JEUDI 7 JUIN 2018

M. Nicolas Sallée, professeur de sociologie à l'université de Montréal, spécialiste du traitement de la délinquance des mineurs

Mme Catherine Troendlé , présidente . - Mes chers collègues, nous auditionnons aujourd'hui M. Nicolas Sallée, professeur de sociologie à l'université de Montréal, que je remercie chaleureusement d'avoir accepté notre invitation. Vos travaux de recherche vous ont amené à vous intéresser aux modalités d'accompagnement, d'encadrement et d'enfermement des jeunes délinquants en France et au Québec. Vous êtes notamment l'auteur d'un ouvrage de référence, « Éduquer sous contrainte. Une sociologie de la justice des mineurs », dans lequel vous montrez que la contrainte serait devenue constitutive d'un nouveau type d'éducation, dont les centres éducatifs fermés seraient la manifestation la plus visible.

Vous nous expliquerez quelles sont les conséquences de cette évolution sur le travail des professionnels qui interviennent auprès des mineurs, et notamment sur les éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et vous nous direz si cette politique d'éducation sous contrainte vous paraît présenter un intérêt au regard de l'objectif de réinsertion des mineurs qui est au coeur des travaux de notre mission d'information. Vous pourrez naturellement nous faire part des expériences que vous avez pu observer au Québec, ou dans d'autres pays étrangers, et nous dire si certaines bonnes pratiques mériteraient, à votre avis, d'être adoptées dans notre pays.

Je vais vous céder la parole pour une intervention liminaire qui va vous permettre de répondre, au moins en partie, aux questions de notre rapporteur puis nous aurons un temps d'échange avec les sénateurs présents.

M. Nicolas Sallée, professeur de sociologie à l'université de Montréal . - Mon travail de recherche porte sur les transformations des conceptions de l'éducation des jeunes délinquants et des pratiques quotidiennes d'accompagnement de ces jeunes dans une diversité d'institutions relevant de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), hors secteur associatif. J'ai ainsi observé la transformation du mode d'éducation porté par l'institution et mis en oeuvre par les éducateurs de la PJJ.

Ce modèle prend sens dans un environnement politique plus général. Dans mon livre, j'évoque un cadrage punitif pour souligner une transformation du champ des représentations de la délinquance induisant des réponses orientées vers la répression et ses corollaires sémantiques que sont l'intransigeance ou la « tolérance zéro ». Cette transformation du regard sur la délinquance juvénile repose sur l'idée d'une nécessaire responsabilisation des jeunes. Cette démarche met à l'épreuve les fondements de l'ordonnance de 1945, qui repose sur l'idée d'un partage des responsabilités entre les jeunes et la société en ce qui concerne les causes de la délinquance juvénile.

Cette transformation reflète d'ailleurs des transformations sociales de plus grande ampleur. Replacer les institutions pénales et judiciaires dans leur contexte, est une nécessité : ces transformations sociales pèsent sur les jeunes issus des couches populaires, principalement en milieu urbain, en proie à une double exclusion de l'école et du marché de l'emploi. Cette nouvelle représentation s'inscrit également dans une société qui connaît le chômage de masse ; cette responsabilisation pénale, vis-à-vis des actes de délinquance, se nourrit de l'échec des politiques sociales. Comprendre les ressorts des trajectoires de ces jeunes doit nous aider à agir, sans angélisme.

L'ordonnance de 1945 entendait inscrire dans le droit les causes psychosociologiques de la délinquance des jeunes. Or, je décris dans mon livre non une disparition, mais une transformation éducative qui épouse le modèle de l'éducation sous contrainte. Celui-ci repose sur deux principaux piliers : d'une part, la dissociation croissante entre une forme civile du travail éducatif à destination des jeunes en danger et une forme pénale du travail éducatif auprès des jeunes délinquants. Cette dissociation croissante se reflète dans l'évolution des financements publics de la PJJ. D'autre part, la valorisation croissante, dans les pratiques éducatives, du rôle supposément éducatif de la contrainte pénale et de l'enfermement. Cette tendance a conduit à la création des centres éducatifs renforcés (CER), fermés (CEF), puis à la construction de nouveaux centres carcéraux pour mineurs.

Cette revalorisation de la contrainte de l'enfermement induit des effets sur les pratiques en milieu ouvert. Elle tend à peser sur l'ensemble de la chaîne éducative, sous l'angle de la procédure d'accompagnement et de la croissance des mesures probatoires à risque d'incarcération. Pour preuve, le contrôle judiciaire est devenu très important en milieu ouvert. Les CEF sont emblématiques de cette transformation : ce sont des centres de placement et non des prisons, qui demeurent néanmoins encadrés par des mesures judiciaires à forte contrainte pénale. Aujourd'hui, on constate une hausse de l'incarcération des mineurs, alors que la délinquance des mineurs est relativement stable depuis les années 2000. Au-delà de ces évolutions numériques, on assiste à une transformation qualitative qui tend à considérer l'enfermement comme une mesure éducative et qui accroît l'influence de la prison en dehors de ses propres murs. C'est là une transformation majeure des pratiques éducatives.

M. Michel Amiel, rapporteur . - Je vous remercie pour la clarté de vos propos. Les différents types de délinquance peuvent, être classés en trois grands groupes : d'une part, la délinquance transgressive typique de l'adolescence, d'autre part, la délinquance sociale ou d'exclusion, enfin la délinquance pathologique qui peut relever, à un moment, de la psychiatrie sans que ceux qui la commettent relèvent nécessairement de la psychopathologie. N'y aurait-il pas lieu de décloisonner les interventions et les pratiques des différents professionnels ? Au cours de nos déplacements, nous avons pu constater l'écart entre les cultures professionnelles au sein des différentes structures destinées à l'accueil des jeunes délinquants. En outre, que pensez-vous du recentrage, consécutif à la promulgation de la loi du 5 mars 2007, de la PJJ sur le pénal? Vous avez évoqué les différentes structures de la prise en charge de ces jeunes. Bien souvent, le milieu ouvert est occulté. Le développement des structures plus punitives a pour finalité de rassurer la société, comme j'ai pu le constater en tant que maire. La fugue d'un CEF, dans le parcours du jeune, le conduit souvent à la prison. Il y a effectivement l'incarcération derrière tout cela. Enfin, que peut nous apprendre l'expérience canadienne ?

Mme Catherine Troendlé, présidente . - Les moyens manquent pour faire face aux problèmes que connaît désormais le milieu ouvert. Au cours de nos déplacements, nous avons pu constater qu'extraire un jeune de son milieu pour le replacer en CEF permettait parfois aux éducateurs de nouer un contact avec lui qu'il serait impossible de créer en milieu ouvert, du fait des diverses influences, notamment familiales, qui s'y font jour.

M. Nicolas Sallée . - Je ne peux me prononcer sur la question de la psychiatrie. Certes, les cas les plus lourds mêlent délinquance d'exclusion, tant scolaire, économique, voire familiale, et délinquance pathologique. Un tel constat nécessite une collaboration renforcée entre les différents secteurs, qu'il s'agisse du médico-social, de la PJJ ou encore de l'administration pénitentiaire. La question du passage à la majorité est également importante. De ce point de vue, la dissociation entre les activités pénales et civiles s'avère problématique après dix-huit ans, puisque la PJJ se voit soudainement privée des mesures d'accompagnement qui pourraient aider le jeune à entrer dans l'âge adulte et faciliter sa réinsertion. Les équipes éducatives éprouvent de grandes difficultés à obtenir des contrats jeunes majeurs.

Je conduis actuellement une étude comparée entre le Québec et la France sur le milieu ouvert. Les éducateurs en viennent parfois à rechercher des délits commis par le jeune, afin de pouvoir obtenir, sur le fondement de l'article 16 bis de l'ordonnance de 1945 une mesure pénale permettant de prolonger le suivi du jeune. Une telle démarche illustre l'absurdité de la dissociation que vous évoquiez entre civil et pénal. Si l'on ampute la PJJ d'une partie de ses activités éducatives, c'est la trajectoire de réinsertion du jeune qui en pâtit ! Or, pour réinsérer un jeune, la continuité du suivi est essentielle.

Le milieu ouvert, en France, a été occulté au profit de l'enfermement qui a connu une énorme focalisation tant médiatique que politique. Or, le milieu ouvert n'est nullement un tout homogène, comme on aime à le croire, mais plutôt un secteur traversé de tensions. Au Québec, les principales réformes de la justice des mineurs de ces dernières années ont porté sur le milieu ouvert.

M. Michel Amiel, rapporteur . - Ne faudrait-il pas développer les foyers d'hébergements en milieu ouvert ? L'accueil familial est difficile à mettre en oeuvre. Si ces outils existent pour la protection de l'enfance, ne faudrait-il pas les développer dans le secteur de la PJJ ?

M. Nicolas Sallée . - De telles structures existent déjà. La réinsertion des mineurs se joue dans la capacité que peuvent avoir les éducateurs, en co-construction avec les jeunes, à construire un projet qui ait du sens.

Mme Catherine Troendlé, présidente . - Sans la famille, rien n'est possible !

M. Nicolas Sallée . - Assurément, mais avec une organisation assurant un relai vers les dispositifs de droit commun. J'ai constaté la pénurie de ressources extérieures. Très souvent, les éducateurs ne peuvent que bricoler !

Mme Catherine Troendlé, présidente . - J'ai le sentiment que les éducateurs ont des choses à proposer aux jeunes mais que ceux-ci se trouvent souvent désorientés et ne savent pas quel est leur projet. Ce n'est donc pas tant un problème de pénurie que d'envie et d'effort, comme j'ai pu le constater également dans les missions locales par exemple.

M. Nicolas Sallée . - Pour ma part, je ne dirais pas que les jeunes ne font pas d'effort. Au Québec, le travail des institutions pénales dépend du flux de pénalisation : il est donc possible de remettre en question la croyance inaltérable en la pénalisation ; le nombre de jeunes qui passent devant les tribunaux a diminué car les policiers sont en mesure d'appliquer des « mesures de rechange », dès le stade de l'interpellation, sans même passer devant le procureur. Ils peuvent envoyer, de manière discrétionnaire, des jeunes travailler dans des organismes de justice alternatives, pilotés par des éducateurs et pas forcément sous contrainte. La grande majorité des jeunes qui passent dans ces dispositifs ne récidive pas. Dans les trajectoires de désengagement de la délinquance, l'accumulation des réponses pénales n'est pas forcément nécessaire. Les policiers québécois, appelés policiers communautaires, sont formés, connaissent leur territoire, et agissent tels des policiers de proximité. La délinquance juvénile est ainsi perçue différemment. Par voie de conséquence, le nombre de jeunes suivis par les éducateurs en milieu ouvert est nécessairement moins élevé qu'en France. Le nombre de jeunes suivi par un éducateur en milieu ouvert en France est de 25, contre 14 pour son homologue délégué à la jeunesse à Montréal, où l'accompagnement peut donc être plus poussé. Ainsi, ces délégués à la jeunesse peuvent rencontrer jusqu'à deux ou trois fois par semaine les jeunes reconnus en situation extrêmement difficile. Un tel rythme est impensable pour un éducateur français en milieu ouvert, qui rencontrera le jeune au mieux une fois tous les quinze jours.

Mme Catherine Troendlé, présidente . - Y a-t-il plus d'éducateurs par jeune au Québec, par conséquent ?

M. Nicolas Sallée . - C'est en effet le cas.

M. Michel Amiel . - La loi du 5 mars 2007 désignait le maire comme chef de file de la politique de prévention de la délinquance. Or, cette mesure a été, de mon point de vue, un échec : les maires, déjà sollicités de toute part, ne pouvaient assumer cette responsabilité. Ne faudrait-il pas transférer cette responsabilité à de réels professionnels ?

M. Nicolas Sallée . - C'est un chantier important qui implique de revoir le rôle de chaque institution et, en particulier, la formation des policiers. La police a évidemment un rôle essentiel à jouer dans cet écosystème de la prévention de la délinquance.

Mme Catherine Troendlé, présidente . - Au cours des travaux que j'ai conduits sur la déradicalisation, j'ai pu constater l'importance du changement d'état d'esprit de la police municipale qui a été redéployée dans les quartiers afin d'accompagner les parents et de conseiller les jeunes. Ainsi, les policiers interviennent dans les tables rondes aux côtés des parents et des éducateurs. Les autorités locales me semblent les plus à même de déployer efficacement cette police de proximité.

M. Michel Amiel . - Les policiers municipaux peuvent cependant se voir attribuer un rôle très différent selon les orientations politiques du maire concerné.

M. Nicolas Sallée . - Il importe de préciser l'articulation étroite entre les services de placement, dont l'incarcération, et le milieu ouvert. En France, les deux tiers des mineurs incarcérés sont placés dans des quartiers pour mineurs, dont l'étanchéité avec les quartiers adultes demeure perfectible, et où ils peuvent passer jusqu'à vingt heures par jour en cellule. L'incarcération doit toujours être décidée en dernier ressort. Certes, certaines trajectoires individuelles peuvent la justifier, mais celle-ci ne doit pas devenir la règle.

Au Canada, la loi pénale est fédérale mais elle se décline selon les provinces. Depuis 2002, tout jeune condamné à des peines de placement et de surveillance, équivalent de nos peines d'incarcération, effectue le tiers de sa peine hors-les-murs. Une exception demeure pour les crimes les plus graves qui peuvent conduire à infliger à un mineur une peine d'adulte. La meilleure gestion des flux de pénalisation améliore la qualité du travail des tribunaux. Enfin, les services des centres jeunesse peuvent accompagner les jeunes délinquants jusqu'à l'âge de 21 ans, quelle que soit leur peine. Il n'y a donc pas de transfert vers les services adultes dès l'âge de 18 ans.

Mme Catherine Troendlé, présidente . - Trouvez-vous pertinent que des hommes de vingt ans soient suivis avec des enfants de treize ans dans les mêmes centres ?

M. Nicolas Sallée . - Je ne vois pas de problème à condition de travailler au cas par cas. Cette démarche vaut aussi pour les peines de probation que les centres jeunesse ont la possibilité de suivre jusqu'à l'âge de vingt ans. La continuité du suivi est centrale pour réussir la réinsertion. Par ailleurs, les CEF s'apparentent, au-delà de leur diversité architecturale, à des centres « ouverts fermés ». L'incarcération constitue l'arrière-fond des pratiques d'accompagnement ; une grande partie des mineurs terminent leur ordonnance de placement en prison.

M. Michel Amiel . - Disposez-vous de statistiques fiables au Québec sur la question qui nous occupe aujourd'hui ?

M. Nicolas Sallée . - Au Québec comme en France, l'évaluation statistique de la réinsertion des jeunes est toujours difficile, en raison de la diversité des structures d'hébergement qu'ils fréquentent et des mesures dont ils font l'objet. Il est en outre difficile d'évaluer l'efficacité d'actions éducatives dont les effets peuvent se révéler à long terme. Seule une concertation avec l'ensemble des acteurs mobilisés sur le terrain permettrait d'en préciser les critères d'évaluation. À cet égard, l'articulation des savoirs, universitaire, dans les équipes éducatives, et des jeunes me paraît essentielle.

M. Michel Amiel . - Vous préconisez donc une forme de décloisonnement !

Mme Michelle Meunier . - J'aimerais savoir comment les jeunes femmes et les jeunes filles sont prises en charge spécifiquement dans la Belle Province.

Mme Josiane Costes . - La co-construction d'un projet avec le jeune est essentielle, mais doit s'inscrire dans la durée. Comment y parvenir, avec des itinéraires aussi chaotiques et autant de ruptures ?

M. Nicolas Sallée . - Je n'ai pas observé de centre de jeunes filles. Néanmoins, cette question m'importe énormément et des travaux de recherche y sont de plus en plus consacrés. A comportement équivalent, une fille sera considérée différemment d'un garçon et fera l'objet d'un suivi plus rigoureux, tant en France qu'au Québec. Leur suivi peut parfois s'avérer plus contraignant que celui des garçons. Une telle démarche est notamment motivée par la crainte de la prostitution, impliquant un contrôle plus strict de la sexualité de ces jeunes filles. Plutôt que de plaquer notre inquiétude d'adulte sur le comportement des jeunes, mieux vaudrait comprendre les significations qu'ils donnent eux-mêmes à leurs actes transgressifs. La réponse à la fugue en centre éducatif fermé est souvent pénale et disciplinaire ; beaucoup de jeunes filles fuguent pour échapper à ce qu'elles éprouvent comme une contrainte physique. La question des rapports de genre est abordée de manière similaire dans les pratiques éducatives des deux côtés de l'Atlantique.

Il faut réussir à produire de la continuité et de la fluidité ; un placement de six mois doit s'accompagner d'un suivi en milieu ouvert, à la condition que les éducateurs en aient la capacité. La question des moyens du suivi éducatif est donc posée.

M. Michel Amiel . - Confier la protection de l'enfance aux départements n'a-t-il pas eu comme conséquence de favoriser une diversité d'approches, tant pour des motifs géographiques, idéologiques ou encore de moyens ? La gestion d'un jeune mineur n'est pas exactement la même dans les Bouches-du-Rhône et en Corrèze.

M. Nicolas Sallée . - La loi de 2007 a renforcé la dissociation entre protection de l'enfance et protection judiciaire de la jeunesse et cette orientation a été actée par le rapport stratégique national de la PJJ pour les années 2008-2011. Cette question a une dimension comptable : si un jeune est pris en charge par la protection de l'enfance, la dépense incombe aux conseils départementaux, alors que c'est l'Etat qui finance la prise en charge des jeunes délinquants par la PJJ. Certains conseils départementaux, comme celui de la Seine-Saint-Denis, se sont retrouvés financièrement étouffés par l'augmentation du nombre de mesures de protection de la jeunesse. Cette question concerne à la fois le traitement de la délinquance, et, plus largement, touche les équilibres comptables et les moyens de la protection de la jeunesse. Elle participe ainsi de la dissociation entre pénal et civil précédemment évoquée.

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