II. LE CAS DU TRANSPORT AÉRIEN

Le 2 octobre 2018, les ministres des transports d'Allemagne, de Belgique, du Danemark, de France, du Luxembourg et des Pays-Bas ont signé un appel à la mise en place d'un agenda social dans l'aviation, destiné à garantir des conditions de travail équitables pour le secteur de l'aviation, et y faire appliquer, de façon cohérente, les droits sociaux existants. Les six Etats signataires demandent à la Commission européenne d'oeuvrer en ce sens, celle-ci s'y étant engagée, dans le cadre de la stratégie de l'aviation pour l'Europe, présentée en décembre 2015 12 ( * ) . Ce document établissait quatre priorités en la matière :

- favoriser le dialogue social, en particulier par l'intermédiaire du comité de dialogue social dans le secteur de la sûreté de l'aviation civile ;

- approfondir son analyse sur l'emploi dans le domaine du transport aérien avec les États membres et l'ouvrir aux parties intéressées ;

- élaborer un guide pratique sur le droit du travail applicable et la juridiction compétente, que devrait publier le réseau judiciaire européen en matière civile et commerciale ;

- examiner la nécessité de clarifier davantage le droit applicable et la juridiction compétente à l'égard des contrats de travail des travailleurs mobiles du secteur aérien.

Ce faisant, la Commission rejoignait les observations du Comité économique et social européen consignées dans deux avis « La politique extérieure de l'UE dans le domaine de l'aviation », adopté le 17 avril 2013, et « Une politique européenne intégrée de l'aviation », adopté en septembre 2015. Le Comité insistait auprès de la Commission pour qu'elle veille à ce que des règles et des normes internationales comparables soient appliquées. Il s'agit notamment d'encourager l'application, au niveau international, de principes de concurrence loyale ainsi que des conventions fondamentales de l'Organisation internationale du Travail (OIT). Deux rapports de votre commission des affaires européennes avaient déjà pointé les dérives observées en matière de droit du travail et le recours croissant aux « faux indépendants » 13 ( * ) .

Aucune avancée tangible n'a, cependant, pour l'heure été enregistrée, notamment en ce qui concerne les travailleurs mobiles.

A. LE DROIT EXISTANT

1. Le droit de la sécurité sociale

La notion de « base d'affectation », contenue dans le règlement n° 3922/91 du 16 décembre 1991 relatif à l'harmonisation de règles techniques et de procédures administratives dans le domaine de l'aviation civile, sert désormais de référence au niveau européen pour définir le droit de la sécurité sociale applicable aux personnels navigants des compagnies aériennes. Aux termes de ce texte, la base d'exploitation est le lieu désigné par l'exploitant pour le membre d'équipage, où celui-ci commence et termine normalement un temps de service. L'exploitant n'est, par ailleurs, pas tenu de loger ce membre d'équipage sur ce lieu. La révision des règlements de coordination des régimes de sécurité sociale intervenue en 2012 a ainsi permis de préciser que les personnels navigants des compagnies aériennes sont désormais rattachés au régime de sécurité sociale de l'État au sein duquel se trouve leur base d'affectation 14 ( * ) .

Cette révision visait à corriger les possibilités de contournement contenues dans la législation, qui rattachaient en effet par défaut les personnels navigants au territoire du siège de la compagnie, dès lors qu'ils exerçaient leur activité au sein d'au moins deux États. Des exceptions étaient néanmoins prévues : le fait que le travailleur soit occupé par une succursale de l'exploitant au sein d'un autre État membre ou le fait qu'il exerce une activité prépondérante sur le territoire sur lequel il réside et qui n'est pas celui du siège de la société. Le personnel navigant pouvait également être rattaché à la législation de l'État membre de résidence, dès lors qu'il y exerçait une partie « substantielle » de son activité, ou à la législation de l'État membre dans lequel se situe le centre d'intérêt de ses activités, si la personne ne réside pas dans l'un des États membres où elle exerce une partie substantielle de son activité. Ces critères restaient néanmoins délicats à évaluer, compte tenu de la nature même du métier des personnels navigants.

La base d'affectation permet ainsi de ne plus avoir recours à cette notion de pluriactivité. La base d'affectation ne saurait être trop loin du domicile des intéressés, ce qui permet d'étayer la référence au lieu de résidence.

2. Le droit du travail

Si la base d'affectation constitue une référence en matière de sécurité sociale, elle ne possède pas d'équivalent au niveau européen en matière de droit du travail.

La France a, de son côté, élaboré la notion de « base d'exploitation » au sein du décret n° 2006-1425 du 21 novembre 2006 relatif aux bases d'exploitations des entreprises de transport aérien. La base d'exploitation y est définie comme un ensemble de locaux ou d'infrastructures à partir desquels une entreprise de transport aérien exerce de façon stable, habituelle et continue son activité. Ce lieu constitue le centre effectif de l'activité professionnelle des salariés de ladite entreprise : ils y travaillent, prennent leur service et y retournent après l'accomplissement de leur mission. C'est donc lui qui détermine le droit du travail applicable.

Une telle définition fait écho à la notion d'établissement définie par le droit de l'Union et rappelée notamment par le dixième considérant du règlement n° 847/2004 du 29 avril 2004 concernant la négociation et la mise en oeuvre d'accords relatifs à des services aériens entre les États membres et les pays tiers. Aux termes de celui-ci, l'établissement d'une société de transport aérien au sein d'un État membre implique l'exercice effectif et réel d'activités. La forme juridique de cet établissement, succursale ou filiale, ne peut constituer un facteur déterminant pour empêcher l'application des réglementations nationales, dès lors qu'elles sont conformes au droit de l'Union. Dans ces conditions, le décret de 2006 n'a suscité aucune réserve de la part de la Commission européenne. Le Conseil d'État a, de son côté, confirmé la compatibilité du décret avec le droit de l'Union en rejetant, le 11 juillet 2007, les requêtes des compagnies easyJet (Royaume-Uni) et Ryanair (Irlande). Reste que ce dispositif n'a pu être introduit dans le droit de l'Union, en dépit des tentatives effectuées en ce sens à l'occasion de l'adoption du règlement n° 1008/2008 du 24 septembre 2008 établissant des règles communes pour l'exploitation de services aériens dans la Communauté.

La Commission européenne a néanmoins précisé son point de vue le 15 novembre 2010 dans une réponse à une question d'un parlementaire européen à propos du droit du travail applicable sur la base de Ryanair située à Marseille. À ses yeux, les salariés travaillant sur cette base ne sauraient être considérés comme des travailleurs détachés au sens de la directive de 1996 sur le détachement, puisqu'ils travaillent habituellement dans cette ville. La Commission insiste en outre sur le fait que le règlement n° 593/2008 du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I) établit qu'un salarié ne peut être privé du bénéfice des dispositions obligatoires que lui accorde l'État membre dans lequel ou à partir duquel il accomplit habituellement son travail, en l'occurrence la France. La Commission estime que ces dispositions apportent des garanties supplémentaires aux personnels navigants indépendamment de la législation du pays où ils ont été recrutés. Si elle souligne qu'il peut être difficile de déterminer avec précision le lieu où le personnel navigant accomplit son travail et que cette question doit être examinée au cas par cas en fonction de tous les éléments propres à chaque situation, elle insiste enfin sur le fait que le règlement n° 1899/2006 du 12 décembre 2006 modifiant le règlement n° 3922/91 du Conseil relatif à l'harmonisation de règles techniques et de procédures administratives dans le domaine de l'aviation civile prévoit que chaque transporteur aérien doit désigner une base d'affectation pour chaque membre d'équipage. Ce qui peut, selon elle, contribuer à déterminer le lieu dans lequel ou à partir duquel un salarié travaille habituellement. Le principe de la base d'affectation a d'ailleurs été réaffirmé à l'occasion de l'adoption des nouvelles règles en matière de temps de vol (révision du règlement n° 965/2012 du 5 octobre 2012 déterminant les exigences techniques et les procédures administratives applicables aux opérations aériennes conformément au règlement n° 216/2008).

L'arrêt Koelzsch rendu par la Cour de justice de l'Union européenne 15 mars 2011 souscrit au même raisonnement en prenant appui sur le cas d'un chauffeur routier. La convention dite de Rome I, transposée en droit européen par le règlement n° 593/2008 garantit l'applicabilité de la loi de l'État dans lequel le salarié exerce ses activités professionnelles plutôt que celle de l'État du siège de l'employeur. En effet, c'est dans l'État au sein duquel le travailleur exerce sa fonction économique et sociale que l'environnement professionnel et politique influence l'activité de travail. Dès lors, le respect des règles de protection du travail prévues par le droit de ce pays s'impose. Aux yeux du juge, il y a lieu de constater que le critère du pays où le travailleur « accomplit habituellement son travail » doit être interprété de façon large, alors que le critère du siège de « l'établissement qui a embauché le travailleur » ne doit s'appliquer que lorsque le juge saisi n'est pas en mesure de déterminer le pays d'accomplissement habituel du travail.

Dans un arrêt rendu en septembre 2017, la Cour de justice de l'Union européenne a précisé les règles en ce qui concerne les personnels des compagnies aériennes. La Cour, saisie par le Tribunal de Mons en 2015, a estimé que le statut des membres du personnel de cabine de la compagnie Ryanair basés à l'aéroport belge de Charleroi devait être apprécié par un tribunal belge, non en Irlande. Les contrats de travail des salariés de Ryanair stipulaient qu'ils étaient réputés travailler en Irlande puisqu'ils étaient affectés à des appareils immatriculés dans ce pays, tout en précisant que leur base de travail était située à Charleroi. Dans son arrêt, la Cour rappelle que s'agissant des litiges relatifs au contrat de travail, les règles européennes concernant la compétence judiciaire ont pour objectif de protéger la partie contractante la plus faible. Par ailleurs, pour la détermination de la notion de lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail, la Cour se réfère à sa jurisprudence constante selon laquelle cette notion vise le « lieu où, ou à partir duquel, le travailleur s'acquitte de fait de l'essentiel de ses obligations à l'égard de son employeur ».

Vos rapporteurs estiment regrettable que cet arrêt n'ait pas été codifié. Les débats sur la proposition de directive relative aux conditions de travail, présentée en décembre 2017, auraient pu constituer une opportunité 15 ( * ) . Le texte qui vient de faire l'objet d'un accord interinstitutionnel ne prévoit pourtant rien sur ce sujet.


* 12 Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil et au Comité économique et social européen -"Une stratégie de l'aviation pour l'Europe" (COM(2015)0598), 7 décembre 2015.

* 13 Le droit en soute : le dumping social dans les transports européens , Rapport d'information n° 450 (2013-2014) de M. Éric BOCQUET, fait au nom de la commission des affaires européennes - 10 avril 2014 et Concurrence dans le transport aérien : l'indispensable transparence , Rapport d'information n° 180 (2015-2016) de MM. Jean BIZET,, Éric BOCQUET, Claude KERN et Simon SUTOUR, fait au nom de la commission des affaires européennes - 19 novembre 2015.

* 14 Règlement n° 465/2012 du 22 mai 2012 modifiant le règlement n° 883/2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale et le règlement n° 987/2009 fixant les modalités d'application du règlement n° 883/2004

* 15 Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à des conditions de travail transparentes et prévisibles dans l'Union européenne (COM(2017) 797 final).

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