N° 605

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2017-2018

Enregistré à la Présidence du Sénat le 27 juin 2018

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) par le groupe de travail sur l' évolution de la situation en Libye (2),

Par MM. Cédric PERRIN, Rachel MAZUIR,

Co-présidents

M. Jean-Pierre VIAL et Mme Christine PRUNAUD,

Sénateurs

(1) Cette commission est composée de : M. Christian Cambon , président ; MM. Pascal Allizard, Bernard Cazeau, Mme Hélène Conway-Mouret, M. Robert del Picchia, Mme Sylvie Goy-Chavent, MM. Jean-Noël Guérini, Joël Guerriau, Pierre Laurent, Cédric Perrin, Gilbert Roger , vice-présidents ; M. Olivier Cigolotti, Mme Joëlle Garriaud-Maylam, MM. Philippe Paul, Rachid Temal , secrétaires ; MM. Jean-Marie Bockel, Gilbert Bouchet, Michel Boutant, Olivier Cadic, Alain Cazabonne, Pierre Charon, Édouard Courtial, René Danesi, Gilbert-Luc Devinaz, Jean-Paul Émorine, Bernard Fournier, Jean-Pierre Grand, Claude Haut, Mme Gisèle Jourda, MM. Jean-Louis Lagourgue, Robert Laufoaulu, Pierre Laurent, Ronan Le Gleut, Jacques Le Nay, Rachel Mazuir, François Patriat, Mme Marie-Françoise Perol-Dumont, MM. Gérard Poadja, Ladislas Poniatowski, Mmes Christine Prunaud, Isabelle Raimond-Pavero, MM. Stéphane Ravier, Hugues Saury, Bruno Sido, Jean-Marc Todeschini, Raymond Vall, André Vallini, Yannick Vaugrenard, Jean-Pierre Vial, Richard Yung .

(2) Ce groupe de travail est composé de : MM. Cédric Perrin, Rachel Mazuir, co-présidents ; M. Jean-Pierre Vial, Mme Christine Prunaud.

RECOMMANDATIONS DU GROUPE DE TRAVAIL

Le règlement de la crise libyenne est une question de méthode. Celle du rythme. Tel l'aurige grec de l'Antiquité, il faut tenir ferme un attelage fougueux qui a tôt fait de tirer à hue et à dia, en utilisant régulièrement la bonne longueur des rênes, pour le faire avancer à la bonne cadence et franchir les obstacles sans s'enliser et sans s'emballer, à bonne vitesse mais sans précipitation, en mouvement permanent, sans arrêts ni à-coups.

Compte tenu de l'état fragmenté de la société libyenne, de l'absence de structures étatiques solides et non disputées, du rôle des milices armées, et de l'immobilisme des acteurs plus prompts au statu quo dans un contexte de confusion d'intérêts particuliers contradictoires avec l'intérêt général, la voie est extrêmement étroite pour progresser dans la réconciliation politique.

Jusqu'à présent, la confusion était extrême. Les alliances volatiles et les interférences avec d'autres enjeux impliquant des puissances étrangères (lutte contre le terrorisme international, régulation des flux migratoires, influences idéologiques ou religieuses concurrentes dans le monde arabo-musulman) ne permettaient guère au processus de réconciliation mené par le Représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies (RSSGNU) d'avancer. La situation s'est améliorée depuis un an, mais les progrès restent fragiles.

Le groupe de travail a essayé de clarifier ces enjeux d'une rare complexité, autant que son appréhension et que sa compréhension d'une société très éloignée dans sa culture et dans ses traditions de nos sociétés occidentalisées marquées par une construction ancienne de l'État, de la démocratie et de l'État de droit, l'autorisent. Il se gardera de présenter un catalogue préformaté de mesures précises dont il ne serait capable d'évaluer ni l'impact ni la pertinence dans le contexte libyen.

Il se contentera donc d'orientations générales pour appuyer le processus engagé par les Nations unies, et notamment la feuille de route du Représentant spécial, M. Ghassan Salamé, dont il salue les qualités d'écoute, de compréhension, de médiation et l'opiniâtreté, et permettre son déroulement sans trop d'interférences, mais avec le soutien résolu et cohérent de la communauté internationale.

Sur le volet migratoire, qui est au coeur de l'actualité récente, il rappellera qu'une partie importante de la solution réside dans la capacité de l'État libyen à participer à la régulation des flux, mais également que cette question récurrente à laquelle l'Union européenne sera confrontée inévitablement au cours des prochaines décennies ne pourra être résolue sans une approche globale dont il évoque les principaux aspects.

1. Poursuivre avec opiniâtreté et persévérance le processus engagé par le RSSGNU

C'est la seule voie possible, sauf à admettre la prévalence d'un rapport de forces qui ne pourra émerger, s'il émerge, qu'au prix d'une guerre civile.

Sans culture de l'État au sens des standards classiques, l'application des schémas traditionnels est très difficile dans ce pays où les allégeances tribale ou clanique restent prédominantes et le clientélisme, un mode de régulation.

Le nouveau RSSGNU a inclus dans sa feuille de route un élargissement du cercle des parties prenantes à d'autres forces vives, et à d'autres réseaux de solidarités comme les municipalités ou à travers le processus de grandes conférences nationales pour essayer de contourner les obstacles représentés par un « parti du statu quo » qui transcendent tous les clivages, pour s'attacher à faire prévaloir ses capacités de captation des richesses économiques et de redistribution, source d'influence et de pouvoir, et sortir de l'enlisement progressif de l'accord de Skhirat.

Il faut donc prendre le temps d'écouter et de comprendre l'âme profonde de ce peuple pour la faire émerger au-dessus des intérêts particuliers immédiats. Mission particulièrement difficile qui s'apparente à de la médiation plus qu'à de la négociation et qui est rendue complexe par la multiplicité des parties prenantes.

Ce processus requiert de la patience stratégique.

2. Contribuer, par une coordination efficace, au soutien résolu par la communauté internationale du processus engagé

Le processus doit donc compter, pour donner des impulsions et imposer aux acteurs rétifs des solutions, sur des aides extérieures au sein de la communauté internationale. Mais pour peser et imposer, il faut que la communauté internationale s'efforce de se coordonner davantage. Des marges de progression restent importantes en ce domaine, y compris entre pays membres de l'Union européenne.

Les risques sont bien entendu les divergences qui pourraient apparaître en termes de priorité et de temporalité. Si tous s'accordent pour considérer que la solution politique est la meilleure issue pour stabiliser durablement le pays et la condition première pour commencer à régler les autres menaces, certains considèrent qu'il faut hâter le processus, d'autres qu'il faut se hâter lentement.

Il est clair que les partisans du statu quo sauront utiliser, voire susciter, des divergences d'appréciation pour instrumentaliser leurs alliés et donner de la viscosité au processus de réconciliation. La communauté internationale doit donc parler d'une seule voix et ne soutenir qu'une seule voie, celle suivie par le RSSGNU.

Le processus suppose de la cohérence stratégique et de la patience tactique pour faire sauter les points de blocage lorsqu'ils surviennent, matérialiser les engagements et éviter des retours en arrière.

3. Renforcer les dispositifs de sanctions et mettre en place des dispositifs de transparence et d'entrave des pratiques illégales et prédatrices.

Les Nations unies n'ont à ce stade que peu de ressorts et d'appuis. Toute action de force ou tout durcissement des sanctions supposent un accord au sein du Conseil de sécurité, difficile à obtenir. En outre, les résolutions du Conseil ne sont pas pleinement respectées.

Il faut donc procéder par conviction, recommandations et conseils, incitations et pressions.

De ce point de vue, le volet économique n'a pas été, à ce stade, suffisamment documenté. Une action visant à entraver et sanctionner certaines activités illégales d'enrichissement personnel ou au profit de groupes armés devrait faire l'objet d'un arsenal de mesures dans un but dissuasif dans un premier temps, puis répressif, pour « désintéresser » les partisans du statu quo. La solution passe par un détachement des activités économiques illégales et prédatrices de la sphère politique.

4. Favoriser le redressement et l'assainissement de l'économie libyenne

Enfin, il convient de favoriser le redressement économique de la Libye et de préparer l'avenir car l'une des causes structurelles de la crise politique est bien d'une part, la concentration de la richesse économique entre les mains souvent avides d'un petit nombre de décideurs qui bénéficient ainsi d'une capacité de redistribution de la manne pétrolière selon des critères qui peuvent être très discriminants et très variables au gré des alliances et rapports de forces politiques et d'autre part, un secteur privé qui prospère sur des trafics illégaux relevant de la criminalité organisée parfois en lien avec des groupes mafieux internationaux.

La constitution d'un tissu d'entreprises privées est nécessaire pour diversifier les modes d'acquisition de l'autonomie économique et donc politique.

Il sera nécessaire également d'ouvrir davantage l'économie libyenne à des investisseurs étrangers.

Il s'agit donc, parallèlement au processus politique, de préparer l'avenir et la stabilité de la société libyenne. Comme la plupart des pays pétroliers, il est important qu'elle se dégage de l'emprise d'une rente confortable mais qui est insuffisante pour pérenniser une société à long terme et d'introduire plus de stabilité dans le financement d'une économie trop sensible aux évolutions du cours des matières premières.

5. Maintenir une surveillance de l'évolution de la menace terroriste

Si les principales composantes libyennes ont combattu l'implantation territoriale de Daech dans la région de Syrte et d'autres groupes jihadistes à Benghazi et à Derna, la menace reste réelle en l'absence d'unification des forces militaires et de sécurité et de capacités de contrôle du territoire et des frontières. Le Sud libyen continue d'être une zone de refuge pour AQMI et les groupes qui agissent dans le Sahel et certaines villes abritent toujours des cellules terroristes actives. Il n'est pas impossible également que la recomposition du paysage politique libyen en cours ou à l'issue du processus de réconciliation conduise à une bascule de certaines milices dans l'action terroriste ou la radicalisation en se rangeant sous la bannière du terrorisme international. La communauté internationale doit rester très vigilante et active en matière de renseignement et de contre-terrorisme.

6. Réduire la pression migratoire par une approche globale sur toute l'étendue de la filière

La constitution en Libye, en raison de la vacuité étatique et sécuritaire, d'un hub de transit migratoire vers l'Europe constitue une menace pour l'Union européenne et sa stabilité politique, elle ancre également l'économie et la société libyenne dans un cycle vicieux d'addiction à des ressources issues d'une économie parallèle et criminelle sur laquelle elle ne peut fonder son développement à long terme et qui contribue à faire durer la crise politique.

Pour sortir de ce cercle vicieux, il faut tout à la fois consolider l'État libyen et sa bonne appréhension de la question migratoire, y compris dans la lutte contre les trafiquants et diminuer la pression par une action en amont sur les pays de transit et sur les pays d'origine.

a) Favoriser la consolidation de l'État libyen et sa bonne appréhension de la question migratoire

La priorité est de mener à bien le processus politique en Libye et de favoriser le rétablissement d'un État doté de forces de sécurité unifiées et capable d'assurer le contrôle de ses frontières.

Cette consolidation acquise, il faudra chercher à accompagner la Libye dans sa gestion des migrations en la sensibilisant à l'importance du paramètre migratoire pour son économie.

Un des aspects de cette démarche sera de l'inciter à évoluer sur la question de l'asile et à conforter la présence du HCR sur ce territoire.

b) Amplifier la politique visant à démanteler les réseaux de passeurs

La lutte contre les passeurs devra être accentuée, en faisant en sorte que soient notamment ciblées les têtes de réseaux. Cette action doit être amplifiée. Cela suppose notamment de s'attaquer aux flux financiers considérables qui émanent de ce trafic et qui transitent nécessairement par les pays étrangers.

Par ailleurs, il faut encourager le partage d'informations et la coopération opérationnelle entre les gardes-côtes des pays d'Afrique du Nord.

c) Approfondir la coopération avec les pays de transit situé en amont

Il faut également continuer à tarir le flux migratoire en amont de la Libye afin d'obliger les acteurs vivant de la migration à renoncer à cette activité.

Pour cela, il est nécessaire d'aider les pays de transit à assurer la gestion de leurs frontières et être attentif au développement de sources de revenus alternatives à la migration dont vivaient des régions entière comme le Nord du Niger.

De manière connexe, il faut veiller à ne pas déstabiliser les pays de transit souvent fragiles en faisant peser sur eux une charge trop lourde en termes d'accueil des réfugiés .

À cet égard, l'idée déjà ancienne, mais évoquée de nouveau récemment dans le débat européen, d' installer dans les pays de transit des centres d'accueil permanent des migrants , permettant de sélectionner seulement ceux susceptibles d'obtenir une protection internationale en Europe, à l'exclusion des migrants dits « économiques » doit être considérée avec précaution. Cette proposition soulève pourtant plusieurs questions : celle de l'acceptation des pays tiers (a priori réticents), celle des conditions de sécurité offertes à ces centres, celle, enfin, de la volonté réelle des pays européens à accueillir les demandeurs d'asile qui seraient sélectionnés. Par ailleurs, il ne faut pas éluder le risque que de telles structures deviennent des facteurs d'attraction (« pull factor) pour les migrants et génèrent des déséquilibres dans les régions qui les accueillent.

Enfin, il conviendra de préserver les migrations régionales qui existent depuis toujours en Afrique et qui contribuent à réguler naturellement les écarts de croissance économique et de démographie entre les pays et les territoires.

d) Soutenir le développement économique dans les pays d'origine

Encourager le développement dans les pays d'origine est un axe particulièrement important de la politique migratoire extérieure de l'Union européenne. Il s'agit, en effet, de donner aux candidats potentiels à la migration des opportunités économiques dans leur propre pays.

Les initiatives prises lors du sommet de la Valette vont dans le bon sens . Encore faut-il que les États acceptent d'y consacrer des moyens suffisants. Or, force est d'admettre que ce n'est pas le cas. Le Fonds fiduciaire d'urgence pour les migrations en Afrique , créé à cette occasion, est aujourd'hui doté de 3,4 milliards d'euros dont près de 3 milliards apportés par l'UE par l'entremise du Fonds européen de développement, et seulement 419 millions par les États membres, qui étaient censés apporter 1,6 milliard d'euros. Quant à la contribution de la France au FFU, elle n'était, au 18 juin 2018, que de 9 millions d'euros, contre 140 millions pour l'Allemagne et 102 millions pour l'Italie.

Parallèlement, il faut souhaiter que le plan d'investissement extérieur pour l'Afrique créé par l'UE en septembre 2017 et qui vise, à partir d'une dotation initiale de 4,1 milliards d'euros, à susciter 44 milliards d'euros d'investissements privés d'ici 2020, sera à la hauteur des espoirs qu'il suscite et encouragera dans les pays africains un « développement durable et inclusif », de nature à remédier aux causes profondes de l'immigration .

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