AVANT-PROPOS

« Quand Prométhée a apporté le feu à l'humanité (...), Zeus l'a puni en l'enchaînant à un rocher des enfers alors que son foie était picoré par un aigle. Et chaque fois que son foie repoussait, l'aigle revenait et le picorait à nouveau. Et cela s'est poursuivi pour toujours... un peu comme l'expérience du Brexit au Royaume-Uni, si certains de nos parlementaires parvenaient à leurs fins. »

Boris Johnson, Discours à l'Assemblée générale des Nations unies, 24 septembre 2019

Mesdames, Messieurs,

Le 23 juin 2016, les Britanniques ont choisi, par référendum, de quitter l'Union Européenne. Ce vote a déclenché un séisme qui n'a pas terminé de produire ses effets et dont les multiples répliques sont autant de symptômes de la crise profonde que traversent tant le Royaume-Uni que l'Union européenne.

En conséquence de la décision du peuple britannique, le Royaume-Uni a notifié, le 29 mars 2017, conformément à l'article 50 du traité sur l'Union européenne, sa décision de se retirer de l'Union. Cette décision devait initialement prendre effet deux ans plus tard, soit le 29 mars 2019. Un accord de retrait a été négocié entre les deux parties : signé le 25 novembre 2018 et accompagné d'une déclaration politique sur les modalités de la relation future, cet accord a, toutefois, été rejeté à trois reprises, au début de l'année 2019, par le Parlement du Royaume-Uni.

Après avoir obtenu un report de sa sortie effective au 12 avril 2019, le Royaume-Uni s'est vu accorder un sursis supplémentaire jusqu'au 31 octobre prochain, soit après la formation du nouveau Parlement européen, mais juste avant l'entrée en fonction de la nouvelle Commission. La crise politique outre-Manche a conduit à la démission de la Première ministre Theresa May, remplacée fin juillet 2019 par son ancien ministre des affaires étrangères et champion du « Leave » Boris Johnson. Cette crise politique s'est doublée d'une crise institutionnelle, après la suspension du Parlement par le nouveau Premier ministre, jugée illégale par la Cour Suprême britannique dans une décision historique du 24 septembre 2019.

A quelques jours de l'échéance du 31 octobre 2019, alors qu'un Conseil européen crucial se réunira les 17 et 18 octobre, la plus grande confusion continue de régner. Toutes les options restent ouvertes : celle d'un accord, celle d'une sortie sans accord et celle d'un nouveau report. Une loi du 9 septembre 2019, initiée par le député Hilary Benn, dite « loi anti- no deal » - ou encore, selon les mots du Premier ministre, « loi de reddition » - enjoint au gouvernement britannique de demander un nouveau délai de mise en oeuvre du Brexit, si aucun accord n'est trouvé avec l'Union européenne d'ici au 19 octobre. Le Premier ministre continue pourtant d'affirmer vouloir sortir coûte que coûte à l'échéance prévue. Ayant été mis en minorité à plusieurs reprises au Parlement, notamment sur la loi Benn, le Premier ministre est en grande difficulté et la question de nouvelles élections générales se pose à plus ou moins brève échéance.

Dans le but de parvenir à un nouvel accord, Boris Johnson a transmis au président de la Commission européenne, dans un courrier en date du 2 octobre 2019, des propositions alternatives au « backstop » qu'il qualifie, au passage, de « pont vers nulle-part » (« a bridge to nowhere »).

Le « backstop » est le noeud gordien de la négociation. C'est le filet de sécurité souhaité par l'Union européenne pour éviter le retour d'une frontière physique terrestre entre les deux Irlande, qui remettrait en cause les fondements chèrement acquis de la paix, après plusieurs décennies de conflit.

Présentées comme un « compromis équitable et raisonnable », les propositions de Boris Johnson combinent d'une part, un alignement réglementaire de l'Irlande du nord avec l'UE et, d'autre part, une sortie de l'union douanière.

Cette solution repose donc sur l'idée de deux frontières : d'une part, une frontière réglementaire, qui ferait l'objet de contrôles en mer d'Irlande ; d'autre part, une frontière douanière, assortie de contrôles « électroniques » ou « décentralisés », avec une tolérance particulière pour les petites entreprises.

En plus de devoir être approuvé par Bruxelles et par Westminster, le schéma ainsi proposé devrait, en outre, être agréé par le parlement nord-irlandais avant la fin 2020, puis à nouveau tous les quatre ans.

Ces propositions ne pouvaient que recevoir un accueil mitigé de la part de l'Union européenne et en particulier de la République d'Irlande. D'une part, le droit de regard du Parlement nord-irlandais crée une insécurité juridique évidente et menace de remettre en cause les fragiles équilibres de l'accord de paix dit du Vendredi saint qui a mis fin au conflit en Irlande du nord. D'autre part, l'idée d'une double frontière ne résout pas entièrement la question des contrôles douaniers.

Avec ces nouvelles propositions, le gouvernement britannique a accompli une partie du chemin. L'idée d'un alignement réglementaire complet pour les échanges de biens, avec des contrôles en mer d'Irlande, est en effet très positive. Cette proposition est plus aboutie que celle initialement émise d'une zone commune de réglementation qui n'aurait porté que sur les volets sanitaire et phytosanitaire (SPS).

Le groupe de suivi reste persuadé que la seule solution viable, à défaut du « backstop » prévu par l'accord de retrait de novembre 2018, est d'aller au bout de la logique des dernières propositions formulées par Boris Johnson... en revenant au premier schéma de « backstop », proposé début 2018 par l'Union européenne mais rejeté par le gouvernement britannique. Limité au territoire de l'Irlande du nord, ce filet de sécurité consisterait en une zone réglementaire et douanière commune entre l'Union et l'Irlande du nord, assortie d'un report de tous les contrôles au niveau des ports de mer d'Irlande. Des contrôles existent d'ailleurs déjà à ce niveau, en raison de l'existence de certaines réglementations divergentes entre l'Irlande et le Royaume-Uni.

Dans ce contexte, les conclusions des précédents rapports sur le Brexit 1 ( * ) de votre groupe de suivi restent très largement valables, s'agissant du risque avéré de no deal , de la centralité de la question irlandaise et des enjeux économiques, de sécurité et de défense de la sortie du Royaume-Uni.

Par le présent rapport, le groupe de suivi souhaite alerter sur les conséquences destructrices du Brexit, qui se révèle un processus « perdant-perdant ». Au-delà du feuilleton politique de court terme, il convient d'essayer de comprendre quels sont les enjeux à long terme, notamment dans l'hypothèse où le Royaume-Uni et l'Union européenne ne parviendraient pas à un accord.

Pour le Royaume-Uni, le risque est celui du déclin, et, plus grave encore, de l'éclatement . La question écossaise est peu présente dans le débat. Elle est pourtant essentielle. Le groupe de suivi en a acquis la conviction : dès lors que le Brexit entrera en vigueur, notamment en cas de no deal , la question d'un nouveau référendum sur l'indépendance écossaise se posera. Cette question est bien sûr d'abord d'ordre intérieur : il revient aux seuls Britanniques d'y apporter une réponse. Mais quelles seraient les conséquences, à long terme, pour l'Europe, d'un tel processus d'éclatement national ? C'est une perspective que l'on peut qualifier, à tout le moins, de risquée.

Pour l'Union européenne, le Brexit est clairement une entrave à sa refondation et un frein à sa capacité à affronter les défis économiques et géopolitiques de l'avenir. Les institutions issues des dernières élections européennes ont, avec les dirigeants européens, une tâche immense à accomplir pour relancer la construction européenne. Celle-ci doit être relégitimée d'urgence aux yeux des citoyens européens, pour qui elle est souvent synonyme de bureaucratie, voire de carcan. Elle est pourtant, aussi et surtout, un projet historique sans équivalent et sans précédent, conçu pour pérenniser la paix, et aujourd'hui la seule voie possible pour affronter la mondialisation et parler d'égal à égal avec les « États continents » qui nous entourent.

Mais la crise profonde suscitée par le Brexit dans la société britannique est multiforme car elle est, en fait, une crise identitaire dans laquelle les arguments techniques, juridiques ou économiques, et même les considérations historiques, ont peu de résonance. L'unité des 27, face à l'indécision de Britanniques qui n'ont su, en trois ans de négociations, dire ce qu'ils voulaient vraiment, est peut-être le seul acquis positif d'un processus « perdant-perdant » subi, et non choisi, par l'Union européenne.

I. UN BILAN « PERDANT-PERDANT »

Le Brexit est un processus destructeur, tant pour le Royaume-Uni que pour l'Union européenne. C'est d'abord un profond traumatisme pour les citoyens européens de nationalité britannique, ceux résidant au Royaume-Uni et tous ceux, nombreux, qui sont liés d'une façon ou d'une autre à ce pays.

A. LE COÛT HUMAIN : LES CITOYENS, PREMIÈRES VICTIMES DU BREXIT

Avant même de considérer les conséquences économiques et financières du Brexit, le changement du statut du Royaume-Uni, d'État membre à État tiers, entraîne une coûteuse incertitude sur la situation des personnes.

Les résidents européens vivant sur le sol britannique et les citoyens britanniques installés sur le territoire des 27 autres États membres sont les premiers concernés par le « saut dans l'inconnu » du Brexit, qui ne résout pas à lui seul la question des relations futures entre le Royaume-Uni et l'Union européenne. Cette situation génère angoisse et frustration, alors que personne n'avait imaginé que la construction européenne était réversible. Votre groupe de suivi a d'emblée identifié, dans ses précédents rapports, cette question du coût humain comme l'une des plus cruciales du Brexit.

Même si le Royaume-Uni ne fait pas partie de l'espace Schengen, plus de trois millions de citoyens de l'UE 27 résident et travaillent au Royaume-Uni - ce chiffre faisant l'objet d'estimations variables, allant jusqu'à 3,8 millions - et près d'1,2 million de Britanniques, encore citoyens européens, résident et travaillent sur le territoire d'un autre État membre de l'Union européenne. Près de 4,5 millions de citoyens craignent donc, depuis le référendum du 23 juin 2016, de servir de monnaie d'échange dans un processus long et imprévisible. Trois ans après, leurs craintes n'ont pas été dissipées.

L'accord de retrait de novembre 2018 prévoyait le maintien des droits de résidence et de sécurité sociale et garantissait la liberté de circulation pendant une période de transition de 21 mois jusqu'au 31 décembre 2020. En cas de sortie sans accord au 31 octobre 2019, la sortie du Royaume-Uni engendrerait en revanche un vide juridique inédit, dangereux et coûteux. Cette question des droits des citoyens a toutefois été quelque peu éclipsée ces derniers mois, le débat public se concentrant sur les conséquences économiques d'un éventuel « no-deal ».

Au Royaume-Uni, comme dans plusieurs pays européens, des mesures ont été prises pour renforcer au moins temporairement les droits de ces ressortissants expatriés.

1. Le sort des citoyens européens au Royaume-Uni

Qu'il y ait un accord ou non, les ressortissants européens résidant au Royaume-Uni ont jusqu'au 31 décembre 2020 pour demander le statut de résident permanent (« settled-status ») ou, pour ceux établis depuis moins de cinq ans, le statut de pré-résident (« pre-settled status »). Pour ces derniers, une nouvelle demande de statut permanent devra être présentée une fois le seuil des cinq années de résidence ininterrompue atteint. Sans ce permis de séjour, les citoyens de l'UE arrivés au Royaume-Uni après le 31 octobre 2019 (en l'absence d'un accord) ou le 31 décembre 2020 (en cas d'accord) se trouveront en situation d'illégalité et rencontreront des difficultés, par exemple, pour postuler à un emploi, louer un logement ou toucher des prestations sociales (NHS).

Mise en place le 29 mars 2019, la procédure d'enregistrement comprend trois étapes. Gratuite, elle s'effectue via un portail en ligne, accessible par téléphone portable ou ordinateur. Elle implique pour les candidats de justifier de leur identité, de leur durée de séjour au Royaume-Uni et de leurs éventuels antécédents judiciaires. Selon le ministère de l'Intérieur britannique, plus de 1,5 million de demandes auraient été soumises depuis 2019, avec une forte augmentation au mois d'août dernier (300 000 requêtes). Cela signifie que près de la moitié des Européens qui vivent actuellement au Royaume-Uni ont demandé à rester dans le pays. Selon l'association the3million , environ un tiers d'entre eux aurait obtenu un statut temporaire (« pre-settled status ») et certaines requêtes n'auraient pas fait l'objet de décision.

Pour les ressortissants européens qui souhaiteraient s'installer au Royaume-Uni après le 31 octobre 2019, le gouvernement britannique a annoncé qu'en absence d'accord, un statut d'immigrant temporaire de trois ans serait proposé jusqu'à fin 2020. La ministre de l'Intérieur britannique a annoncé qu'un nouveau système de visas à points « à l'australienne », basé sur les compétences, serait introduit en 2021. Dans ce cadre, les ressortissants européens seraient alors traités, logiquement, comme des citoyens de pays tiers. Conçu pour favoriser l'immigration de travailleurs qualifiés, ce système de sélection pourrait affecter de nombreux secteurs clés du pays, tels que la restauration, les transports ou la construction, qui emploient des Européens peu qualifiés, probablement non éligibles. Pour rappel, 24 % des travailleurs étrangers de l'UE au Royaume-Uni sont employés dans la distribution et l'hôtellerie-restauration.

2. Le cas des citoyens britanniques en France

Pour les ressortissants britanniques résidant dans un État membre de l'Union européenne, la Commission européenne a appelé les pays de l'UE à être généreux et pragmatiques dans l'octroi de la résidence temporaire. En effet, il appartient aux États membres, et non à l'UE, de décider des règles et des conditions d'octroi de titres de séjour aux citoyens britanniques résidant dans leur pays. En l'absence d'accord, les citoyens britanniques perdront les droits attachés à la citoyenneté européenne et deviendront des « ressortissants de pays tiers » (TCN) ; un statut beaucoup plus restrictif, soumis aux politiques d'immigration de chaque pays de résidence.

On estime à 400 000 le nombre de citoyens britanniques résidant en France.

Lors de son audition par votre groupe de suivi, le 17 janvier 2019, Mme Gina Miller, présidente de l'association Best for Britain, exprimait son inquiétude en ces termes :

« Je m'inquiète enfin pour les (...) ressortissants britanniques installés en France. La situation pour un certain nombre d'entre eux est délicate puisqu'ils ne bénéficieront plus des avantages liés à la citoyenneté européenne et se trouvent dans le même temps dans l'impossibilité de pouvoir rentrer au Royaume-Uni où ils n'ont plus de biens. Ces gens sont aujourd'hui piégés. »

Pourtant, les autorités françaises s'efforcent de rendre la transition la moins douloureuse possible. L'ordonnance n° 2019-76 du 6 février 2019 prévoit, en faveur des citoyens britanniques, un régime dérogatoire au droit commun des étrangers pour l'entrée, le séjour, les droits sociaux et l'activité professionnelle des personnes physiques, applicable en cas d'absence d'accord sur le retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne. Ainsi, les ressortissants britanniques résidant régulièrement en France avant la date de retrait du Royaume-Uni bénéficieront d'un délai d'un an, à partir de la date de ce retrait, pour obtenir un titre selon des modalités simplifiées. Durant cette période, leurs droits en matière de séjour, d'activité professionnelle ainsi que l'intégralité de leurs droits sociaux seront maintenus.

3. Des questions non résolues

L'incertitude actuelle laisse de nombreuses questions sans réponse pour les Européens vivant au Royaume-Uni et pour les Britanniques résidant sur le continent. La forte augmentation des procédures de naturalisation des citoyens européens résidant au Royaume-Uni (13 000 en 2015 ; 31 825 en 2017) et des ressortissants britanniques installés dans un pays européen (Espagne, France, etc.) témoigne des profondes inquiétudes des citoyens qui font face à de nombreuses questions sans réponse.

La question des courts séjours n'est pas résolue. Le Parlement a approuvé en séance plénière, le 4 avril 2019, l'exemption de visas pour les citoyens britanniques effectuant de courts séjours dans l'Union européenne après le Brexit avec ou sans accord, sous réserve de réciprocité. Si le gouvernement britannique a fait part de son intention d'appliquer le même traitement aux ressortissants européens pour des séjours de moins de 3 mois, rien n'a toutefois été formellement établi. Par ailleurs, la situation des personnes précaires (ayant subi une condamnation pénale, illettrées ou très isolées etc.) soulève de nombreuses inquiétudes. De nombreuses organisations caritatives indépendantes ( Settled, Here for Good ) se sont créées et mobilisées depuis trois ans afin de fournir des informations et des conseils gratuits aux citoyens européens, même très vulnérables.


* 1 Brexit : pour une séparation ordonnée , rapport d'information n°425 (2016-2017) et Brexit : une course contre la montre , rapport d'information n°660 (2017-2018).

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