par Jean-Pierre Raffarin pour le faire. Le Gouvernement souhaiterait aller plus loin pour satisfaire les élus dans le cadre d'un contrat bien compris. Dès lors qu'il y a une restriction des marges de manoeuvre budgétaires, une forme de compensation peut leur être proposée, à travers une souplesse d'organisation. Nous l'avons vu avec la remise en question de la réforme des rythmes scolaires, sur le thème : si vous voulez faire des économies, on vous donne les moyens de les réaliser, en n'imposant plus de norme centrale.

Cette souplesse est néanmoins sous-tendue, dans la pensée gouvernementale, par la recherche d'économies. La position du Conseil d'État est encore différente : celui-ci défend systématiquement un principe d'égalité, le Conseil Constitutionnel se plaçant souvent sur la même ligne. Ces institutions sont les « gardiens » de l'État. Je ne connais pas ni en France ni en Italie, qui a une tradition juridique assez proche de la nôtre, de jurisprudence des cours constitutionnelles qui soit fréquemment décidée au détriment de l'État et au profit des revendications des collectivités. Si vous en connaissez des exemples, je pense que vous avez un bon article à écrire.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Je vous recommande un article de Sylvain Brouard sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel, montrant qu'au-delà du droit, celle-ci s'aligne assez parfaitement sur les réalités politiques. Cela a été prouvé.

Patrice DURAND, École Normale Supérieure, président du Conseil national de l'information statistique (Cnis)

Je crois qu'il faut être très prudent et différencier de manière très précise ce qui relève des institutions et ce qui relève des organisations. C'est la raison pour laquelle les mécanismes de découplage entre institutions et organisations sont fondamentaux du point de vue de l'action.

La question des institutions renvoie effectivement à celle de l'ordre politique et à des questions assez compliquées sous cet angle. Il existe notamment des rapports de force. Cette question institutionnelle est bien sûr liée à la différenciation territoriale.

Celle ayant trait à la territorialisation de l'action publique porte sur ce que l'on fait et la manière d'agir. Il faut éviter que les principes d'ordre n'empêchent d'agir correctement et que l'action ne soit à contre-courant de ce que l'ordre nous dit qu'il doit être légitimement. Aujourd'hui, on ne sait pas coordonner l'action. C'est un enjeu scientifique et pratique énorme. Nous le voyons dans toutes les disciplines. Résultat, on construit d'énormes bureaucraties en croyant que l'on va mieux articuler les choses. On aboutit avec des coûts de transaction considérables et cela coûte encore plus cher. L'exemple des universités est flagrant et celui de l'Ile-de-France n'est pas beaucoup plus positif.

Tout le monde parle de territorialisation de l'action mais qui sait ce que c'est ? Qui connaît les territoires ? Au sein du Cnis nous remontent en permanence, tant de la part des collectivités territoriales que des préfets et des administrations, le fait qu'ils ne savent pas où chercher les données. Il faut leur expliquer qu'il existe quand même une déconcentration de l'Insee et des services assez compétents qui pourraient les aider. Il n'existe aucune compétence de traitement de ces informations. Nous n'avons pas de compétences statistiques, économétriques, très fouillées sur ces questions. La connaissance en jeu n'est pas du pur « localisme ». On parle de territorialisation de l'action mais on ne connaît pas les territoires, ce qui constitue une situation à la fois paradoxale et caricaturale.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

En outre, on multiplie le recours à des officines qui travaillent régulièrement sur les analyses de besoins sociaux (ABS), à partir de données qui ne sont pas forcément stabilisées partout. Nous connaissons assez mal les territoires et nous connaissons assez mal l'État aussi - lequel se connaît lui-même assez mal.

Je remercie l'ensemble des intervenants qui ont bien voulu se livrer à cet exercice.

III. CLÔTURE DU COLLOQUE : JEAN-BERNARD AUBY, PROFESSEUR À SCIENCES PO, DIRECTEUR DE LA CHAIRE MUTATIONS DE L'ACTION PUBLIQUE ET DU DROIT PUBLIC

Jean-Bernard AUBY, professeur à Sciences Po, Directeur de la Chaire « Mutations de l'Action publique et du Droit Public ».

Je ne reviendrai pas sur la question essentielle des données, que Patrice Durand a évoquée à la fin de nos échanges. Je ne crois pas me tromper en indiquant que la région Ile-de-France a deux ou trois data scientists . Enedis en a 85. Les entreprises françaises sont pourtant un peu en retard.

Je voudrais vous remercier très vivement du débat passionnant que nous avons eu cet après-midi. Je me disais à l'instant que coller ces grandes étiquettes de « différenciation territoriale », « territorialisation de l'action publique », « subsidiarité » sur notre sujet, c'est peut-être lui faire trop d'honneur et le rendre exagérément scrupuleux. C'est peut-être même susciter de la méfiance. Je n'affirme pas qu'il n'y ait pas de rapport entre notre sujet d'étude du jour et ces trois éléments. Il y en a.

Néanmoins, ce que nous avons écrit dans notre rapport peut sans doute se décrire de façon plus modeste. J'assume le fait que nous ayons conçu le programme de l'après-midi, de même que celui de la journée entière. Nous avons travaillé sur six mécanismes concrets (transfert de compétences, délégation de compétences, chef de filât, mutualisation, contractualisation et concertation). Nous ne nous sommes pas lancés dans une étude de la différenciation territoriale ni de la subsidiarité par exemple.

Si l'on considère ces mécanismes avec un peu de modestie, sans vouloir tout de suite les rattacher à de grandes évolutions ou de grands concepts, ils me paraissent constituer des processus d'ajustement entre acteurs locaux au regard de l'exercice de leurs compétences proches. En d'autres termes, ils constituent ce qu'on peut qualifier de marges d'auto-organisation locale que tolère notre système. Dit ainsi, le propos peut susciter un peu moins d'hostilité ou de méfiance.

Ces mécanismes et la façon dont ils sont pratiqués permettent aux institutions locales de s'adapter à une période de transformation assez forte, en trouvant de petits arrangements, rendus nécessaires dès lors qu'on veut absolument faire entrer ces institutions dans de grands moules qui ne leur conviennent pas nécessairement, comme le dirait Patrick Le Lidec.

J'ajouterais volontiers un élément qui transparaît bien dans nos discussions : ces mécanismes permettent aux acteurs de s'adapter au changement et nous avons le sentiment qu'ils sont aussi rendus nécessaires par la difficulté de notre législation à faire des choix sur des questions stratégiques. Jusqu'où l'intercommunalité consomme-t-elle les communes qu'elle englobe ? Quels pouvoirs veut-on bien reconnaître aux régions ? L'ambiguïté qui persiste sur tous ces choix rend nécessaires ces ajustements.

Je ne reviendrai pas sur la question que j'ai effleurée ce matin, relative au poids de ces ajustements dans le système : induisent-ils de fortes variations d'un endroit à un autre ? Je terminerai plutôt sur la question visant à savoir s'il y a lieu d'agir, et pour faire quoi. Nous serons amenés à nous pencher de nouveau sur ces mécanismes dans la foulée de la révision constitutionnelle de cette ouverture à la différenciation. Ce pourrait en tout cas être l'occasion de le faire. Si nous le faisons, dans quelles directions pourrions-nous le faire ? Je crois que ces ajustements, malgré tous leurs défauts, permettant aux collectivités d'ajuster l'exercice conjoint de leurs compétences, sont plutôt salutaires. Ce sont des instruments d'adaptation, même s'ils naissent ou sont parfois utilisés pour de mauvaises raisons.

Dans d'autres systèmes, l'idée selon laquelle les collectivités territoriales ont une forte faculté d'auto-organisation est parfaitement admise. Elle est historiquement évidente en Allemagne, très claire en Italie (où elle apparaît même explicitement dans la Constitution). Nous pourrions la mettre en avant en tant que telle : laisser les collectivités s'organiser elles-mêmes.

Si nous agissons ainsi, sans doute devrons-nous réfléchir aux modalités de régulation de cet ensemble. C'est un peu dispersé. Il y manque des principes communs. Cela supposerait de réfléchir un peu plus en juriste sur les techniques elles-mêmes. Durant la pause, un responsable juridique d'une métropole me disait : « avec les mutualisations, nous allons rapidement buter sur des problèmes de responsabilité et d'assurance ». Toutes les questions relatives au sort des biens et des personnels sont-elles réglées ? Le sont-elles de façon à peu près homogène d'un mécanisme à l'autre ? Cela ne me paraît pas acquis.

Au-delà de la technologie se dessinent plusieurs questions de fond. Nous pouvons souhaiter - c'est notre cas - ouvrir, et même ouvrir en principe, la faculté, pour les collectivités territoriales, de s'auto-organiser sur un certain nombre de points, sans doute pas à n'importe quel prix. Plutôt que de chercher des limites techniques mécanisme par mécanisme, ce qui rendrait les choses peu lisibles, je préférerais que l'on fixe des principes généraux. On pourrait par exemple envisager de considérer que tous ces mécanismes par lesquels on s'entend sur l'exercice de compétences plus ou moins proches devraient être gouvernés par une règle de neutralité financière. Nous pourrions également rappeler, à cette occasion, qu'il existe un principe d'indisponibilité des compétences et qu'aucune collectivité ne peut se dessaisir d'une compétence au profit d'une autre collectivité, sauf si la loi le prévoit expressément. Ces arrangements entre collectivités peuvent également se heurter aux règles de concurrence qui existent en matière de commande publique.

Deux règles de fond me semblent à imposer à tous ces mécanismes. La première serait celle de la transparence, à condition de ne pas rendre totalement illisible l'organisation. Enfin, aucun de ces mécanismes ne doit être utilisé sans consultation de toutes les parties intéressées, ce qui peut inclure les citoyens, si l'importance de l'arrangement mis en place le justifie.

J'ai trouvé cette journée extraordinairement intéressante. Elle nous a heureusement confortés dans la plupart de nos analyses, et nous permettra de les enrichir quelque peu.

Les échanges m'ont rappelé que j'avais omis d'injecter un peu de multi level governance dans l'analyse, mais cela sera corrigé dans la version finale du rapport.

Je termine par une invitation et des remerciements. Comme certains d'entre vous le savent, notre Chaire organise tous les ans un colloque de réflexion sur la réforme territoriale et son état actuel (« les rendez-vous du local ») à Sciences Po. Nous en célébrerons la dixième édition le 5 juin prochain et vous y êtes tous invités.

Je tiens à remercier nos intervenants, les présidents de séance, tous nos partenaires (notamment KPMG) et le Sénat, qui a bien voulu nous accueillir aujourd'hui, en particulier sa Délégation aux collectivités territoriales.

ANNEXE : PROGRAMME DU COLLOQUE

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