EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 25 septembre 2019, sous la présidence de M. Vincent Éblé, président, la commission a entendu une communication de M. Emmanuel Capus et Mme Sophie Taillé-Polian, rapporteurs spéciaux, sur l'inspection du travail.

M. Emmanuel Capus , rapporteur spécial . - Monsieur le président, Monsieur le rapporteur général, Chers collègues, notre contrôle porte sur l'inspection du travail. Nous avons fait l'effort de présenter ce contrôle à deux voix, avec Sophie Taillé-Polian, mais avec des propositions communes, ce qui a impliqué la recherche d'un consensus.

L'inspection du travail a été créée à la fin du XIX ème siècle. Elle connaît depuis plus de dix ans une série de réformes qui ont affecté tour à tour son champ d'intervention, ses moyens de sanction, ses structures et son recrutement. La dernière en date, lancée en juin 2019 par le gouvernement actuel, vise désormais son organisation territoriale.

Ces réformes interviennent dans un contexte marqué par l'émergence de nouvelles formes d'activité, à l'image du travail détaché, du développement de l'auto-entreprenariat ou de l'apparition des travailleurs de plateforme. Elles s'inscrivent également dans le cadre d'une révision régulière du code du travail.

Je rappellerai, tout d'abord, quelques généralités.

Rattachée au ministère du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, l'inspection du travail est assurée par 3 535 agents dont 2 347 agents de contrôle proprement dits : inspecteurs et contrôleurs du travail. Le service de l'inspection du travail représente donc 35 % des effectifs de la mission « Travail et emploi », dont les dépenses de personnel s'élevaient à 611,1 millions d'euros en 2018.

Créée par décret en 2006, la direction générale du travail (DGT) constitue « l'autorité centrale » du système d'inspection du travail.

La compétence de l'inspection du travail s'étend à l'ensemble des entreprises du secteur privé. Elle inspecte également les anciens établissements publics, régies ou sociétés nationales (Pôle emploi, La Poste, SNCF, RFF, RATP). L'inspection du travail couvre, dans ces conditions, l'activité de 18,65 millions de salariés, dont 73 % relèvent du secteur tertiaire.

Les pouvoirs de l'inspection ont été renforcés ces dernières années, avec l'introduction de sanctions administratives financières dans certains domaines et l'extension des arrêts de travaux sur certains risques graves. Le panel de sanction est, de fait, assez large, de la simple lettre d'observation adressée à une entreprise à la suspension du contrat de travail, la saisine du juge ou l'amende. Le montant total des amendes dressées hors secteur du BTP s'est élevé à 4,6 millions d'euros en 2018.

279 600 interventions ont été menées en 2018, 216 420 suites étant données à celles-ci.

Le mode de fonctionnement de l'inspection du travail est encadré par l'Organisation internationale du travail. La France est en effet partie à la convention n° 81 de l'OIT, ratifiée en 1950. Elle est tenue de respecter, dans ces conditions, plusieurs principes : les agents de contrôle doivent bénéficier d'un certain nombre de garanties, en matière de stabilité d'emploi et d'indépendance et leur nombre doit être suffisant pour permettre l'exercice efficace des missions.

Parallèlement, le Conseil national de l'inspection du Travail (CNIT), créé par décret en 2007, a pour rôle de veiller à ce que les missions des agents de contrôle soient exercées dans les conditions définies par les conventions de l'Organisation internationale du travail.

Abordons maintenant les réformes engagées depuis 2006.

Un premier plan de modernisation de l'inspection du travail (PMDIT) a été déployé entre 2006 et 2010. Il a abouti notamment à la création de la direction générale du travail et la mise en place de sections regroupant plusieurs inspecteurs du travail (« sections renforts »). Il a été complété en 2009 par la création des DIRECCTE et la mise en place des pôles « travail ».

Engagée en 2012, la réforme « Ministère fort » a, quant à elle, débouché sur une nouvelle organisation territoriale du système d'inspection du travail. Elle est effective depuis janvier 2015 sur l'ensemble du territoire.

La réforme permet la mise en place d'unités de contrôle (UC) (226 en 2018), regroupant 8 à 12 agents de contrôle sur un territoire donné, placés sous l'autorité d'un responsable d'unité de contrôle (RUC). Chaque agent de contrôle est, au sein des UC, affecté à une section, qui correspond à une portion de territoire ou à un secteur (agriculture ou transports). Les UC sont rattachées au pôle travail (pôle T) de la DIRECCTE. Les UC sont coordonnées au niveau départemental au sein des unités départementales des DIRECCTE, au nombre de 101.

Les UC peuvent disposer d'une compétence infra-départementale (53 départements métropolitains disposent de plusieurs UC), départementale (44 départements disposent d'une seule UC) ou interdépartementale (par exemple l'UC des aéroports de Roissy et Orly et l'UC interdépartementale « couloir de la chimie » qui couvre les départements de l'Isère et du Rhône).

Les unités de contrôle peuvent également être de dimension régionale ou interrégionale. Il existe ainsi 18 unités régionales d'appui et de contrôle, principalement dédiées à la lutte contre le travail illégal (URACTI) et des réseaux régionaux sur les risques particuliers (BTP et amiante en Nouvelle Aquitaine, les transports en Bourgogne-Franche-Comté, le projet « Grands chantiers » en Ile de France).

La dernière réforme est en cours. La circulaire du Premier ministre du 12 juin 2019 prévoit que les services départementaux de la DIRECCTE soient placés sous l'autorité directe du préfet de département, en étant intégrés dans de nouvelles structures relevant des directions départementales de l'intérieur. Les services économiques seraient ainsi rassemblés avec les services dédiés à l'inclusion sociale afin d'éviter les effets de cloisonnement et de renforcer la complémentarité des actions menées à l'échelle du département.

La question de l'incidence de la disparition des unités départementales des DIRECCTE sur les unités de contrôle départementales ou infra-départementales de l'inspection du travail qui leur étaient rattachées se pose donc. La circulaire prévoit que la ligne hiérarchique actuelle soit néanmoins respectée en ce qui concerne l'inspection du travail, sans plus de précision. Aux termes de la convention n° 81 de l'OIT, les inspecteurs du travail bénéficient d'une indépendance statutaire. Ils ne peuvent, en principe, être placés sous l'autorité des préfets dans le cadre de l'exercice de leur mission de contrôle.

À cette réforme de l'organisation, s'est ajoutée une réforme en profondeur des emplois. Les inspections du travail dédiées au secteur agricole, au travail maritime et aux transports ont fusionné en 2008 avec l'inspection du travail proprement dite.

La réforme « Ministère fort » s'est, quant à elle, principalement traduite par la suppression progressive du corps des contrôleurs du travail et par leur fusion avec celle des inspecteurs du travail. Les contrôleurs et inspecteurs exerçaient dans les faits les mêmes tâches mais à une échelle différente : les inspecteurs contrôlant les entreprises de plus de 50 salariés, les contrôleurs intervenant en dessous de ce seuil. La fusion des corps de contrôleurs et d'inspecteurs est opérée par le biais d'une requalification des contrôleurs, invités à passer un concours interne.

Le ministère du travail avait indiqué que cette réforme n'aurait pas pour effet de réduire les effectifs de contrôle de l'inspection du travail. Les données de la direction générale du travail tendent à relativiser cette analyse : on constate en effet une diminution de près de 5 % du nombre d'agents de contrôle entre 2016 et 2018, qui passe de 2 459 à 2 347. Cette baisse reste très relative puisque les effectifs augmentent par rapport à 2013 avec 2 224 agents de contrôle et à 2012 avec 2 211 agents de contrôle. Elle a néanmoins pour conséquence un relèvement du nombre de salariés par agent de contrôle. Celui-ci atteignait 9 070 salariés par agent de contrôle en 2017. Le ministère du travail fixe désormais un objectif de 10 000 salariés par agent de contrôle à l'horizon 2022.

Ce taux placerait la France au-delà de la moyenne constatée en Europe. L'OIT ne fixe pas, cependant, de norme en la matière. Insistons d'ailleurs sur un point : il n'existe pas aujourd'hui de réclamation ou de plainte à l'OIT concernant l'inspection du travail française. L'OIT n'a, par ailleurs, jamais relevé, à ce jour, de « non-conformité » à la convention. À l'inverse, l'inspection du travail française constitue, même aux yeux de l'OIT, une référence pour le modèle d'inspection du travail dite « généraliste ».

Je n'ai pour ma part pas d'inquiétude sur la baisse du nombre d'agents de contrôle. Ce d'autant plus que l'ensemble de ces réformes vise à permettre à l'inspection du travail d'être plus efficace et de répondre à de nouveaux enjeux en matière de protection des salariés. Il s'agit ainsi de mieux répondre à l'évolution même de l'organisation des entreprises. L'éloignement du centre de décision du lieu où s'effectue la prestation de travail induit une nouvelle approche de l'action de l'inspection du travail, qui doit désormais mieux fonctionner en réseau et faciliter la coordination des sections.

Des priorités sont, par ailleurs, assignées à l'inspection du travail. Elles sont au nombre de quatre en 2019 : la lutte contre la fraude au détachement de travailleurs, le combat contre le travail illégal, l'action en faveur de l'égalité entre les femmes et les hommes et la promotion de la sécurité et de la santé au travail.

C'est dans ce contexte que notre rapport formule une série de recommandations s'articulant autour de trois axes : adapter l'organisation de l'inspection du travail, afin, notamment, de tenir compte des disparités régionales, développer une véritable gestion des ressources humaines et mettre en oeuvre une véritable méthode de travail afin de rendre efficientes ces réformes.

Mais je vais désormais laisser la parole à Sophie Taillé-Polian pour vous détailler nos observations.

Mme Sophie Taillé-Polian , rapporteure spéciale . - Nous avons mené je crois un travail approfondi pour comprendre la réalité du travail des inspecteurs au regard des réformes de ces dernières années. Nos avis divergent sur l'orientation qui doit être prise en termes de nombre de postes. L'objectif assumé du ministère du travail est de les baisser mais je ne le partage pas, car je considère que la protection des salariés au regard des conditions de travail nécessite une présence de l'inspection du travail plus forte sur certains territoires.

Nous avons cependant développé seize recommandations communes autour de ces trois axes.

Le premier axe de travail concerne l'organisation de l'inspection du travail.

Sans remettre en cause le bien-fondé de la revalorisation des tâches opérée, nous sommes d'accord pour constater que la requalification des contrôleurs du travail en inspecteurs du travail a pu contribuer à une certaine désorganisation des services d'inspection durant les périodes de formation des futurs inspecteurs.

C'est particulièrement le cas dans les services de renseignements. Avant la réforme « Ministère fort », le service des renseignements était principalement assumé par des contrôleurs du travail, ayant bénéficié d'une formation initiale importante en droit du travail. La requalification a conduit à privilégier le recrutement de secrétaires administratifs (catégorie B de la fonction publique) pour assurer le service public de renseignement, sans pour autant qu'ils ne soient réellement formés. La fonction de filtre du service de renseignement n'est aujourd'hui plus aussi optimale et peut conduire à alourdir la charge des inspecteurs du travail. Rappelons que 842 000 demandes de renseignement en droit du travail ont été traitées en 2018, dont les deux tiers par téléphone.

Nous relevons par ailleurs, que le nombre de chargés de renseignements est en baisse constante depuis 2009. Or, l'expérience du service de renseignements doit abonder le projet de code du travail numérique porté par le ministère du travail en cernant les attentes des salariés et les questions récurrentes. Nous avons d'ailleurs, au cours de certaines auditions, pu remarquer qu'il arrivait, à certains endroits ou à certains moments, que le service de renseignements ne soit pas assuré. Nous souhaitons donc que soient renforcés les services de renseignements en développant la formation des agents qui y sont affectés.

Nous nous interrogeons également sur les vacances de poste constatées au sein de l'inspection du travail.

Il existe aujourd'hui 215 postes non pourvus au sein du corps de l'inspection du travail, dont 136 en section d'inspection. Le cas de la DIRECCTE Île-de-France est éloquent. La région dispose de 423 sections d'inspection. Pour occuper celles-ci, la DIRECCTE ne peut s'appuyer que sur 358 agents de contrôle, soit un taux d'occupation de moins de 85 %. Il convient de relever que sont comptabilisés parmi les 358 agents de contrôle, les inspecteurs du travail actuellement en formation. Compte-tenu des vacances de poste, la région Île-de-France dépasse largement l'objectif de 10 000 salariés par agent de contrôle défendu par le ministère. Elle atteint, en effet, 11 347 salariés par agent de contrôle. Dans ces conditions, nous souhaitons que soit repensée l'organisation territoriale de l'inspection du travail afin d'équilibrer la charge pesant sur les sections. L'objectif national de 10 000 salariés par agent de contrôle doit tenir compte des disparités territoriales et les lauréats du concours doivent être, en priorité, affectés dans les sections vacantes. D'ailleurs ces disparités peuvent recouvrer deux types de situations. Il y a la France des métropoles où il existe un tissu économique très dense et donc beaucoup de sièges sociaux, ce qui implique pour les inspecteurs du travail des tâches administratives supplémentaires. Mais aussi, les territoires ruraux, où l'on constate parfois que des sections entières sont vacantes.

S'agissant des missions de l'inspection du travail, nous souhaitons que l'accent mis sur les priorités nationales soit accompagné de moyens tant matériels que juridiques. La Cour des comptes a relevé en février dernier que les corps de contrôle ne disposaient pas encore totalement des outils leur permettant de cibler leurs recherches et de partager les fichiers pertinents. Elle note, par ailleurs, que les sanctions prononcées au niveau pénal sont peu nombreuses et peu dissuasives.

Nous partageons ce constat. L'absence de suites juridiques fragilise clairement la qualité des contrôles, leur efficacité et donc l'implication des agents de contrôle. Par-delà, elle remet en cause les intentions des promoteurs des réformes entreprises depuis près de dix ans. Elle peut également éclairer le malaise social constaté au sein du service de l'inspection du travail. Un rapprochement du service de l'inspection du travail avec les parquets afin de garantir un suivi de son action nous paraît donc indispensable.

S'agissant des moyens, nous serons particulièrement vigilants quant à l'application de la circulaire du 12 juin 2019 relative à la mise en oeuvre de la réforme de l'organisation territoriale. Celle-ci ne saurait déboucher sur une mutualisation des moyens au sein des nouvelles unités départementales au détriment de l'action des inspecteurs du travail.

Le cas du parc automobile de l'inspection du travail est notamment crucial. Il ne saurait être mis en commun avec celui des autres services économiques et sociaux rassemblés sous l'autorité du préfet de département, sous peine de brider la capacité d'intervention des agents de contrôle. Le ministère du travail nous a assuré que des mesures seraient prises en ce sens et nous y serons attentifs. Il nous semblerait d'ailleurs opportun d'associer les agents de contrôle à la mise en place de cette nouvelle organisation territoriale

Dans un deuxième temps, nous avons souhaité insister sur la mise en place d'une véritable gestion des ressources humaines. La réforme « Ministère fort », en fusionnant les corps d'inspecteurs et de contrôleurs du travail n'a pas réglé, loin s'en faut, la question du déroulement des carrières. Rappelons que 2019 correspond à la dernière année du plan de requalification. Or, la question des contrôleurs ne souhaitant pas devenir inspecteur du travail ou ne réussissant pas l'examen est désormais posée. 400 contrôleurs seraient encore dans les effectifs en 2022 sur la base des départs prévisibles. Une négociation sur l'avenir des contrôleurs a été engagée par la direction des ressources humaines sans qu'aucune des pistes envisagées qu'il s'agisse de la promotion du reliquat, de la poursuite du plan de transformation de l'emploi ou de l'évolution vers la carrière administrative n'aboutisse réellement.

Il existe un risque de susciter une forme de démotivation chez les agents concernés et, par conséquent, un affaiblissement de l'activité de contrôle. Nous souhaitons donc que soient rapidement trouvées des solutions pragmatiques pour maintenir l'implication des contrôleurs du travail au sein du service de l'inspection du travail et mettre en place un plan d'accompagnement de l'extinction de cette catégorie d'emploi.

Le plan de requalification n'a, par ailleurs, réglé en rien la question de la crise des vocations au sein de l'inspection du travail. La DGT nous a confirmé la baisse d'attractivité du concours d'inspecteur. Cette crise des vocations s'inscrit, par ailleurs, dans un contexte marqué par l'extinction progressive du corps des contrôleurs du travail, qui représentaient jusqu'alors un vivier important de recrutement. 934 personnes étaient ainsi inscrites au concours externe 2019 d'inspecteur du travail pour 39 postes ouverts contre 2 129 en 2013 là encore pour 39 postes ouverts. Nous ne voudrions pas assister à un affaiblissement des qualifications des futurs inspecteurs, d'où l'importance de retravailler sur l'attractivité de ce métier. Nous notons, en outre, que 20 % environ des inspecteurs du travail sont affectés en dehors du pôle travail des DIRECCTE, essentiellement au sein du pôle Entreprises, Emploi et Économie (pôle 3E), sur des fonctions « emploi » et « formation professionnelle ». De son côté, l'IGAS avait relevé en 2016 la faiblesse des fonctions « ressources humaines » au sein des DIRECCTE, ce qui fragilise notamment la détection des potentiels.

Nous souhaitons que soit rapidement mise en place une véritable réponse à cette crise des vocations, en valorisant la carrière, en ouvrant son recrutement et en dotant l'Institut national du travail de l'emploi et de la formation professionnelle (INTEFP), en charge de cette formation, de moyens suffisants pour la formation continue des agents.

Un audit interne est actuellement en cours, nous souhaitons qu'il débouche rapidement sur des solutions. La valorisation de la carrière ne doit pas, dans le même temps, occulter la nécessité de combler des postes, dans les départements ruraux notamment. Il apparaît indispensable que les lauréats du concours de l'inspection du travail soient affectés prioritairement dans les territoires où sont constatées des vacances de postes.

Enfin, nous avons été très marqués au cours de nos auditions par le climat de défiance entre le ministère du travail et l'inspection du travail. Il existe un malaise social évident, qui se retrouve dans le refus de certains inspecteurs et contrôleurs d'utiliser les outils informatiques pour renseigner leur activité, afin de protester contre des réformes menées, d'après eux, sans concertation.

Ces difficultés s'inscrivent de surcroît dans un contexte marqué par une série de suicides et tentatives de suicides qui ont affecté l'inspection du travail. Depuis 2017, cinq suicides et 10 tentatives sont à déplorer. Nous estimons que toute nouvelle réforme doit nécessairement être accompagnée d'un effort d'association des agents de contrôle de la part de la direction générale du travail afin de restaurer un dialogue social constructif. Il s'agit également de rassurer des agents de contrôle qui peuvent sembler pris dans des injonctions paradoxales entre la nécessaire atteinte des objectifs nationaux et la réduction constatée des effectifs. Nous avons relevé les grandes difficultés des inspecteurs du travail pour exercer leurs missions sur le territoire et dans les entreprises, parfois même d'ordre physique. Le ministère doit davantage les entendre.

Venons-en à notre troisième axe de réflexion. Les auditions que nous avons pu mener et la participation à une mission de contrôle ont enfin permis de mettre en lumière des problèmes de méthode, qui obèrent directement la pertinence des réformes menées.

Deux problèmes ont été soulignés lors de nos entretiens. Le premier concerne l'absence de méthodologie s'agissant de la mise en oeuvre de la réforme « Ministère fort », censée déboucher sur un renforcement des contrôles en équipe et la mise en place de plans d'actions au niveau local.

Plus problématique encore, la fixation d'objectifs chiffrés n'est pas sans susciter des interrogations. Celle-ci ne doit pas déboucher sur une vision quantitative de l'activité de l'inspection du travail. Nous avons ainsi pris connaissance d'une note de la direction générale du travail assimilant une visite d'inspection sans acte de contrôle à une intervention, quand bien même celle-ci ne débouche pas sur le constat d'une quelconque infraction.

Il ne faudrait pas, par ailleurs, que ces indicateurs empêchent les inspecteurs du travail d'exercer leur droit et leur devoir d'initiative.

La remontée de ces chiffres passe, en outre, par l'utilisation d'un logiciel, Wiki'T, qui peine à trouver sa vitesse de croisière. Un rapport remis au comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail du ministère du travail en septembre 2015, soit un mois avant sa mise en service, faisait déjà état d'importants problèmes d'ergonomie. Cet outil est considéré comme complexe et peu intuitif par une large partie des agents de contrôle.

Son déploiement n'aurait, par ailleurs, pas été accompagné d'une formation adaptée. En dépit d'une amélioration du logiciel en 2017, il persiste ainsi une sous-utilisation estimée à 40 %. De nouveaux développements de l'application devraient intervenir dans les prochains mois d'après la direction générale du travail, le dispositif devant être pleinement opérationnel à l'horizon 2022.

Au regard de ces éléments, nous nous interrogeons sur l'efficacité de la dépense publique. La mise en place du logiciel avait déjà été marquée par d'importants retards. Le projet est ainsi passé d'une durée prévisionnelle de réalisation de 36 mois à 60 mois pour un coût de 12,4 millions d'euros.

Nous souhaitons aujourd'hui que ces évolutions permettent une utilisation plus aisée du logiciel afin que celui-ci éclaire au mieux la réalité de l'activité de l'inspection du travail. Un véritable mode d'emploi du logiciel doit par ailleurs être proposé afin qu'il reflète le plus fidèlement possible la réalité de l'activité de contrôle.

Plus largement, nous nous interrogeons sur les changements réguliers d'indicateurs de performance concernant l'inspection du travail dans les documents budgétaires transmis au Parlement. Ces indicateurs ne sont d'ailleurs pas renseignés dans le rapport annuel de performances pour 2018. Dans ces conditions, nous préconisons leur suppression. Ils ne sont pas suffisants pour mesurer la performance de l'inspection du travail.

Nous rappelons ainsi que l'exploitation statistique des interventions ne doit pas se faire au détriment d'un travail de prévention, forcément moins visible. Il s'agit aussi de valoriser l'activité de conseil de l'inspection du travail auprès des entreprises.

Pour conclure, je rappellerai, comme l'a indiqué Emmanuel Capus, que l'OIT considère l'inspection du travail française comme un modèle à suivre et, j'ajoute, à conserver. Nos recommandations visent à permettre à ce corps de garder cette image tout en facilitant son adaptation aux nouveaux enjeux du droit du travail et de la protection des salariés

Je vous remercie.

M. Albéric de Montgolfier , rapporteur général . - Vous parlez d'outils informatiques peu ergonomiques... Est-ce qu'un inspecteur du travail qui se rend sur un chantier, où les personnels sont assez mouvants, a les moyens de savoir si les salariés sont déclarés, par exemple via une application ? Parfois les outils paraissent désuets.

Mme Sophie Taillé-Polian , rapporteure spéciale . - Ils ont des moyens de contrôle auprès des entreprises, et la possibilité de demander aux personnes sur place de décliner leur identité avec demande de documents à l'appui. Nous avons assisté à des contrôles de ce type, lorsque nous avons accompagné une équipe d'inspecteurs à l'occasion d'une mission de contrôle sur le site d'un festival de musique en région parisienne.

M. Albéric de Montgolfier , rapporteur général . - Mais un salarié n'aura pas forcément ces documents sur lui...

Mme Sophie Taillé-Polian , rapporteure spéciale . - Il y a pour cela la carte BTP... On a même vu une entreprise ayant donné à chacun de ses salariés un bordereau attestant du caractère déclaré de leur travail.

M. Albéric de Montgolfier , rapporteur général . - Cela paraît un peu désuet... Ma question portait sur le point de savoir si les inspecteurs ne disposaient pas d'une application informatique pour procéder à ces vérifications. En France, nous sommes souvent très en retard sur ces sujets.

Mme Sophie Taillé-Polian , rapporteure spéciale . - Non les inspecteurs du travail n'ont pas les moyens de vérifier l'authenticité de ces documents in situ.

M. Emmanuel Capus , rapporteur spécial . - Quoique les inspecteurs n'aient pas toujours les moyens de procéder aux vérifications nécessaires, on constate d'expérience qu'en face de l'autorité de la figure de l'inspecteur du travail, les personnes interrogées font preuve de bonne foi.

M. Éric Bocquet . - Concernant les travailleurs détachés, la législation a évolué. Il y a des avancées réelles, notamment sur la responsabilité des donneurs d'ordres. Les effectifs de l'inspection du travail sont certes revenus à leur niveau de 2012, mais dans le même temps on est passé de trois cent mille à cinq cent mille détachement déclarés, auxquels s'ajoutent tous ceux non déclarés. Ces avancées posent toutefois la question des moyens, notamment pour le contrôle des détachements de courte durée, la durée moyenne étant je crois de quarante-sept jours en France.

M. Philippe Dallier . - Ma question porte également sur les moyens. Dispose-t-on d'un tableau avec la répartition des agents par région ou par département ? Il semble qu'il y ait de fortes disparités territoriales. En outre, a-t-on des points de comparaisons européens en termes d'effectifs par rapport au seuil de 10 000 salariés par agent ?

Mme Sylvie Vermeillet . - J'aimerais savoir quelle est l'évolution de la charge de travail des inspecteurs. S'alourdit-t-elle ? Peut-on également caractériser la nature des demandes et des plaintes ? Ont-elles pour effet de transformer la nature du métier d'inspecteur du travail ?

M. Patrice Joly . - Merci pour cette présentation très intéressante. Dans la continuité de la précédente question, avez-vous connaissance de l'évolution du nombre des infractions, de leur nature, ainsi que de la part du travail illégal parmi celles-ci ? Peut-on par ailleurs constater un lien entre les effectifs sur un territoire donné et l'activité relevée ? Enfin, qu'en est-il de l'analyse des données ? Y a-t-il un travail des données numériques s'appuyant sur des process d'intelligence artificielle, ou bien des pistes de réflexion en ce sens ?

M. Marc Laménie . - Merci à nos deux collègues d'avoir abordé ce sujet, que l'on connaît mal. J'aurais quelques interrogations sur le domaine d'intervention des inspecteurs du travail. Interviennent-ils dans nos trois fonctions publiques ?

Avec certains collègues, notamment Alain Milon, nous avons pu travailler il y a quelques années sur la question du mal-être au travail. Ce sujet semble déterminant pour expliquer la perte d'attractivité du métier d'inspecteurs du travail, leurs missions étant difficiles à tout point de vue.

M. Jean-Claude Requier . - Merci pour ce très bon rapport, nous connaissons en effet mal l'inspection du travail. Nous faisons face à des visions très positives ou à l'inverse, très négatives sur celle-ci, la vérité se trouvant sans doute entre les deux. C'est vrai que la mission des inspecteurs est très difficile.

La transformation des postes de contrôleurs en postes d'inspecteurs avait été initiée par Michel Sapin, et reprise par François Rebsamen. Comment expliquez-vous la transformation du poste de contrôleur en inspecteur ? Cela vise-t-il à améliorer les carrières internes ?

M. Michel Canévet . - Je félicite les rapporteurs spéciaux pour leur travail. Les chefs d'entreprises ont en effet une appréhension controversée du travail des inspecteurs du travail. Ils appellent à un meilleur contrôle du travail détaché mais ont parfois le sentiment d'être « harcelés » par les inspecteurs.

Je suis intéressé également par la question de la répartition territoriale. Certaines régions sont-elles particulièrement en tension ? En outre, quels sont les principaux secteurs faisant l'objet d'observations particulières, hormis le BTP ?

Les inspecteurs du travail ont-ils accès à la base des déclarations sociales nominatives ? Il semble en effet difficile de travailler sans être doté d'un minimum d'outil d'aide à la décision. On ne voit pas pourquoi le ministère du travail serait en retard sur ce sujet...

M. Thierry Carcenac . - Merci pour ce rapport. Dans un autre secteur, celui des contrôles fiscaux, nous avons constaté de fortes disparités territoriales quant aux moyens consacrés. La difficulté est donc de parvenir à une meilleure répartition.

J'aimerais aborder deux autres sujets.

D'abord, quelles sont les relations de coordination de l'inspection du travail avec l'administration des douanes ou avec la DGCCRF ?

Ensuite, vous avez évoqué la circulaire de juin 2019 sur la restructuration de l'organisation au niveau départemental. Quelle seront les incidences de cette évolution pour ce qui concerne l'indépendance vis-à-vis du préfet ? Cela n'aura-t-il pas en outre pour effet de supprimer des agents ?

M. Emmanuel Capus , rapporteur spécial . - Sur la question de Philippe Dallier, nous avons un tableau de répartition par région en page 20 de notre rapport. Une zone comme celle de Paris, qui compte de nombreux sièges sociaux et donc de nombreux salariés, est par exemple en déficit d'inspecteurs du travail. Dans certains territoires ruraux, la difficulté consiste à trouver suffisamment d'inspecteurs acceptant d'y travailler.

Concernant les moyens européens, les informations figurent à la page 32 de notre rapport. En dépassant les 10 000 salariés, nous serions au-dessus de la moyenne européenne. Des pays comme la Bulgarie, la Finlande, le Luxembourg, la Pologne, la Roumanie comptent entre 7 000 et 8 000 salariés par inspecteur. La France est jusqu'à maintenant au niveau de l'Espagne, de la Grèce et de la Slovénie, entre 8 500 et 9 500, tandis que le Portugal et la Belgique atteignent 11 900 à 19 000 salariés par inspecteur.

Cela répond aussi à la question de Michel Canévet.

Mme Sophie Taillé-Polian , rapporteure spéciale . - Pour compléter, il faut, au-delà des indicateurs, se montrer attentif à la réalité des territoires. La présence de nombreux sièges sociaux en Île-de-France, impliquant des tâches d'autorité administratives s'avérant particulièrement chronophages. Se pose également la question, dans les territoires ruraux, du nombre de kilomètres que les inspecteurs doivent parcourir pour effectuer leur travail. Ainsi, si ratio il doit y avoir, celui-ci ne saurait constituer une ligne de conduite ferme.

En tout état de cause, on assiste en France à une diminution de ce ratio, alors même que le droit du travail se complexifie, que les questions de santé au travail et de prévention sont de plus en plus prégnantes, et que l'inspection du travail se voit confier de nouvelles missions, concernant par exemple l'égalité femmes-hommes.

Les comparaisons européennes sont en outre délicates dans la mesure où le périmètre des missions peut différer d'un pays à l'autre. Les inspecteurs du travail français se voient confier un nombre relativement important de missions.

J'enchaîne sur la question du nombre d'infractions constatées. À cause de ce logiciel qui n'est techniquement pas à la hauteur et est en outre souvent mal renseigné, nous avons du mal à obtenir des statistiques fiables et donc à suivre l'évolution du nombre des infractions. La nature des problèmes, depuis plusieurs années, est la même, la problématique spécifique du travail détaché mise à part.

S'agissant des objectifs du ministère, vous trouverez des éléments chiffrés page 25 de notre rapport. Se pose cependant la question de la capacité à répondre aux injonctions du ministère sur ces priorités.

En ce qui concerne la circulaire du 12 juin 2019, les inspecteurs du travail ne relèvent que de l'autorité du ministère du travail au niveau national et non des préfets ou de pouvoirs locaux, ce qui pourrait en théorie induire des biais dans la conduite de leur travail et affecter leur indépendance.

M. Emmanuel Capus , rapporteur spécial . - Pour compléter sur la répartition territoriale des types d'infractions, il existe des indicateurs mais ceux-ci sont mal renseignés. On observe au sein l'inspection du travail une forme de culture « anti-hiérarchie » : le fait pour les inspecteurs de devoir remplir des indicateurs est parfois vécu comme une perte d'indépendance. Nous disposons tout de même de données. Celles-ci indiquent que le nombre de procès-verbaux ont concerné le travail détaché s'est élevé à 163 en 2016 et à 166 en 2017 et en 2018, soit une certaine stabilité sur les dernières années.

Sur l'évolution des tâches menées par les inspecteurs, une bonne partie, estimée entre 35 % et 50 % varie selon les priorités du moment. Aujourd'hui, les priorités sont la lutte contre les inégalités hommes-femmes, la lutte contre le travail détaché et le travail illégal et la promotion de la santé et de la sécurité au travail, notamment concernant les risques de chutes en hauteur.

Je partage le constat selon lequel la profession d'inspecteur du travail est difficile. Dans le cadre du contrôle mené dans le secteur de l'évènementiel auquel nous avons pu assister, nous avons pu constater que les salariés, par ailleurs soumis à une pression énorme, recevaient très mal les inspecteurs du travail. Ce climat peut contribuer à expliquer les suicides à déplorer parmi les inspecteurs du travail.

Malgré ces difficultés, on peut néanmoins saluer un vrai professionnalisme des inspecteurs du travail. Leurs profils sont en outre extrêmement variés : nous avons par exemple rencontré, lors de cette mission de contrôle, un ancien sous-marinier, un ancien délégué syndical...

Le corps des contrôleurs a été supprimé car ces derniers sont venus à accomplir quasiment les mêmes missions que les inspecteurs selon la taille des entreprises contrôlées, ce qui constituait une spécificité française. Cette réforme a eu un coût puisque les contrôleurs étaient des fonctionnaires de catégorie B tandis que les inspecteurs sont des agents de catégorie A. L'inconvénient de cette mesure réside dans le fait que les contrôleurs remplissaient la tâche de renseignement juridique auprès des entreprises ou des salariés. Aujourd'hui, cette tâche incombe aux secrétaires administratifs, qui ne sont pas spécialistes du droit du travail, ce qui pose d'autant plus problème que celui-ci s'est complexifié ces dernières années.

Mme Sophie Taillé-Polian , rapporteure spéciale . - Concernant la coordination, nous avons appris qu'un travail conjoint était par exemple mené avec l'administration des douanes sur les aéroports.

Je voudrais ajouter que la conclusion de la Cour des comptes était effectivement qu'une meilleure interconnexion entre les bases de données était nécessaire.

Sur la suppression des contrôleurs du travail, j'ajoute que celle-ci visait également à créer des collectifs de travail pour insuffler un esprit d'équipe au sein des services de l'inspection du travail. Cela est louable, mais entraîne des risques de déstabilisation si cela provoque des suppressions de postes et une hausse de la quantité de travail des agents.

M. Emmanuel Capus , rapporteur spécial . - S'agissant de la circulaire du 12 juin 2019, on nous a expliqué que la ligne hiérarchique actuelle ne changerait pas. L'inspection du travail conserverait ainsi son indépendance vis-à-vis du préfet.

M. Marc Laménie . - Et sur le champ d'action de l'inspection du travail ? Nos fonctions publiques sont-elles concernées ?

Mme Sophie Taillé-Polian , rapporteure spéciale . - Oui, mais s'agissant des trois fonctions publiques, l'inspection du travail est uniquement compétente concernant les conditions de travail.

La commission a autorisé la publication de la communication de M. Emmanuel Capus et de Mme Sophie Taillé-Polian sous la forme d'un rapport d'information.

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