EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 17 juillet 2019, sous la présidence de M. Vincent Éblé, président, la commission a entendu une communication de M. Patrice Joly, rapporteur spécial, sur la lutte contre la fraude et la protection des intérêts financiers de l'Union européenne.

M. Vincent Éblé , président . - Nous en venons à la communication de Patrice Joly, rapporteur spécial de la participation de la France au budget de l'Union européenne sur la lutte contre la fraude et la protection des intérêts financiers de l'Union européenne.

M. Patrice Joly , rapporteur spécial . - Les élections européennes de mai dernier ont donné lieu, une nouvelle fois, à l'expression d'une certaine défiance à l'égard de l'Union européenne et de ses politiques, même si l'issue a été moins défavorable que ce que l'on pouvait craindre. L'efficacité de l'une d'entre elles, et non des moindres puisqu'il s'agit de la politique de cohésion, a pu être remise en cause à la suite de la révélation de plusieurs scandales liés à des détournements de fonds européens. Or la politique de cohésion est l'une des plus importantes, car elle joue un rôle indispensable dans le développement équilibré de nos territoires.

En Roumanie, le chef du parti social-démocrate, Liviu Dragnea, a été condamné en mai dernier à trois ans et demi de prison ferme pour détournement de fonds publics, alors qu'il avait déjà fait l'objet d'une enquête de l'Office européen de lutte antifraude (OLAF) pour un détournement supposé de 21 millions d'euros. En République tchèque, le Premier ministre est soupçonné d'avoir bénéficié indûment de 2 millions d'euros d'aides européennes pour la construction d'un complexe hôtelier lui appartenant. En France également, une enquête relative à des soupçons de fraude aux aides agricoles en Corse est en cours. Le préjudice serait évalué à 500 millions d'euros.

Ces exemples nous conduisent à nous interroger sur la capacité de l'Union européenne à protéger ses intérêts financiers, alors même que son budget s'élève, en 2019, à 150 milliards d'euros de crédits de paiement environ.

J'ai mené un contrôle budgétaire au cours des derniers mois afin de répondre aux questions suivantes. Premièrement, quelle est l'ampleur de la fraude aux fonds européens ? Deuxièmement, l'Union européenne est-elle parvenue à bâtir un système efficace de détection et de prévention de la fraude ? Troisièmement, comment les États membres mettent-ils en oeuvre les obligations de contrôle des fonds européens ? Quatrièmement, enfin, quelles sont les conséquences de ces contrôles sur les bénéficiaires ?

Mes travaux se sont focalisés sur les contrôles réalisés en France, étant donné que mes pouvoirs de rapporteur spécial ne me permettent pas d'obtenir des informations auprès des administrations d'autres États membres. Par ailleurs, j'ai souhaité circonscrire mes travaux à la fraude aux dépenses du budget européen, écartant ainsi les problématiques de la fraude douanière et de la fraude à la TVA, que notre commission a eu l'occasion de traiter l'an passé lors de l'examen du projet de loi relatif à la lutte contre la fraude.

Ma première surprise a été de constater que les statistiques de la Commission européenne présentent la fraude aux dépenses de l'Union comme un phénomène très marginal. Ainsi, en 2017, seulement 705 irrégularités ont été signalées comme étant frauduleuses, pour un montant total d'environ 390 millions d'euros, soit 0,29 % des dépenses de l'Union. Les irrégularités non frauduleuses, c'est-à-dire les « erreurs » non intentionnelles dans l'utilisation des fonds européens, sont plus nombreuses, mais demeurent faibles : 9 900 cas en 2017, pour un montant de 1,7 milliard d'euros, soit 1,25 % des dépenses. Toutefois, ces évaluations sont trompeuses.

Ces statistiques reposent sur les signalements réalisés par les États membres auprès de la Commission européenne. Or le nombre de signalements est très variable selon les États membres. La France, l'Irlande, la Belgique, par exemple, n'ont signalé aucun cas de fraude en 2017 relevant de la politique de cohésion ou de la pêche. Dans le même temps, la Slovaquie a signalé des fraudes pour un montant de 172 millions d'euros, soit près de 10 % des dépenses européennes dont elle a bénéficié cette année-là.

Sommes-nous alors un État membre particulièrement vertueux, ou peu enclin à signaler les fraudes ? La réponse se situe quelque part entre les deux. Il semblerait que la notion d'irrégularité devant faire l'objet d'un signalement à l'Office européen de lutte antifraude (OLAF) ne soit pas uniformément appliquée par les États membres. Les règlements européens précisent que tout soupçon de fraude et toute irrégularité, même non frauduleuse, d'un montant supérieur à 10 000 euros, doivent faire l'objet d'un signalement. Le constat administratif d'une irrégularité doit être reporté, sans avoir besoin d'apporter la preuve de l'intention de frauder, et sans attendre une décision de justice.

Or certains États membres, notamment la France, ont tendance à appliquer une définition prudente de l'obligation de signalement. Les auditions ont révélé que certains acteurs de la gestion des fonds européens tendent à mettre sur le même plan le signalement d'une irrégularité à l'OLAF et celui qui est effectué au titre de l'article 40 du code de procédure pénale.

Mon second constat a été celui d'un manque de coordination entre les différents acteurs chargés de la lutte contre la fraude au sein des institutions européennes.

Tout d'abord, l'Union européenne n'a adopté une stratégie formalisée qu'en 2011, et celle-ci n'a fait l'objet d'une actualisation qu'en 2019 à la suite d'une recommandation de la Cour des comptes européenne qui a dénoncé le manque d'attention portée au sujet de la lutte antifraude.

Ensuite, chaque direction générale de la Commission est chargée de la gestion des risques de fraude et d'établir une stratégie. Cette organisation en silos permet, certes, de tenir compte des spécificités de chacune des politiques de l'Union, mais contribue à traiter la fraude comme un enjeu secondaire, plutôt que d'en faire une priorité pour la gestion des deniers européens.

Enfin, l'OLAF, seul organe chargé de mener des enquêtes sur la fraude au sein de l'Union, peine à avoir une véritable légitimité. D'une part, cela tient à son positionnement institutionnel dans la mesure où il est placé sous la responsabilité de la direction générale du budget. D'autre part, il ne dispose pas de pouvoirs judiciaires. Ainsi, ses enquêtes administratives font l'objet de recommandations aux autorités judiciaires nationales, charge à elles de mener les instructions nécessaires. Cela contribue à ralentir les procédures, qui, dans 55 % des cas, se traduisent par un non-lieu.

À ce titre, le ministère de la justice m'a indiqué qu'entre 2010 et 2017 la France a reçu dix-sept recommandations judiciaires de l'OLAF, et cinq d'entre elles seulement ont fait l'objet de poursuites. Toutefois, le ministère n'a pas été en mesure d'indiquer le préjudice financier moyen, les motifs de classement sans suite, ni les condamnations effectives, ce qui est regrettable.

La mise en oeuvre du Parquet européen d'ici à 2020 devrait permettre de pallier ces insuffisances. Toutefois, les auditions et mon déplacement à Bruxelles ont témoigné de certaines craintes quant à l'articulation future des compétences de l'OLAF avec celles du Parquet.

Les institutions européennes, et, au premier chef, la Commission sont garantes de la bonne exécution des dépenses européennes. Cette responsabilité est néanmoins partagée avec les États membres, chargés de la mise en oeuvre de 75 % du budget européen. À cet égard, il faut reconnaître que la lutte contre la fraude souffre sûrement de ce jeu de renvoi de responsabilité, les États membres préférant se tourner vers la Commission européenne pour traiter cette question délicate.

En France, conformément à la législation européenne, la gestion des fonds européens est fragmentée entre plusieurs acteurs : les autorités de gestion, principalement les régions depuis la loi de 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles (MAPTAM), les autorités de certification, la direction générale des finances publiques dans la plupart des cas, et l'autorité d'audit, la Commission interministérielle de coordination des contrôles (CICC). Je ne reviendrai pas sur l'architecture des fonds européens en France, d'autant qu'une mission d'information à laquelle plusieurs d'entre nous participent est en cours sur ce sujet.

Le bénéficiaire des fonds européens peut être contrôlé à plusieurs niveaux : le service instructeur d'abord, qui vérifie systématiquement l'éligibilité de la demande ; ensuite, l'autorité d'audit, qui peut sélectionner son dossier par échantillonnage afin d'évaluer la robustesse du système de contrôle des fonds européens ; et, enfin, le bénéficiaire peut être de nouveau contrôlé par la Commission européenne et la Cour des comptes européenne, voire l'OLAF.

L'architecture de la gestion des fonds appelle deux remarques.

Premièrement, la France se distingue par un nombre élevé d'autorités de gestion, de programmes opérationnels et une myriade d'axes et de mesures finançables pour chaque programme.

Deuxièmement, les auditions ont témoigné d'une certaine confusion autour du niveau de contrôle responsable du signalement des irrégularités. Les règlements européens confient à l'autorité de gestion le devoir de mettre en place des mesures antifraude. Toutefois, les autorités de gestion signalent d'abord les irrégularités à l'autorité d'audit, la CICC, via le logiciel d'instruction des fonds « Synergie ». La CICC valide les signalements, et les transmet à l'OLAF via un autre logiciel, « IMS ». Le passage d'un logiciel à l'autre est réalisé en important un fichier Excel... Nul doute que la double saisine des données limite la remontée d'informations. Une interface automatique, qui devrait être mise en place d'ici à la fin de l'année, devrait améliorer cette procédure.

La Cour des comptes européenne a mené en 2018 un audit sur les mesures antifraude en France dans le domaine de la politique de cohésion. Dans ses conclusions, elle a critiqué la répartition des tâches entre la CICC et les autorités de gestion en matière de signalement. Elle a aussi rappelé que le taux de signalement était anormalement bas, critique à laquelle la CICC a répondu qu'un taux bas n'était pas nécessairement anormal...

À cette difficulté s'ajoute celle de la nature des irrégularités à signaler. Il peut être surprenant de constater que la politique agricole commune (PAC) fasse l'objet de si peu de signalements au regard des montants en jeu : seuls neuf cas de fraude ont été signalés en France en 2017, alors même que les refus d'apurement ont coûté 2 milliards d'euros à la France entre 2010 et 2017. Selon le ministère de l'agriculture, les apurements résultaient des difficultés liées au registre parcellaire graphique, et non à des fraudes intentionnelles de la part des agriculteurs. Certes, mais il s'agit tout de même d'irrégularités !

La France semble ainsi défendre une conception plutôt « pénaliste » de la fraude, tandis que la Commission européenne l'aborde sous l'angle de la régularité de la gestion des fonds.

Même si les auditions que j'ai conduites auprès des principaux acteurs de la gestion des fonds européens en France m'ont donné le sentiment que chacun d'entre eux essayait de remplir ses missions du mieux possible, il m'a néanmoins semblé que la lutte contre la fraude n'était pas considérée comme une priorité pour les autorités de gestion, au regard des problèmes opérationnels rencontrés par ailleurs. Comme vous le savez, le démarrage de l'actuelle programmation a été plombé par la décentralisation mal anticipée de la gestion des fonds européens. Nous avons tous en tête les difficultés liées au programme LEADER.

La prochaine programmation 2021-2027 se traduira par une responsabilisation accrue des autorités de gestion. En effet, afin de simplifier les contrôles, la Commission européenne propose de supprimer l'autorité de certification, ce qui impliquera d'intégrer cette fonction comptable au sein des autorités de gestion.

En tant que premier bénéficiaire des fonds européens, la France a un devoir d'exemplarité dans la gestion de ces fonds. Cette exigence est d'autant plus élevée que les négociations pour le prochain cadre financier pluriannuel laissent planer la perspective d'une réduction de crédits disponibles. Notons que la France est l'un des rares pays à avoir établi et publié une stratégie nationale de lutte contre la fraude, qui intègre des mesures spécifiques aux fonds européens.

Ainsi, mes travaux m'ont permis de mettre à jour une triple « incompréhension » : une incompréhension sur les notions d'irrégularités et de fraude ; une incompréhension sur la finalité de la lutte contre la fraude -l'Union européenne protège ses intérêts financiers, et in fine le contribuable national, tandis que les États membres se voient appliquer des standards de contrôle, qu'ils jugent parfois disproportionnés au regard de leur participation et de la qualité de leur administration - ; et une incompréhension entre la Commission européenne, qui estime que les autorités de gestion pourraient faire mieux, et ces dernières, qui préfèrent mobiliser leurs ressources sur l'accompagnement des porteurs de projets.

Par conséquent, mon rapport décline des recommandations selon trois axes.

Premièrement, il est nécessaire d'améliorer l'information disponible sur la fraude aux fonds européens, notamment en abaissant le seuil de signalement des irrégularités, éventuellement à 5 000 euros par exemple, et en encourageant le signalement de toute irrégularité.

Deuxièmement, il importe de renforcer les moyens dédiés à la prévention et à la détection de la fraude, en augmentant le nombre d'agents dédiés à l'instruction des dossiers, ainsi que les moyens accordés à la Délégation nationale à la lutte contre la fraude (DNLF). Une seule personne est actuellement chargée de la fraude aux fonds européens !

Troisièmement, enfin, il convient de simplifier les contrôles pour éviter l'empilement existant, ce qui passe par une architecture de gestion plus simple, et d'encourager la Commission européenne à ne pas contrôler plusieurs fois les mêmes bénéficiaires.

M. Michel Canévet . - Je remercie le rapporteur spécial de nous avoir présenté la situation. Il importe d'être extrêmement rigoureux. Tout ce qui engendre de la fraude est de nature à déconsidérer l'Europe. Nous avons le sentiment que les programmes européens témoignent d'une lourdeur administrative importante. Il faudrait effectivement dissocier les autorités de certification et les autorités de gestion. Attachons-nous à simplifier les procédures administratives. Les porteurs de projets sont tellement rebutés par la lourdeur des tâches administratives qu'ils ne recourent pas aux crédits européens. Or ces fonds existent pour accompagner des projets de développement. Une partie de la politique de développement rural est financée par les fonds européens. Il est donc essentiel de faciliter l'utilisation de ces fonds.

Concernant la question de la détection de la fraude, ne pourrait-on pas davantage s'appuyer sur les moyens numériques ?

M. Bernard Delcros . - Je remercie également notre rapporteur spécial, et je souscris pleinement à ses propositions. La complexité des procédures et le nombre important d'interlocuteurs permettent-ils de réduire la fraude ou, à l'inverse, augmentent-ils les risques de fraude ?

M. Bernard Lalande . - Je suis extrêmement étonné par ce rapport d'information. Si fraude il y a, cela signifie qu'il y a des complices dans les administrations de Bruxelles et parmi ceux qui instruisent le dossier en amont et en aval. Ou alors, à défaut de complices, il y aurait des incompétents : celui qui a lu le règlement ne l'a pas compris et affecte mal les crédits ! N'est-ce d'ailleurs pas une irrégularité volontaire ?

Pour faire un parallèle avec les contrats de ruralité, je me demande si l'on constate aussi des fraudes et des irrégularités.

M. Marc Laménie . - Merci à notre rapporteur spécial de nous avoir éclairés sur ces sujets. On voit là la complexité des fonds européens et la lourdeur administrative. Comment peut-on arriver à frauder ? D'un côté, pour verser des fonds aux agriculteurs et aux collectivités locales, on cherche la petite bête et, de l'autre, des dizaines de millions d'euros passent à la trappe. Comment remédier à cette fraude ?

M. Jean-Claude Requier . - Je félicite le rapporteur : comme quoi on peut avoir les pieds dans les territoires ruraux et la tête dans l'Europe. J'ai retenu que la lutte contre la fraude n'est pas considérée comme une priorité et que le taux de signalement est bas. Aussi, je rejoins les questions qui ont été posées.

M. Patrice Joly , rapporteur spécial . - Concernant la question d'une meilleure utilisation des moyens informatiques évoquée par Michel Canévet, se pose en effet un problème d'interopérabilité, qui devrait être réglé avant la fin de l'année. Le logiciel « Arachne », mis à disposition des autorités de gestion par la Commission européenne, installé en 2014, permet de croiser les données relatives aux bénéficiaires et aux montants et vise ainsi à mieux détecter la fraude. Mais il semble difficile à utiliser.

Le nombre d'interlocuteurs dans les procédures d'attribution et les dispositifs de contrôle augmente-t-il le risque de fraude ? Il me semble plutôt que la question est celle de l'efficacité des contrôles réalisés. Or, les auditions ont révélé que les contrôles étaient nombreux mais plutôt formels.

Les fraudeurs doivent avoir effectivement des complices, et l'enquête en cours sur les aides agricoles devrait être éclairante. Il est vrai que certaines considérations relèvent moins de la bonne gestion que de l'ordre public, notamment dans le domaine des aides à l'agriculture.

Les contrôles sur l'utilisation des fonds européens sont plus étroits que pour ce qui concerne les fonds français. Le contrôle de légalité est parfois défaillant au niveau national ; néanmoins, la proximité induit une meilleure connaissance des dépenses financées.

Comment peut-on arriver à frauder ?, s'interroge Marc Laménie. C'est très simple, un des interlocuteurs m'a même dit : « cela relève du niveau CM2 ». Il suffit de modifier un nom ou une date sur la facture, afin que la dépense soit prise en compte après la décision d'octroi de la subvention, ou encore de faire une fausse déclaration pour la surface, le nombre et la nature du bétail concerné.

Enfin, pour répondre à Jean-Claude Requier, ma méthode consiste à partir du local pour arriver au global, et du global pour revenir au local.

La commission a autorisé la publication de la communication de M. Patrice Joly sous la forme d'un rapport d'information.

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