Q. AUDITION DE MME CHRISTEL BORIES, PRÉSIDENTE DU COMITÉ STRATÉGIQUE DE FILIÈRE « MINES ET MÉTALLURGIE » ET PRÉSIDENTE-DIRECTRICE GÉNÉRALE D'ERAMET (25 JUIN 2019)

M. Franck Menonville , président . - Nous achevons aujourd'hui notre cycle d'auditions, d'abord avec Mme Christel Bories, puis avec M. Philippe Crouzet.

Mme Bories est diplômée de HEC. Elle a notamment collaboré avec le groupe de métallurgie Umicore, ainsi que Pechiney, ex-fleuron de l'aluminium, dont elle a été membre du comité exécutif. Elle a rejoint par la suite Alcan, qui a racheté Pechiney. En 2011, Mme Bories a pris la direction du fabricant de produits en aluminium Constellium, avant de faire un passage par le secteur de la pharmacie en 2013, en devenant directrice générale déléguée d'Ipsen pendant trois ans, puis par l'Union Minière belge, devenue Umicore, le spécialiste du recyclage des métaux. Mme Bories dirige le groupe Eramet depuis 2017, ancienne société Le Nickel, créée en 1880 pour exploiter ce minerai en Nouvelle-Calédonie. Eramet est le seul champion français de la filière minière et métallurgique française, présent sur cinq continents et dans 20 pays avec un effectif de 12 590 salariés sur 47 sites ; c'est le premier producteur mondial d'alliages de ferronickel et d'alliages de ferromanganèse, lesquels entrent dans la composition des différentes séries Premium d'aciers inoxydables. Mme Bories a rapidement sorti le groupe d'une crise cyclique particulièrement violente, qui s'est désendetté et a renoué avec les initiatives stratégiques en bénéficiant d'une reprise des cours mondiaux des métaux.

Nous entendons cependant Mme Bories en qualité de présidente du comité stratégique de filière (CSF) Mines et métallurgie. Je laisse la rapporteure, Mme Valérie Létard, introduire nos débats sur les aspects qui nous intéressent plus particulièrement.

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Relancée en 2018, la filière « Mines et métallurgie » inclut aussi bien les industries extractives de la mine que les secteurs de l'acier ou de l'aluminium. Les thématiques spécifiques à la sidérurgie sont-elles, selon vous, madame Bories, suffisamment prises en compte dans les travaux de la filière, au champ très large ? Comment les « projets structurants », définis dans le contrat de filière signé en janvier dernier, contribueront-ils à la compétitivité et à la transformation des producteurs d'acier ?

Les actions du nouveau contrat - la sécurité de l'approvisionnement minier, l'économie circulaire, une industrie moins émettrice de CO 2 - s'inscrivent dans la continuité des priorités établies par l'ancien contrat, datant de 2014. Un bilan de ces actions ou un suivi de l'évolution des politiques publiques avait-il été réalisé ? Comment assurer des progrès rapides sur les actions prioritaires ? Nous sommes convaincus qu'il faut accompagner une transition rapide de l'industrie sidérurgie, compte tenu des défis qu'elle devra relever dès 2020.

La sidérurgie est une industrie à forte composante capitalistique : les investissements nécessaires à la modernisation de l'outil, à la transition écologique, à la recherche et au développement, sont énormes. Pourtant, le soutien de l'État aux projets structurants semble faible : 600 000 euros pour la formation... Et rien d'autre qu'un financement dans le cadre des dispositifs existants. La filière automobile est, elle, dotée de 40 millions d'euros pour l'expérimentation de véhicules autonomes. Les engagements de l'État dans le contrat stratégique de filière relèvent-ils plutôt d'une déclaration d'intention que d'une implication tangible ?

Au sein de l'organisation de la filière, de sa gouvernance et de ses travaux, quelle place est réservée aux entreprises sidérurgiques de plus petite taille, qui ne disposent pas des mêmes moyens, et aux entreprises de transformation de l'acier ?

Enfin, l'effort réalisé par la filière au niveau français est-il articulé avec l'échelon européen ? Quelle sera la place de la sidérurgie parmi les chaînes de valeur stratégique ? Les projets structurants pourront-ils bénéficier de financements européens ? Quelles sont vos demandes en matière de politique commerciale de l'Union européenne, afin de mieux protéger les producteurs d'acier français ?

Mme Christel Bories, présidente du comité stratégique de filière « Mines et métallurgie » et présidente directrice générale d'Eramet . - J'ai toujours un grand plaisir à parler d'industrie et, en particulier, d'industrie métallurgique car je suis impliquée depuis très longtemps dans ce secteur. J'en ai suivi les évolutions récentes ; j'ai notamment observé la concentration des grandes entreprises de l'aluminium, qui sont passées de sept à deux en moins de dix ans - songez à la disparition de Pechiney ou d'Alcan -, non sans conséquences pour les sites français. Le rachat de Pechiney par Alcan a été une bonne chose, car Alcan, en investissant dans les sites de Pechiney, a renforcé leur position, mais le rachat d'Alcan par Rio Tinto a conduit à un démantèlement total de la filière, au point qu'il n'existe plus aucun site en France. Cela montre à quelle vitesse les filières, soumises à une forte pression internationale, peuvent se déstructurer.

Le comité stratégique de filière que j'ai l'honneur de présider vise à restaurer les filières au coeur de la politique industrielle française en instaurant un dialogue, aussi efficace que possible, entre l'État, les entreprises et les organisations syndicales sur tous les sujets clés permettant une reconquête industrielle. À la différence des précédents, les CSF actuels, plus sélectifs, se focalisent sur les batailles que la France peut gagner.

Le contrat pour la filière mines et métallurgie, signé en janvier 2019, est le résultat d'un long travail de concertation entre les industriels, les syndicats et l'État, qui a été accouché dans la douleur. La filière mines et métallurgie est un maillon indispensable de l'approvisionnement de filières aval aussi stratégiques que l'automobile, la construction, l'aéronautique, l'espace, la défense, les composants électroniques, les énergies renouvelables, mais elle est très spécifique. Contrairement aux filières automobile ou aéronautique, dans lesquelles de grands donneurs d'ordres prévalent sur une pyramide de sous-traitants, dans une relation verticale de fournisseur à client, la filière mines et métaux est atypique, très horizontale, laisse peu de place aux relations de fournisseur à client. Les enjeux sont très hétérogènes : les activités respectives d'Eramet, ArcelorMittal, Imerys, Orano ou de petits fondeurs diffèrent grandement - les métaux, les applications, les métiers, les marchés ne sont pas les mêmes. Il y a peu de grands leaders et, surtout, quasiment plus de grand leader français. Il n'existe pas d'équivalent d'Airbus ou de PSA, qui peuvent fédérer une série de sous-traitants et leur dire sur quel projet se mobiliser. Beaucoup se sont en conséquence interrogés sur la pertinence d'un CSF pour ce secteur. Les enjeux stratégiques d'approvisionnement des filières aval ont finalement justifié que l'on tente de conduire des projets structurants en commun.

Vous connaissez les chiffres de la filière : près de 2 650 entreprises, 36 milliards d'euros de chiffre d'affaires, 110 000 emplois directs, une valeur ajoutée d'environ 11 milliards d'euros. Le secteur est extrêmement exposé à la concurrence internationale. Il y a dans de nombreux cas des surcapacités mondiales, non sur le volet mines, mais sur celui de la métallurgie et de la sidérurgie. Cette industrie donne à la France de nombreux atouts. D'abord, sa forte capacité exportatrice, puisque 70 % des entreprises de la filière font plus de 50 % de leur chiffre d'affaires à l'export. Ensuite, un potentiel d'innovation non négligeable : la quinzaine de centres de recherche sur le territoire rassemble plus de 2 000 personnes. C'est enfin une filière à caractère stratégique puisqu'elle approvisionne l'automobile, la défense ou encore l'aéronautique françaises.

La forte concurrence internationale, défi posé à notre compétitivité, et la forte fragmentation du secteur, rendaient indispensable de mutualiser nos efforts. Nous avons choisi sept projets, qui s'articulent autour des principaux enjeux rassemblant les industriels de l'extraction, de la production, de la transformation et du recyclage de l'ensemble des métaux ferreux et non ferreux. Ces enjeux sont les suivants : assurer un développement durable et compétitif en matières premières primaire et secondaires ; accompagner la transformation numérique des entreprises, pour assurer leur compétitivité et leur montée en gamme ; favoriser l'innovation ; contribuer aux objectifs de la transition écologique, dans la manière de produire et dans l'utilisation des produits ; développer l'économie circulaire ; développer, enfin, un haut niveau de compétence des salariés et l'attractivité des métiers de la filière - qui peine pour l'heure à attirer les talents.

Le premier projet structurant vise à construire et mettre en place les standards de référence de la mine et de l'approvisionnement responsables. L'objectif est de rétablir la confiance des investisseurs et des populations locales dans le développement des projets miniers en France, mais surtout d'assurer une égalité de traitement entre les entreprises minières qui s'approvisionnent de manière responsable, ce qui a un coût, et les autres. Nous travaillons pour cela à la réforme du code minier, à l'élaboration d'un référentiel de la mine responsable, et à la mise à l'étude d'un système de labellisation durable.

La révision du code minier est importante, mais les enjeux de la filière ne s'y réduisent pas. L'indépendance française ne sera pas assurée par les mines françaises - même si l'on peut encore développer des mines en France - mais il est important de se rapprocher des standards internationaux. Le Canada, par exemple, s'est doté d'un code minier extrêmement responsable dont la France peur s'inspirer : ne réinventons pas la roue. Eramet est leader sur le projet de référentiel mines responsable. L'idée est de ne laisser entrer en France et en Europe que des matières premières répondant à un code éthique et selon une chaîne d'approvisionnement responsable, afin d'éviter la concurrence déloyale. Ce projet ne concerne pas directement la sidérurgie - bien qu'ArcelorMittal soit opérateur minier à l'étranger - mais de nombreux minerais entrent dans la composition de l'acier et l'approvisionnement responsable en ces minerais servira la filière aval. Les consommateurs automobiles s'intéressent de plus en plus à la façon dont sont produits les véhicules. Or la voiture de demain sera faite de davantage de métaux qu'aujourd'hui, puisque la batterie représentera 40 % du poids d'une voiture verte et la carrosserie restant fabriquée en acier. Un label européen permettrait de ne laisser entrer en Europe que les matières premières produites de manière responsable.

Le deuxième projet structurant consiste à accélérer la digitalisation de la filière métallurgique pour la rendre plus compétitive. Cela concerne aussi la sidérurgie. Un état des lieux de sa maturité numérique a été réalisé en 2018, qui a permis d'établir une cartographie et d'évaluer la sensibilité des entreprises à la digitalisation et leur intérêt à travailler sur des projets collaboratifs. Trois thèmes prioritaires en sont ressortis : l'automatisation, l'aide à la conception pour la fabrication, et la traçabilité des flux énergétique et environnementaux. Les projets collaboratifs suscitant l'intérêt des entreprises sont la création de jumeaux numériques, l'internet des objets, et la manutention des charges lourdes.

Nous avons beaucoup de difficultés à mobiliser les entreprises de taille moyenne, notamment les PME, sur ces enjeux, qui conditionnent pourtant leur avenir. Focalisées sur leur survie au quotidien, elles peinent à dégager des ressources financières et humaines pour ces projets. L'État a pourtant mobilisé des moyens, des formations existent, mais nous avons du mal à mettre les acteurs autour de la table. Nous avions envisagé une plateforme numérique et collaborative commune mais nous avons mis ce projet en veille, faute de moyens et d'intérêt des acteurs. Ces derniers ont plutôt tendance à se raccrocher aux plateformes numériques de leurs clients, qui leur sont imposées. Nous pourrions réorienter ce projet vers des actions individuelles portées par certaines entreprises. Les grands groupes - Arcelor, Aperam, Imerys, Eramet... - peuvent se débrouiller seuls ; les autres n'ont pas de temps à y consacrer.

Le troisième projet, qui ne concerne pas la sidérurgie, consiste à développer des mines et des carrières connectées. C'est fondamental pour sécuriser l'approvisionnement en matières premières. Le big data est un enjeu colossal pour le volet de la géologie relatif aux métaux rares et stratégiques. Nous travaillons sur ces questions avec les acteurs amont.

Le quatrième projet vise à réduire les émissions de gaz à effet de serre en extrayant le CO 2 des gaz et des fumées industrielles. Spécifique à la sidérurgie, il est porté par ArcelorMittal. Je sais que Philippe Darmayan vous en a parlé en début de mois.

Le cinquième projet consiste à développer une filière intégrée de recyclage des batteries lithium-ion. Il est piloté par Eramet. Il ne concerne pas spécialement la filière sidérurgique mais fait partie intégrante de la réflexion de la mission « batteries » du Conseil national de l'industrie, copilotée par les CSF « Automobile » et « Chimie et matériaux ». Le CSF « Mines et métallurgie » y contribue pour ce qui relève du recyclage des cellules de batteries et l'alimentation en matières stratégiques. L'enjeu est de ne pas se laisser distancer par nos concurrents. La Chine a gagné la première bataille : les batteries électriques de première génération seront chinoises. La Chine ayant compris très vite que l'alimentation en matières premières serait stratégique, elle maîtrise 50 % de la production mondiale de lithium, 45 % de la production mondiale de cobalt, 90 % des métaux rares, et la plupart des projets de nickel hydrométallurgie en développement actuellement sont le fait d'entreprises chinoises largement subventionnées.

Ayant perdu la première bataille, nous tâchons de nous positionner pour la seconde, en évitant que les batteries chinoises montées sur des véhicules européens, une fois arrivée en fin de vie, ne repartent pour être recyclées en Asie. La France a déjà des capacités de traitement des batteries. Nous attendons de grandes quantités, environ 50 000 tonnes, à recycler à partir de 2027, et plus encore sans doute en 2030. Il faudra, d'ici là, mettre en place une filière compétitive capable de produire non pas des matières dégradées comme c'est le cas aujourd'hui - le nickel n'est recyclé qu'en inox - mais des matières susceptibles de servir à faire de nouvelles batteries - du nickel haute pureté, aussi.

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Le Grenelle de l'environnement, il y a une dizaine d'années, avait envisagé ce travail de coopération entre les industriels pour anticiper les nécessités du recyclage. Or la Fédération professionnelle des entreprises du recyclage nous a dit la semaine dernière que cette coopération était toujours inexistante... Comment construire une telle coopération ?

Mme Christel Bories . - C'est une vraie question. Eramet, qui investit dans le lithium, le nickel, le cobalt, est au centre de ces réflexions. Le groupe de travail du CSF sur le recyclage a des difficultés considérables à travailler avec les collecteurs, tels Véolia, les fabricants et les entreprises d'approvisionnement de matières premières car, même si nous avons le même horizon, les intérêts divergent. Certains acteurs de la filière sont pourtant de grands acteurs du recyclage, et nous avons de quoi faire une belle filière.

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Les matières premières étant concentrées dans peu de mains, nous allons avoir un problème d'approvisionnement. Comment accélérer la constitution de réseaux permettant aux acteurs de travailler ensemble ?

Mme Christel Bories . - C'est une question complexe. Le groupe de travail du CSF fera des recommandations dans ce sens dans les semaines qui viennent. Je crois beaucoup à la pédagogie. Les premières batteries lithium-ion de première génération étaient composées à parts égales de cobalt, de nickel et de manganèse. Le cobalt venant de République démocratique du Congo, nous craignions des problèmes d'approvisionnement. Il y a deux ans environ, nous avons alerté les grands acteurs de l'automobile, notamment allemands, qui ne semblaient alors pas conscients du problème. Dix-huit mois plus tard, Volkswagen annonçait que ses batteries ne comporteraient plus un gramme de cobalt congolais. Bref, ils ont fait un progrès immense en dix-huit mois, grâce aussi aux ONG dénonçant la fabrication de « voitures vertes avec des batteries rouges du sang des enfants congolais »... C'est pourquoi nous travaillons au développement de filières durables, à quoi le numérique nous aide en rendant possible la traçabilité des matières premières, ainsi qu'à la captation de l'activité de recyclage. Il ne faudrait pas que nous passions d'une dépendance au pétrole à une dépendance aux métaux - qui aurait aussi une dimension géopolitique.

Cette prise de conscience est récente mais progresse chez les constructeurs automobiles, qui poussent leur filière. Si les constructeurs demandent 30 % de composants recyclés dans leurs batteries car c'est ce que veut le consommateur, la filière s'organisera. Nous devrions avoir un premier diagnostic à l'automne.

Le sixième projet structurant consiste à recycler le véhicule hors d'usage de demain. Le problème est analogue au précédent : il faut organiser un meilleur tri en amont. Nous savons assez bien recycler le véhicule hors d'usage, mais produisons des métaux dégradés, faute de savoir trier les alliages. Un groupe a commencé ses travaux sur les alliages d'aluminium et d'acier. Lorsque l'on saura séparer les alliages de carrosserie, on pourra produire de nouvelles carrosseries et limiter la déperdition de matières premières.

Mme Valérie Létard , rapporteure . - L'écoconception doit permettre de concevoir le véhicule en tenant compte des nécessités du recyclage. La séparation des matériaux reste difficile. Les constructeurs et les recycleurs devraient y travailler ensemble. Pour l'heure, la coopération est hélas inexistante.

Mme Christel Bories . - En effet. Si les fabricants automobiles n'initient pas cette coopération, ce n'est ni le fabricant de pare-chocs ni le constructeur de portières qui va s'en charger. C'est la même chose pour le bâtiment. La filière métallurgie peut donner des idées, mais ce n'est pas elle qui dira de quelle façon construire un bâtiment.

Le dernier projet est relatif aux engagements de développement de l'emploi et des compétences. Nous travaillons pour cela en partenariat avec l'Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM). Le but est d'accompagner les PME dans leur transition numérique, à travers des phases de diagnostic, de formation et d'accompagnement. Nous avons beaucoup de mal à mobiliser les PME et les TPE, qui n'ont que peu de temps à consacrer à tout cela.

La filière est donc assez spécifique. Le rapport sur l'analyse de la vulnérabilité d'approvisionnement en matières premières des entreprises françaises a révélé que ces dernières étaient peu sensibilisées à l'enjeu ; beaucoup sont mono-fournisseurs, parfois dans des pays politiquement instables - certaines ont ainsi été surprises par les sanctions américaines infligées à Rusal... Nous avons un problème de compétitivité, lié à notre approvisionnement. Certaines zones du monde sont très sensibles ; si les Chinois mettent la main sur les ressources africaines ou latino-américaines, ce n'est pas par hasard. Ils ont compris que si la construction d'usines ne requiert que de l'argent, l'accès à la matière première est plus complexe. L'autre enjeu majeur est celui de la transition écologique, essentielle mais qui ne doit pas donner lieu à des distorsions de concurrence. Si nous imposons à notre industrie des contraintes de stockage de CO 2 , une taxe carbone, des approvisionnements plus durables, il faut donc des compensations à l'importation.

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Sous quelle forme ?

Mme Christel Bories . - Certains pays jouent sur tous les tableaux, car taxer un fournisseur très polluant fait entrer de l'argent, mais ne résout pas le problème du CO 2 ... Un label européen est une autre hypothèse. Même la Chine a interdit l'accès à son territoire à certains déchets. On ne pourra agir sur ces questions qu'au niveau européen.

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Il faudrait en quelque sorte un cahier des charges précis sur les exigences environnementales, le processus de fabrication, l'origine des matières premières, etc.

Mme Christel Bories . - Absolument. Cela enclencherait un cercle vertueux. Même la Chine a augmenté ses exigences environnementales, poussant ses producteurs à aller produire ailleurs, là où les standards sont plus bas. Le problème est ainsi déporté.

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Il faut donc nous doter d'exigences fortes aux frontières de l'Europe.

Mme Christel Bories . - Absolument.

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Les acteurs industriels sont-ils capables de faire les mêmes efforts ? La Chine, elle, peut se permettre de supprimer d'un coup 200 000 emplois en fermant 30 hauts fourneaux dans la ville de Xuzhou pour des raisons environnementales. Ne pensez-vous pas qu'à un horizon assez proche, l'Europe pourra être dépassée par des initiatives prises ailleurs ?

Mme Christel Bories . - La balle est dans notre camp. À nous d'encourager la modernisation de notre industrie. Les Chinois, qui produisent 50 % de l'acier mondial et presque autant de presque tous les métaux, progressent très vite. Il ne suffit donc pas de dénoncer la concurrence déloyale, il faut se remettre en question et investir. Il faut aussi faire des choix. C'est l'approche du CSF nouveau modèle : plutôt que de livrer tous les combats pour sauver tous les emplois, se concentrer sur ceux que la France peut gagner. D'où le choix de filières dans lesquelles nous avons un avantage compétitif, afin de ne pas disperser nos efforts. Les plans soviétiques ne fonctionnaient pas ; les plans chinois sont eux assez efficaces. Ils identifient les filières compétitives et abandonnent celles qui ont moins de réussite. Des dizaines de petites mines de manganèse, souvent polluantes, ont ainsi été fermées en dix-huit mois, pour reporter les efforts ailleurs. Leur industrie automobile a été largement aidée, et les constructeurs forcés de s'équiper en batteries chinoises. Cela a suffi à bâtir une industrie compétitive, qui n'est désormais plus subventionnée.

Mme Martine Berthet . - Merci, madame Bories, pour cette présentation des différents moyens que vous entendez développer pour aider la filière sidérurgique française. Vous avez balayé différents sujets, tous aussi importants les uns que les autres : sélectionner des filières, créer des emplois là où nous sommes plus compétents... En Savoie, toutes les entreprises que je rencontre se plaignent du manque de main d'oeuvre. Les entreprises forment certes les personnes dont elles ont besoin, mais elles gagneraient en compétitivité si elles avaient la possibilité d'embaucher des personnes déjà qualifiées. Or ces filières ne sont plus choisies par nos jeunes. Comment y remédier ?

Mme Christel Bories . - C'est un point très important. Chaque CSF est tenu de travailler sur les engagements de développement de l'emploi et des compétences dans la transition numérique, car c'est un enjeu qui touche toutes les filières. Nous nous y sommes employés avec l'UIMM, mais nous travaillons également sur les autres besoins en compétences !

Je crois beaucoup à l'apprentissage et à la formation professionnelle. J'ai même écrit un petit livre intitulé L'industrie racontée à mes ados (qui s'en fichent) , qui plaide pour redorer le blason de l'industrie à l'école. Le ministre de l'éducation prend heureusement le sujet de la formation professionnelle à bras-le-corps. Il faut que les entreprises se prennent en main pour accueillir davantage d'apprentis. C'est davantage le cas en Allemagne. Là-bas, un jeune en apprentissage n'est pas considéré comme en échec scolaire. Notre filière peine à recruter alors que le nombre de smicards se compte sur les doigts d'une main, car les salariés sont qualifiés et bien payés. Les CDD sont également très peu nombreux : les salariés sont recrutés en contrats longs, et les entreprises font très peu appel au travail temporaire.

Nous avons donc élargi notre recherche de compétences au-delà du numérique, pour travailler, avec l'éducation nationale, sur les besoins les plus criants de la filière. Nous pouvons améliorer la communication auprès des jeunes ; c'est l'affaire de l'éducation nationale, mais aussi des entreprises. Nous devons montrer que l'industrie est attractive, moderne, robotisée, que ce n'est plus le monde décrit par Zola !

M. Bernard Buis . - La difficulté de recycler les batteries tient-elle aux normes, à des problèmes de qualité, ou à la volonté de l'industrie ?

Mme Christel Bories . - Le problème réside dans l'absence de technologie pour extraire des batteries lithium-ion un lithium extra-pur. Eramet a lancé un projet de recherche et développement sur ce sujet. Cela fait partie des enjeux de la filière. Umicore est à la pointe de la récupération du cobalt, et s'emploie à séparer le nickel, le cobalt et le lithium, tout en éliminant les impuretés. Ce type d'opération permet de réutiliser la matière première pour refaire des batteries. Tout l'enjeu de l'aluminium est de séparer les composants des alliages. Les usineurs de l'aéronautique ont longtemps manqué de sensibilité à ces questions, qui mélangeaient le titane de l'aluminium et des alliages. Ils ont fait des progrès. C'est tout une filière économique qui doit s'organiser en conséquence ! Dans la plupart des cas, il manque les technologies adéquates.

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Trouvez-vous que l'Europe soit suffisamment réactive ? Le temps de la bureaucratie européenne est-il adapté au temps des mutations industrielles ? La priorité réside-t-elle à vos yeux dans le coût de l'énergie, les règles antidumping, la labellisation ? Bref, quelles préconisations feriez-vous pour l'État stratège ?

Mme Christel Bories . - L'Europe ne va pas assez vite, si on la compare à certains de ses concurrents. Et c'est normal, car nous sommes plusieurs... C'est pourquoi je considère que le couple franco-allemand est absolument clé. Certaines initiatives industrielles peuvent en procéder. Créer des taxes à la frontière de l'Europe impose certes de mettre tout le monde d'accord, mais quelques pays suffisent pour lancer une filière stratégique. Il faut parfois savoir jouer avec des clusters plus petits.

Il nous faut enfin bâtir des entreprises européennes à même de concourir à l'échelle mondiale, et raisonner Europe plutôt que France. Je ne commenterai pas les dernières fusions ratées ; les opérations avortées rempliraient un cimetière entier... Cessons de nous focaliser sur le consommateur européen. Regardons l'Europe dans la compétition mondiale, par rapport à la Chine ou aux États-Unis, et créons des sociétés ayant la capacité d'investissement nécessaire. Relever les défis exige une puissance de feu, et nous aurons du mal à nous en doter seuls, à l'échelle nationale.

M. Franck Menonville , président . - Nous vous remercions.

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