E. DES DIFFICULTÉS CROISSANTES AVEC L'OTAN

La décision de la Turquie d'acquérir des missiles S400 russes a accru l'embarras de ses partenaires de l'OTAN, dans un contexte déjà tendu depuis plusieurs années et malgré la contribution toujours de bon niveau de la Turquie à l'Alliance.

En effet, il est généralement considéré que le traité de l'Atlantique nord (en particulier son article 2) instaure, au-delà de la seule défense collective, une communauté de valeurs démocratiques dont la Turquie semble avoir tendance à s'exclure depuis quelques années. La question de l'adhésion à l'Union européenne et les accusations d'islamophobie formulées par la Turquie à l'encontre des pays européens ne restent pas non plus à l'extérieur de l'enceinte de l'OTAN. On observe ainsi depuis plusieurs années une certaine usure de la relation entre la Turquie et ses alliés au sein de l'Alliance, et les incidents qui sont intervenus entre la Turquie et l'Autriche, l'Allemagne, les Pays-Bas ou les États-Unis ont une incidence sur son fonctionnement. La dégradation de la relation turco-américaine, déjà évoquée, ne fait que renforcer cette situation.

La sortie de la Turquie de l'OTAN est ainsi parfois évoquée, ou du moins la sortie du commandement intégré, comme le firent déjà la France et la Grèce.

Dans ce domaine encore, la Turquie adopte une attitude ambigüe et « victimaire », se plaignant fortement du manque de soutien de ses alliés de l'OTAN lorsqu'elle a demandé à disposer d'une solution anti-missiles. Comme pour la relation avec l'Occident en général, l'éloignement et les difficultés seraient d'abord dus à l'attitude empreinte de manque de respect et d'ingratitude des alliés de la Turquie, l'obligeant, comme malgré elle, à se tourner vers la Russie.

F. LA RELATION AVEC L'UNION EUROPÉENNE ET LA QUESTION DES MIGRANTS

1. Une perspective d'adhésion qui s'éloigne toujours davantage

La Turquie a officiellement présenté sa candidature d'adhésion à la Communauté économique européenne en 1987. Le statut de candidat à l'Union européenne lui a été reconnu en 2002 et les négociations d'adhésion ont débuté en 2004.

Pourtant, dès mai 2009, avant les élections européennes, Mme Angela Merkel et M. Nicolas Sarkozy ont, lors d'un meeting commun, rappelé leur opposition à l'entrée de la Turquie dans l'Union.

Entre 2006 et 2013, 15 chapitres de négociations sur 35 ont été ouverts, et un provisoirement clos (chapitre 25 « Science et recherche »). Un seizième chapitre (33 « dispositions budgétaires et financières ») a été ouvert en 2016 à la suite de la Déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016.

Chapitres ouverts dans la négociation d'adhésion à l'Union européenne

2006 : « 25. Science et recherche ».

2007 : « 18. Statistiques » ; « 20. Politique d'entreprise et politique industrielle » ; « 21. Réseaux transeuropéens » ; « 28. Protection des consommateurs et de la santé » ; « 32. Contrôle financier ».

2008 : « 4. Libre circulation des capitaux » ; « 6. Droit des sociétés » ; « 7. Droit de la propriété intellectuelle » ; « 10. Société de l'information et médias ».

2009 : « 16. Fiscalité » ; « 27. Environnement».

2010 : « 12. Sécurité alimentaire, politique vétérinaire et phytosanitaire ».

2013 : «22. Politique régionale et coordination des instruments structurels».

2015 : « 17. Politique économique et monétaire ».

2016 : « 33. Dispositions financières et budgétaires ».

Compte tenu des récentes évolutions politiques, le Conseil européen du 19 octobre 2017 a chargé la Commission européenne de réfléchir à l'opportunité de réduire et de réorienter les fonds de préadhésion. Dans son rapport annuel paru en avril 2018, la Commission européenne propose de réduire de façon conséquente l'allocation prévue de 2018 à 2020 et de réorienter les financements avant tout vers la société civile, en vue de renforcer la démocratie et l'État de droit.

Pour pallier la faiblesse des négociations d'élargissement et ne pas rompre la communication entre Ankara et Bruxelles, des dialogues de haut niveau ont été mis en place sur des thématiques « d'intérêts stratégiques communs » - telles que l'énergie, les transports, l'économie ou les questions politiques ; des consultations ont eu lieu concernant la lutte contre le terrorisme.

Dans ses conclusions du 26 juin 2018, le Conseil se dit « particulièrement préoccupé par le recul persistant et très inquiétant de l'État de droit et des droits fondamentaux, notamment de la liberté d'expression. La détérioration de l'indépendance et du fonctionnement de la justice ne peut être tolérée, comme ne peuvent l'être non plus les actuelles restrictions, détentions, incarcérations et autres mesures visant les journalistes, les universitaires, les membres de partis politiques, y compris des parlementaires, les défenseurs des droits de l'homme, les utilisateurs des médias sociaux et d'autres personnes exerçant leurs droits et libertés fondamentaux ».

Il estime sur cette base que « la Turquie s'est éloignée un peu plus encore de l'Union européenne. Par conséquent, les négociations d'adhésion avec la Turquie sont au point mort et il n'est possible d'envisager l'ouverture ou la clôture d'aucun autre chapitre ».

Le conflit chypriote constitue un autre obstacle majeur à la poursuite des négociations (voir infra p. 66). La République de Chypre bloque en effet 6 chapitres dont les chapitres 23 et 24 relatifs à la justice et à l'État de droit, dont l'ouverture pourrait permettre d'aborder la question des droits de l'Homme. Depuis le refus de la Turquie d'étendre l'union douanière à la République de Chypre, l'Union européenne bloque 8 autres chapitres.

En outre, en raison des activités de forage illégales menées par la Turquie depuis mai 2019 dans la zone économique exclusive chypriote, le Conseil a appelé la Commission et le service européen d'action extérieure (SEAE) à présenter sans tarder des options pour des mesures à l'encontre de la Turquie en représailles de la poursuite de ses activités. Le Conseil européen des 20 et 21 juin a souscrit à cette invitation.

2. Un « marchandage » sur la question des réfugiés 62 ( * )?

Le nombre de personnes tentant de trouver refuge dans l'Union européenne a atteint plus d'un million en 2015 à la suite à la suite de la guerre syrienne. La majeure partie est arrivée par la voie maritime sur les rivages de la Grèce en partant de la Turquie.

Le 29 novembre 2015, un premier sommet Union européenne-Turquie a permis de mettre en place un plan d'action conjoint visant à limiter les arrivées irrégulières de migrants en provenance de Turquie. La Turquie devait ainsi empêcher les migrants d'atteindre les côtes européennes et conclure des accords de réadmission bilatéraux pour permettre leur retour dans leur pays d'origine. L'Union devait, en contrepartie, relancer le processus d'adhésion, avec notamment l'ouverture du chapitre 17 relatif à la politique économique et monétaire, et verser 3 Mds € pour aider les réfugiés présents en Turquie. Elle devait également mettre en place un programme d'admission humanitaire volontaire mais conditionné à un arrêt total des arrivées en provenance de Turquie. Ce premier accord n'a toutefois pas permis la diminution du nombre de migrants arrivant sur les côtes grecques.

Dans un second temps, le 18 mars 2016, l'Union européenne et la Turquie ont publié une déclaration commune prévoyant que :

- tout nouveau migrant arrivé illégalement sur les îles grecques par la Turquie y serait reconduit après examen d'une éventuelle demande d'asile ;

- pour chaque Syrien renvoyé en Turquie en provenance des îles grecques, un Syrien sera installé au sein de l'Union européenne en tenant compte des critères de vulnérabilité établis par les Nations unies (programme « un pour un »), en donnant la priorité à ceux qui n'auraient pas tenté de rejoindre l'UE auparavant et, cela, à concurrence de 72 000 places ;

- une fois que les franchissements irréguliers entre la Turquie et l'Union européenne auraient été substantiellement et durablement réduits, un programme d'admission humanitaire volontaire serait mis en place ;

- la Turquie devrait prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter l'ouverture de nouvelles routes de migration irrégulières, maritimes ou terrestres.

- une aide financière de 3 Mds € s'ajouterait aux 3 Mds accordés dans le cadre de l'accord du 29 novembre 2015 pour venir en aide aux réfugiés présents en Turquie.

En outre, l'Union européenne s'est engagée à ouvrir le chapitre 33 sur les dispositions budgétaires et financières dans le cadre du processus d'adhésion et à libéraliser le régime des visas, à condition que tous les critères énumérés dans la feuille de route du 16 décembre 2013 soient remplis .

Cet accord a fait l'objet de nombreuses critiques. Les associations d'aide aux réfugiés ont fait valoir que la Turquie n'est pas un « pays tiers sûr » pour que l'on puisse y renvoyer des demandeurs d'asile sans crainte pour leur sécurité. La question de sa légalité a également été soulevée devant la Cour de justice de l'Union européenne, qui a considéré qu'il s'agissait d'un engagement des chefs d'État des pays de l'Union européenne et non de l'Union et s'est donc déclarée incompétente. Enfin, il a été reproché à l'Union de céder à un chantage en promettant à la Turquie des contreparties politiques .

La Turquie a efficacement appliqué sa partie de l'accord puisque le nombre de personnes arrivant illégalement en Grèce a diminué de manière drastique après sa signature (885 000 en 2015, 182 000 en 2016, 41 000 en 2017). En outre, actuellement, sauf cas d'urgence médicale, les Syriens ne sont plus autorisés à entrer en Turquie. Une légère reprise des passages vers l'Union européenne a cependant été observée en 2018, avec 47 939 arrivées en Grèce, dont 15 798 par voie terrestre. Du 1 er janvier au 16 avril 2019, 8 942 personnes sont arrivées en Grèce, dont 3 092 par voie terrestre.

En ce qui concerne les dispositions relatives à la gestion des migrations formulées dans la déclaration du 18 mars 2016, 2 500 personnes environ ont été réadmises en Turquie et 21 182 réinstallées de Turquie vers l'UE, loin du plafond de 72 000 prévus par l'UE. La question se pose désormais de l'activation du mécanisme volontaire d'admission humanitaire .

Par ailleurs, la déclaration du 18 mars 2016 a permis d'accélérer la mise en oeuvre de la Facilité pour les réfugiés en Turquie, instituée par le Conseil européen en novembre 2015. Une première dotation 63 ( * ) de 3 Mds € avait été décidée en février 2016. La mise en oeuvre d'une seconde tranche 64 ( * ) de 3 Mds € a été décidée au Conseil européen de juin 2018. La contribution totale de la France au titre de ces deux tranches s'élève à 460 M €. La première tranche de 3 Mds € a été entièrement engagée et plus de 2 Mds € ont déjà été décaissés. 1,4 Mds € ont été affectés à l'aide humanitaire, dont 1 milliard a permis la mise en place du filet de sécurité sociale d'urgence.

De son côté, la Turquie fait plusieurs reproches aux États membres de l'Union : retards dans la mise en place de programmes d'admission humanitaire volontaires pour accueillir des réfugiés syriens, décaissement trop lent des financements accordés.

Vos rapporteurs considèrent que le décaissement de la seconde tranche constitue une priorité pour continuer à soutenir la Turquie dans son effort d'intégration des réfugiés. Dans la mesure où des retours massifs sont peu probables, ils estiment que l'Union européenne et ses pays membres devront continuer à soutenir financièrement la Turquie dans l'avenir .

3. Des relations toujours tendues avec Chypre et la Grèce

En 1974, en réponse à un coup d'État appuyé par la Grèce en vue d'un rattachement de l'île, la Turquie est intervenue militairement en occupant le nord de Chypre. Depuis ces événements, les relations de la Turquie avec la Grèce et la République de Chypre restent tendues. La communauté chypriote grecque vit au sud de l'île, les Chypriotes turcs étant regroupés au nord, au sein d'une « République turque de Chypre nord » autoproclamée en 1983 et qui n'est reconnue que par la Turquie.

En 2004, un plan onusien de résolution du conflit dit « plan Annan » a proposé une réunification de l'île . Ce plan a été adopté à plus de 65 % par les Chypriotes turcs mais rejeté par 75 % des Chypriotes grecs. La Grèce menaçant de bloquer toute nouvelle adhésion, la partie grecque de l'île a finalement pu adhérer à l'Union européenne. La République de Chypre est ainsi devenue membre de l'Union européenne en mai 2004 en même temps que neuf autres États. La Turquie a ensuite signé le protocole d'Ankara étendant l'union douanière aux dix nouveaux membres. Toutefois, elle refuse d'appliquer cet accord avec la République de Chypre.

Des négociations ont été relancées en 2015 pour créer une fédération bizonale et bicommunautaire. Ces négociations ont échoué en juillet 2017 avec, comme principal point de blocage, le maintien de la présence de l'armée turque au nord de l'île après la réunification.

L'exploration des champs gaziers découverts dans la Méditerranée orientale au large des côtes de l'île est source de tensions croissantes entre Chypre et l'Union européenne d'une part, la Turquie d'autre part, celle-ci ayant multiplié dans la période récente les interventions contraires au droit international. Les autorités turques considèrent que ces ressources appartiennent autant à la partie nord qu'à la partie sud et qu'un accord doit être trouvé entre les deux parties avant toute exploration. Chypre estime de son côté qu'une solution au «problème chypriote» doit d'abord être trouvée avant que la question du partage soit abordée. Surtout, la Turquie ne reconnaît pas la zone économique exclusive (ZEE) de Chypre ni ne se conforme au droit international coutumier en la matière.

Quel que soit le potentiel gazier de la ZEE chypriote (qui n'est pas encore avéré à ce jour), la découverte des gisements Léviathan, Tamar et Dalit a donné à Nicosie l'opportunité de jouer un rôle de premier plan dans la redistribution possible des approvisionnements gaziers de l'Union européenne. Les réunions tripartites Grèce-Chypre-Égypte / Grèce-Chypre-Israël se tiennent à une fréquence élevée et Nicosie entretient également des liens étroits avec la Jordanie comme avec le Liban. Chypre a signé début 2017 un « memorandum of understanding » avec l'Italie, la Grèce, l'Égypte et la Commission européenne sur un projet de gazoduc sous-marin permettant d'acheminer jusqu'aux côtes italiennes les ressources gazières égyptiennes. Chypre a également signé des accords avec le Français Total, l'italien ENI et l'américain ExxonMobil pour l'exploitation de ses ressources gazières et pétrolières. Ainsi, même en l'absence d'un gisement chypriote intéressant, Chypre pourrait jouer un rôle de hub régional, menaçant de facto celui que joue aujourd'hui la Turquie .

La République de Chypre considère que son appartenance à l'UE n'est pas suffisante pour contrebalancer la présence turque au sein de l'OTAN, dont elle-même ne fait pas partie. Aussi Nicosie souhaite obtenir de ses partenaires ayant des intérêts économiques dans sa ZEE (France, États-Unis, Italie) des assurances pour protéger les forages d'exploration. Nicosie a également établi une relation stratégique forte avec Israël (accord de défense de 2011), multipliant les entretiens de haut niveau et les exercices communs (le dernier date du 2 novembre 2018), ainsi que les achats de matériel militaire.

En février 2018, des navires de guerre turcs ont empêché la société ENI de se rendre au large des côtes chypriotes. Les tensions ont atteint un niveau encore plus élevé depuis mai 2019, la Turquie ayant envoyé deux navires dans la zone économique exclusive (ZEE) de la République de Chypre afin d'y conduire des opérations de forage pétrolier et gazier. Ceci a entraîné une réaction rapide de la part des autorités américaines et européennes. Washington a demandé à Ankara de « cesser ces opérations » au plus vite. La France a réaffirmé « son attachement indéfectible au respect du droit maritime international », à la « souveraineté de Chypre » et a appelé Ankara à « éviter de se livrer à un acte de provocation [...] qui ne peut que renforcer les tensions dans une région qui a besoin de stabilité ». Ces tensions autour des zones de forage en Méditerranée orientale risquent ainsi d'augmenter et de devenir une constante des relations internationales dans cette zone.


* 62 Cette question a déjà été abordée par nos collègues L. Aïchi et C. Malhuret et C. Haut dans leur rapport de 2016 : La Turquie : une relation complexe mais incontournable .
https://www.senat.fr/rap/r15-736/r15-736.html

* 63 Les États membres ont versé 2 milliards d'euros dont 309,2 millions pour la France. L'Union européenne a contribué à hauteur de 1 milliard d'euros, dont 700 millions d'aides non humanitaires financées via l'instrument de pré-adhésion.

* 64 Le 29 juin 2018, les États membres se sont accordés sur le mode de financement de la seconde tranche de 3 milliards d'euros. 2 milliards seront financés par le budget de l'Union et 1 milliard par des contributions des États membres. La part de la France devrait être de l'ordre de 155 millions d'euros.

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