B. BIEN ÊTRE EN ENTREPRISE : QUELLES AMÉLIORATIONS POSSIBLES ?

Ont participé à la seconde partie de la table ronde :

M. Emmanuel HERVÉ, président du directoire du groupe Hervé (Joué-les-Tours) ;

M. Fabrice PONCET, co-fondateur et co-gérant de La Fabrique, entreprise de fabrication de mobilier, d'agencement d'intérieur, de scénographie et d'art contemporain dans le Rhône ;

Mme Claude de SCORRAILLE, présidente de LACT et M. Grégoire VITRY, directeur de LACT, coauteurs de l'ouvrage publié en 2017 : Quand le travail fait mal : une clinique de la relation pour soigner les maux au travail (InterÉditions) ;

Mme Catherine TESTA, fondatrice du club des Chief Happiness Officers (CHO), auteur du bestseller publié en 2017 : Osez l'Optimisme ! (Éditions Michel Lafon)

M. Emmanuel CUGNY

Pour le second volet de notre table ronde consacré aux améliorations possibles, nous accueillons Mme Claude de Scorraille, présidente de LACT, centre de formation, de recherche, d'intervention spécialisée dans la régulation des troubles psychologiques et relationnels. M. Grégoire Vitry dirige LACT, et a écrit en 2017 avec Claude de Scorraille Quand le travail fait mal : une clinique de la relation pour soigner les maux au travail . Il effectue par ailleurs de nombreuses interventions en entreprise.

M. Emmanuel Hervé préside le directoire du groupe Hervé, à Joué-les-Tours, spécialisé dans la conception, l'installation et la maintenance de technologies utilisées dans le bâtiment, et qui comprend 3 000 salariés. Votre raison d'être est « l'intra-entrepreneuriat ».

M. Fabrice Poncet est co-fondateur et co-gérant de La Fabrique, entreprise de fabrication de mobilier, d'agencement intérieur, de scénographie et d'art contemporain dans le Rhône. Chez vous, on partage tout : pouvoir, salaire et qualité de vie au travail.

Mme Catherine Testa est fondatrice du club des Chief Happiness Officers (CHO), club des responsables du bonheur en entreprise. Vous travaillez dans le secteur de l'énergie, après être passée par l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe). Vous avez publié en 2017 Osez l'optimisme ! , tout un programme !

M. Grégoire Vitry et Mme Claude de Scorraille, présentez-nous votre métier...

M. Grégoire VITRY, directeur de LACT

LACT est un centre d'intervention, de formation et de recherche, spécialisé dans la régulation systémique des troubles psychologiques et relationnels, tant individuels que collectifs. Je suis intervenant, chercheur et formateur, et Claude de Scorraille est psychologue du travail, intervenante et formatrice. Nous sommes les co-fondateurs de LACT.

Nous réalisons une lecture écologique des situations, et avons une stratégie relationnelle. Nous appliquons la méthode de l'école de Palo Alto, ou approche systémique, et sommes les représentants de cette école en Europe francophone. Nous intervenons auprès de particuliers mais aussi d'entreprises, publiques et privées, de toute taille, dans trois types de cas : conduite du changement, souffrance au travail et situation de crise - grève, menace de suicide, changement difficile...

Toutes nos interventions s'inscrivent dans une démarche scientifique de recherche. Depuis quatre ans, nous avons développé un réseau de praticiens de recherche en approche systémique stratégique, notamment pour intervenir en entreprise.

Nous avons traité et enregistré plus de 1 619 cas et résolu 79 % des problèmes. En moyenne cela nécessite cinq rendez-vous et dure 5 mois et demi. Nous avons traité les principaux thèmes suivants : gestion de conflit, confiance en soi, troubles anxieux, harcèlement, burn-out ...

LACT est aussi une école internationale en trois ans, qui forme chaque année une centaine de personnes. Nous avons développé avec l'université Paris 8 le premier diplôme universitaire à distance et en direct sur internet pour former des responsables de ressources humaines, managers et coachs à l'approche systémique et stratégique. Avec Olivier Brosseau et Claude de Scorraille, nous avons publié Quand le travail fait mal , où nous délivrons notre conception systémique de la qualité de vie au travail et notre méthodologie de Problem Solving et les résultats de nos recherches.

M. Emmanuel CUGNY

Le bien être au travail n'est pas une mince affaire lorsqu'on veut jouer collectif. Le dirigeant doit souvent gérer le conflit. Vous avez souhaité nous présenter une étude de cas pour aborder la question.

M. Grégoire VITRY

Cette étude de cas est celle d'une gestion de conflit. Ludovic, 35 ans, dirige un service de facturation dans une entreprise de services. Il se défie de ses cinq collaboratrices qu'il considère incompétentes et déloyales. Elles le considèrent comme difficile. Il est furieux de leur manque de professionnalisme, et finit par absorber le travail non réalisé. Il multiplie les directives et les menaces de sanction, et rêve de se débarrasser de ses collaboratrices. Son chef direct s'inquiète et sollicite sa direction pour trouver une solution. Vous êtes cette direction, que faites-vous ?

Une intervenante dans la salle

J'organiserais une rencontre entre tous les protagonistes avec un médiateur pour que la colère sorte, avant de chercher à résoudre le problème.

Un intervenant dans la salle

Le problème vient notamment du manque de parité de son équipe.

M. Grégoire VITRY

Le concept de tentative de solution est un réducteur de complexité. Ce sont les solutions, dysfonctionnelles, mises en place par la personne ayant le ou les problèmes qui maintiennent et exacerbent le problème.

Le manager a tenté de sermonner, de mettre en place des procédures rigides qui le conduisent à faire à la place des autres. Cela devient pénible pour ses collaboratrices, qui le considèrent comme un petit chef les infantilisant ; par conséquent, elles agissent comme elles le souhaitent professionnellement... Cela devient un cercle vicieux : plus il réalise le travail à leur place, moins elles s'engagent... Une solution simple est source de difficulté car la situation nécessite une approche systémique. Il existe un risque psychosocial pour Ludovic et ses collaboratrices sont excédées. Cela se traduit souvent par des arrêts de travail, des demandes de télétravail. La performance est menacée. Il convient de restaurer le leadership émotionnellement, en soulageant la colère, et d'adopter une stratégie relationnelle en arrêtant de se substituer aux collaboratrices.

Mme Claude de SCORRAILLE

Notre méthodologie est systémique : elle prend en compte une situation problématique dans sa globalité, en observant toutes les interactions et les dynamismes en jeu. Nous avons une approche stratégique, orientée vers un but, et qui prend en compte les ressources et les limites, tant individuelles, collectives qu'organisationnelles. Enfin, nous proposons des modalités opératoires écologiques, performantes et accessibles.

Il faut savoir de quoi l'on parle. Si l'on se limite à savoir où se situe la difficulté dans une perspective causale, par exemple en posant un diagnostic de type médical ou dans une perspective juridique, on risque d'isoler le problème pour savoir qui a tort ou raison. Or le problème est souvent plus complexe que cela. Nous abordons la situation en considérant que c'est la relation entre l'individu ou un collectif d'individus et l'environnement qui est devenue pathologique.

Nous considérons les individus à la fois dans leur singularité et collectivement, devant être pris en compte dans leur contexte, à savoir la relation avec eux-mêmes, la relation aux autres et la relation au contexte - le travail. De là émergent la confiance, le sentiment d'une bonne qualité de vie au travail et une sensation de bonheur, lorsqu'ensemble, individuellement et collectivement, les individus surmontent les enjeux du travail dans un équilibre satisfaisant. Nous utilisons la technique de Problem Solving , qui comporte trois niveaux : le niveau stratégique - quoi faire ? -, le niveau de la communication - que dire ? - qui sont les deux niveaux rationnels, et le troisième niveau de blocage, irrationnel : la relation. Parfois, on sait comment réagir, mais on est bloqué par crainte des effets collatéraux ou des difficultés de mise en oeuvre, en raison de la discussion émotionnelle. Comme le dit Blaise Pascal, « le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas »...

M. Emmanuel CUGNY

Le manager se remet en question en permanence. Est-on sur la bonne voie actuellement ?

Mme Claude de SCORRAILLE

Le manager a un rôle très important mais c'est le cas à tous les niveaux. On est sur la bonne voie dès lors qu'on est prêt à abandonner une logique trop intellectuelle ou à mobiliser davantage la responsabilité des différents interlocuteurs, en appréhendant la complexité des situations. Vous avez le versant médical, le burn out , ou le versant conflictuel, le harcèlement.

M. Emmanuel CUGNY

Nous poursuivons notre exploration des cas concrets avec M. Emmanuel Hervé, président du directoire du groupe Hervé, qui compte 3 000 personnes, soit une ETI dont le modèle est l'intra-entrepreneuriat.

M. Emmanuel Hervé, président du directoire du groupe Hervé

Notre groupe compte 3 000 collaborateurs, mais il est organisé comme le rassemblement de 200 petites entreprises de 15 personnes en moyenne, avec des « intra-entrepreneurs » qui ont des taches de production, d'administration, d'études. Un rassemblement de 15 intra-entrepreneurs est coordonné par un « manager d'activité », 15 d'entre eux par un « manager de territoire », et ces 15 managers de territoires dépendent de moi-même.

M. Emmanuel CUGNY

Comment ces strates interagissent-elles ?

M. Emmanuel HERVÉ

Le maillon essentiel est le manager d'activité, à la base du dispositif, qui recrute les équipes, est responsable de la formation de tous les intra-entrepreneurs, leur apprend à être responsables et à prendre des décisions en tenant compte de leur environnement de travail. Une réunion mensuelle est obligatoire entre les équipes et leur manager, qui a un rôle de chef d'orchestre. Il doit les interroger pour faire émerger les problèmes relationnels ou organisationnels, et leur apprendre à s'exprimer par eux-mêmes. Ainsi, il leur permet de prendre des décisions sur leur travail quotidien et d'être acteurs de leur quotidien.

M. Emmanuel CUGNY

Ces équipes ont-elles la liberté de s'auto-organiser ?

M. Emmanuel HERVÉ

Les intra-entrepreneurs travaillent en autonomie et assument leurs responsabilités, puisqu'ils intègrent les contraintes des autres ; cela stimule la coopération et la fraternité. C'est une capacité d'auto-organisation, non pas avec une hiérarchie, mais avec leurs pairs, les clients et les fournisseurs. La pression organisationnelle est donc mieux ressentie, puisque les décisions sont prises par rapport à soi-même et à l'environnement. Il faut encourager cette envie d'entreprendre et cette capacité d'autonomie et d'action des salariés.

M. Emmanuel CUGNY

Comment est née cette volonté ? Est-ce un travail personnel, un héritage, une volonté de continuité ?

M. Emmanuel HERVÉ

C'est une culture d'entreprise. La plus grande difficulté ne vient pas des intra-entrepreneurs, mais des managers : ceux-ci n'ont pas le rôle traditionnel de leader, de chef de bande mais sont des chefs d'orchestre, travaillant en subsidiarité. Ils jouent un rôle de passeur et de facilitateur qui permet la création et l'innovation.

M. Emmanuel CUGNY

Est-ce bien vécu ?

M. Emmanuel HERVÉ

C'est très bien vécu pour les personnes, mais cela relève moins d'une formation que des qualités comportementales ou du tempérament. Tout le monde ne souhaite pas assumer des responsabilités. Certains préfèrent - sans aucun jugement de ma part - rester des exécutants et exécu-temps, comptant leur temps. Un responsable ne compte pas son temps, il est motivé.

M. Emmanuel CUGNY

La solution se fait donc naturellement ?

M. Emmanuel HERVÉ

Oui, et par les membres de l'équipe : lorsqu'une personne est en difficulté, nous encourageons le fait d'aborder les conflits, mais dans un cadre approprié à leur résolution.

M. Emmanuel CUGNY

Vous créez des cas d'école ?

M. Emmanuel HERVÉ

Le manager aide les intra-entrepreneurs à poser leurs problèmes sur la table lors des réunions mensuelles. Avoir des problèmes à gérer, c'est la vie ! On n'a plus de problèmes à gérer lorsqu'on est mort... Or souvent, c'est la méthode qui est en cause. Elle est importante pour une appropriation des lois communes construites par les acteurs.

Ce système fonctionne dans toutes nos unités, en France, en Belgique, en Suisse et au Maroc, sans aucune différence. L'appétence à entreprendre, à être autonome, au travail coopératif, n'est pas lié à notre pays ni à un secteur d'activité.

M. Emmanuel CUGNY

Votre approche peut-elle s'appliquer à toutes les entreprises ?

M. Emmanuel HERVÉ

Oui, c'est une manière de manager et non un système, qui peut être mis en oeuvre partout. Avec 15 personnes, on a une petite entreprise ; avec 15 petites entreprises, on a une moyenne entreprise ; avec 15 moyennes entreprises, une ETI ; avec 15 ETI, une entreprise multinationale... Ce modèle pourrait aussi s'appliquer à une administration ou à l'État. Ce fonctionnement pourrait être répondre à la demande des citoyens de meilleure appropriation des discussions publiques...

M. Emmanuel CUGNY

Voilà une idée de réforme !

M. Emmanuel HERVÉ

Nous n'avons pas de directeur des ressources humaines. Nos services généraux font du back office au service des managers. Ce sont ces derniers qui garantissent l'harmonie et le bien-être individuel et collectif des intra entrepreneurs.

M. Emmanuel CUGNY

Réussissez-vous à garder votre matière grise dans un tel fonctionnement ?

M. Emmanuel HERVÉ

Le fait que notre entreprise fonctionne toujours est dû au fait que les salariés ne viennent plus seulement chercher une juste rémunération, mais aussi du sens et la bonne manière de travailler avec leurs collègues. Nous arrivons ainsi à conserver notre personnel, et sommes même en croissance...

M. Emmanuel CUGNY

Le capital humain est donc votre retour sur investissement !

M. Emmanuel HERVÉ

Dans un monde où tout va s'informatiser et se robotiser, le relationnel et le comportemental prend une importance croissante. Ce n'est pas une question technique. Le savoir-faire a une durée de vie de plus en plus courte, mais sa mise en oeuvre change. Cela nécessite de la confiance, de l'honnêteté, de la transparence. Les qualités humaines importent plus que le savoir-faire.

Si tous les salariés veulent développer leur métier, ils ont l'agilité exponentielle de leur savoir-faire.

M. Emmanuel CUGNY

M. Fabrice Poncet, vous gérez La Fabrique, et avez une approche collaborative fondée sur le partage du pouvoir. Comment fonctionnez-vous exactement ?

M. Fabrice PONCET, co-fondateur et co-gérant de La Fabrique

J'ai beaucoup apprécié, lors de la table-ronde précédente, l'idée de qualité de vie au travail. C'est à nous de créer cette qualité de vie pour être bien, et cette responsabilité du manager est au coeur de l'exercice du métier qui nous fait vivre et qui nous rend fier.

Nous partageons les richesses par une échelle de rémunération allant de 1 à 5 : lorsque les performances seront maximales, je gagnerai cinq fois le SMIC - j'en suis à 4,5 fois. Ensuite, nous décidons avec les salariés les critères de rémunération, en lien avec la convention collective. Le salaire est donc la juste répartition de la richesse créée ensemble. Enfin, un accord d'intéressement permet de partager entre tous 20 % de la richesse créée.

M. Emmanuel CUGNY

Comment la partager ?

M. Fabrice PONCET

Nous avons une certaine image de l'individu et nous faisons de belles choses en ébénisterie, mais chacun peut trouver du sens dans n'importe quel métier. Une entreprise de nettoyage industriel pourra par exemple utiliser des produits moins polluants...

M. Emmanuel CUGNY

N'est-ce pas déjà intégré ?

M. Fabrice PONCET

Nous faisons de belles choses et nous essayons d'être de belles personnes. À mon avis, cela marche aussi pour une entreprise plus importante, qu'elle soit à 3 000 personnes ou à 30 000 personnes. On retrouve le principe de subsidiarité, d'autonomie de la cellule de base. Lorsque la base ne peut pas décider, cela revient à une direction collégiale. En plus de mes deux associés, deux personnes ont été nommées et trois autres élues sans aucune candidature. C'est une organisation sociocratique. Nos décisions sont fondées sur le consentement et non sur l'unanimité ou la majorité. Nous essayons d'être agiles et de décider rapidement ; nous pouvons consentir à quelque chose que je n'aurais pas fait, si ce n'est pas contraire à nos principes et à l'éthique de l'entreprise...

M. Emmanuel CUGNY

Si je comprends bien, c'est tout sauf du paternalisme.

M. Fabrice PONCET

Nous ne sommes en aucun cas paternalistes. La question du bien être au travail vient après celle de la qualité des relations, à l'intérieur de l'entreprise : politesse, sens de l'engagement, qualité du travail fourni, respect mutuel.

Ce socle peut s'enrichir. À La Fabrique, par exemple, nous avons un cuisinier, un maraîcher qui nous livre des légumes, un potager... Nous sommes ouverts aux propositions des salariés s'ils acceptent de les prendre en main. En revanche, nous n'allons pas leur offrir les services d'un coach sportif. D'ailleurs, cela serait inutile puisqu'ils soulèvent déjà une tonne par jour...

Je ne suis pas responsable du bonheur des salariés. Je peux seulement créer cette possibilité d'être bien, dans mon entreprise.

M. Emmanuel CUGNY

Que pensez-vous de la RSE, la responsabilité sociale de l'entreprise ? Vous avez beau avoir vos idées, vous êtes bien obligé d'appliquer la RSE...

M. Fabrice PONCET

Nous sommes trop petits pour être soumis à une déclaration de RSE.

À titre personnel, il me semble qu'il s'agit d'aller chercher à la marge ce qui peut verdir le résultat. Or c'est en agissant au coeur de l'activité que l'on peut transformer en profondeur les entreprises et les personnes : nous avons des ateliers ouverts au public où les personnes peuvent apprendre à fabriquer du mobilier.

Nous n'agissons pas à la marge, nous agissons de manière cohérente. Quand nous faisons travailler des personnes en situation de handicap ou en réinsertion, sans être nous-mêmes une entreprise d'insertion, nous restons au coeur de notre métier : nous avons de la matière, des personnes désireuses de travailler, une logique écologique.

M. Emmanuel CUGNY

Au-delà des individus, vous cherchez donc à pérenniser les savoir-faire.

M. Fabrice PONCET

Il s'agit aussi de valoriser la marque. J'ai la faiblesse de croire que si
La Fabrique devait avoir un gros problème, toute une communauté se mobiliserait pour éviter que nous ne disparaissions.

M. Emmanuel CUGNY

Vous disiez à l'instant que toutes les entreprises pourraient s'organiser comme vous le faites. J'ai tout de même du mal à imaginer Renault suivre votre exemple...

M. Fabrice PONCET

Je rejoins ce qu'a dit M. Hervé : les grosses entreprises ont des choses à nous apprendre en matière de process ou de performance, par exemple. Toujours est-il que Renault ne représente que dix fois le groupe Hervé et qu'il n'y a donc pas de raison pour que les choses ne puissent s'organiser chez Renault comme dans nos petites entités de vie. Mais ce sera sûrement difficile.

M. Emmanuel CUGNY

Catherine Testa, pouvez-vous nous décrire l'action d'un Chief Happiness Officer ? Est-il facile d'être responsable du bonheur dans notre société mondialisée ?

Mme Catherine TESTA, fondatrice du club des Chief Happiness Officers

Nous sommes dans une société où tout le monde cherche à se déresponsabiliser : c'est toujours la faute de l'autre. On blâme la société or on est la société ; on blâme l'entreprise or on est l'entreprise. Une personne ne peut être responsable du bonheur des autres.

J'ai travaillé dans le secteur du développement durable, je comprends donc les enjeux de la RSE. Lorsque j'ai commencé à parler de développement durable, on me répondait que personne ne s'en préoccupait et que je faisais fausse route. Je me suis ensuite intéressée au digital et j'ai entendu la même chose. Maintenant je m'implique dans le bien-être en entreprise, avec ou sans trait d'union.

Aujourd'hui, toutes les entreprises agissent. Comme un individu penserait que sourire n'est pas dommageable pour les neurones, une entreprise qui agit se dit qu'être plus productif et améliorer les conditions de travail n'est pas antinomique. Vous avez dit que le bien-être en entreprise était générateur de performance ; selon moi, c'est même une condition sine qua non de la survie d'une entreprise.

Les sites d'innovation sont aujourd'hui de 13 mois versus 30 ans. Si vous ne travaillez pas en intelligence collective, si les salariés ne se sentent pas bien et ne peuvent lever la main pour vous faire part de leurs idées, alors on passe à côté de l'innovation.

Aujourd'hui, les salariés commencent à évaluer leur entreprise comme les restaurants et les hôtels. Autrefois on pouvait investir dans du papier glacé pour vanter les conditions de travail dans son entreprise, maintenant les candidats consultent Facebook, LinkedIn ou des applications spécialisées comme Ourcompany.

M. Emmanuel CUGNY

Selon vous, quel est le bon manager ?

Mme Catherine TESTA

C'est celui qui prend ses responsabilités et qui arrive à sortir du moule éducatif, à sortir de l'axiome « moi je dirige et toi tu fais ». Les nouveaux talents vont chercher un engagement, un sens à leur contribution. Le bon manager, c'est celui qui se remet en question et qui sait qu'il n'a qu'un petit bout de la solution et que le jeune qui arrive dans son équipe a autant d'idées que lui.

M. Emmanuel CUGNY

On vit aujourd'hui dans l'ère de la transparence, peut-être même à outrance. Est-ce un avantage ou un inconvénient ?

Mme Catherine TESTA

Les deux. Il suffit de regarder ce qui se passe en France aujourd'hui : on fait davantage confiance à quelqu'un qui va filmer une manifestation et donner son avis que dans des instituts. C'est la même logique qui s'instaure quand on écoute le salarié qui va noter son entreprise à un moment où les choses se passent mal. L'algorithme va pousser les extrêmes et c'est cette version que l'on retiendra. Aux utilisateurs de comprendre que ce n'est qu'un outil.

M. Emmanuel CUGNY

Est-il possible de mesurer concrètement les retombées du bonheur dans l'entreprise ?

Mme Catherine TESTA

On peut le mesurer de différentes façons. Il faut faire une symétrie des intentions : on ne peut exposer à l'extérieur ce qu'on ne vit pas à l'intérieur.

On peut « monitorer » en se basant sur la recherche. Mais savoir si l'on est heureux, c'est quelque chose de très personnel. J'ai vécu aux États-Unis et, là-bas, on est « happy » d'aller boire un coup. En France, est-on « heureux » d'aller boire une bière ? Le monitoring est donc difficile à mettre en place. Sans la confiance en soi nécessaire, par exemple, on ne va pas oser s'exprimer. Même avec le meilleur manager possible, si le salarié n'a pas confiance en lui, il n'osera pas donner son idée. Le management est essentiel, mais il ne fait pas tout. C'est une responsabilité globale.

M. Emmanuel CUGNY

Comment manifester sa reconnaissance envers un salarié ?

Mme Catherine TESTA

Il existe plusieurs façons de manifester sa reconnaissance. La première, la plus basique, mais qui tend à disparaître, c'est de remercier. En ce moment, je théorise le bon sens : on peut le faire tout simplement. Aujourd'hui, on a tendance à tout digitaliser et il existe des applications pour remercier mécaniquement, à travers le système intranet, et gagner ainsi des points pour avoir un cadeau. On en est là, à force d'oublier le b.a.-ba.

Tout un tas d'outils vont se greffer sur une entreprise. Si les locaux sont absolument infects, il faut falloir travailler à les améliorer. Parfois, c'est le management qui n'a pas su avancer et qu'il va falloir accompagner vers la communication non violente, le codéveloppement, le design thinking ...

M. Emmanuel CUGNY

Il ne faut donc pas négliger la reconnaissance immatérielle.

Mme Catherine TESTA

Tout à fait ! Un euro va d'abord nous suffire en termes de reconnaissance salariale, puis il va en falloir dix pour gagner un point de motivation, puis cent, puis mille... La reconnaissance salariale devient vite exponentielle. Il va donc falloir passer par autre chose : écouter, remercier, donner du sens à ses collaborateurs.

À cet égard, ce que vous disiez sur le groupe Hervé était très intéressant : la subsidiarité permet aux salariés d'être plus proches des conséquences de leurs actions.

M. Emmanuel CUGNY

Le terme « collectif » est très souvent revenu dans les précédentes interventions. Les partenaires sociaux jouent-ils aujourd'hui leur rôle dans le « happiness » ?

Mme Catherine TESTA

Certains le font. Tout dépend de savoir s'ils sont en opposition ou en coconstruction. Nous n'avons pas seulement une casquette métier : nous sommes des individus et nous allons prendre nos responsabilités pour discuter avec le PDG, avec le N-99, avec les partenaires sociaux, avec tous ceux qui ont levé la main et qui désirent s'engager.

M. Emmanuel HERVÉ

En ce qui concerne la représentation dans l'entreprise, le risque est d'arriver à une situation de pouvoir contre pouvoir : plus le patron est autoritaire, plus il faut de contre-pouvoirs. À partir du moment où les salariés ont l'occasion de s'exprimer tous les mois, par et pour eux-mêmes, ils n'ont pas besoin que quelqu'un exprime à leur place ce dont ils ont besoin. Ils deviennent responsables. Dans un tel cadre, les organisations syndicales jouent un rôle totalement différent de la traditionnelle opposition. Dans notre entreprise, ils sont devenus les garants de l'application de la philosophie de l'entreprise : ils vont chercher à savoir, par exemple, si un de nos 200 managers n'aurait pas tendance à se comporter en « petit chef » ou à s'assurer que les comptes rendus de réunion sont bien le reflet de ce qui s'y est dit. Ils ne sont donc plus dans l'opposition au pouvoir, puisque le pouvoir est totalement disséminé entre les 3 000 du groupe.

M. Emmanuel CUGNY

Êtes-vous un patron heureux ?

M. Emmanuel HERVÉ

Oui. Mais je ne suis pas un « patron » heureux, je suis une personne heureuse. La France est en 170e position, alors qu'il s'agit d'un des plus beaux et plus riches pays du monde. Le rapport au bonheur est donc très relatif...

La société française ne sait pas affronter les problèmes, ce qui fausse sa perception du bonheur. Il faut protéger, mais pas surprotéger : comme dans le monde du vivant, la surprotection fragilise.

M. Emmanuel CUGNY

Vous voulez dire que vous n'êtes pas aidé par la collectivité ?

M. Emmanuel HERVÉ

Je veux parler de l'ambiance de la société. La victimisation à longueur de temps, sous couvert de bien-pensance, est un élément de mépris total des individus.

Un véritable ami ne vous dit pas forcément que des choses qui vous font plaisir. Un faux ami vous dit que vous êtes le plus beau, le plus fort... On laisse croire, notamment à travers les médias, que nos problèmes viennent de notre passé, de nos parents, de nos voisins, de la société, des politiques... À un moment donné, il faut se prendre en main, se responsabiliser et affronter - pour ceux qui peuvent le faire - les difficultés.

Quand on a ce caractère, on trouve une partie de son bonheur et l'on relativise les difficultés. Le bonheur, c'est aussi une somme de petits événements qu'il faut savoir appréhender. Et pour cela, il ne faut pas se victimiser.

J'ai lu récemment un livre de psychologie adlérienne : Avoir le courage de ne pas être aimé . Il s'agit de ne pas aller chercher chez les autres les raisons des problèmes que nous rencontrons. Nous sommes capables de nous prendre en main pour avancer et créer notre propre environnement et donc une partie de notre bonheur.

Encore une fois, bien évidemment, il faut accompagner les personnes qui n'ont pas cette capacité. Je ne veux pas faire de généralité.

M. Grégoire VITRY

J'ai retenu cette phrase, que je trouve très juste : tant qu'on a des problèmes, c'est bon signe ; quand on n'a plus de problème, c'est qu'on est mort.

Le travail d'un manager consiste justement à résoudre des problèmes. C'est même le travail de la vie, qui est une succession de problèmes. C'est quand on n'arrive plus à les résoudre que s'installe une sorte de récurrence dont il est difficile de sortir. Notre vocation est de résoudre des difficultés pour faire émerger un sentiment de bien-être, de plaisir...

Comment « monitorer », mesurer cet état de bienêtre ? Nous avons la responsabilité, face à une certaine opacité vis-à-vis de l'utilité de la médecine du travail, des coachs, des psychologues du travail, de « monitorer » nos résultats. Nous devons montrer que notre action se traduit concrètement et qu'elle permet à de nombreuses personnes de se sentir mieux.

Il existe des questionnaires de monitoring, de qualité de vie au travail ou de sentiment de bien être. Nous utilisons un golden standard , le GHQ12, qui concerne la santé de manière générale. Je pense qu'il est de notre responsabilité de savoir évaluer notre action. Les gens vont-ils mieux ? Ont-ils résolu les difficultés qui les renfermaient sur eux-mêmes ?

M. Karim BEHLOULI, directeur général de la société Eco-Technilin

Le Medef lancera cet été un indicateur de la qualité de vie au travail, ou QVT, des patrons. C'est la première fois que j'entends parler de bien être au travail sans trait d'union, ce que je trouve pertinent.

J'attends des salariés que j'embauche qu'ils soient compétents, mais pas seulement : je veux avoir envie de travailler avec eux et je veux que le reste de l'équipe en ait aussi envie. À force de parler de bien-être, et c'est quelque chose de très important pour moi, je crains parfois qu'on en oublie le travail. Avez-vous déjà rencontré ce type de situation ?

Mme Claude de SCORRAILLE

Il faut faire très attention quand on parle de sujets qui ressortent du sensible comme le bonheur, la santé, le bien-être... Il est difficile de les approcher comme on le ferait pour quelque chose de matériel, de quantifiable. C'est un peu comme si je vous disais : soyez spontané. La spontanéité est quelque chose qui émerge. Si on l'assimile à un objectif atteignable, on va aboutir à l'inverse du résultat espéré. C'est ce qui a fait dire à Oscar Wilde que les meilleures intentions pouvaient produire les pires effets.

M. Fabrice PONCET

Il faut que les efforts fournis restent dans le cadre du processus de travail, celui qui nous humanise, qui nous rend plus grands, qui nous libère.

Si l'on rajoute un baby-foot, c'est dérisoire. Cela ne va sûrement pas influencer la qualité de vie au travail. En revanche, chercher à rendre les salariés fiers de leur travail, vouloir s'organiser pour faire de belles choses et constituer une belle équipe, tout cela sera excellent en termes de performance et pas seulement en termes de bien être.

Mme Catherine TESTA

Il faut être transparent et accepter de dire qu'il faut parfois partir de loin. Il n'y a aucune injonction au bonheur : il ne s'agit pas de demander à tout le monde de sourire le matin en arrivent au travail.

J'ai souvent parlé du bonheur de travailler : je travaille depuis quinze ans et voilà quinze ans que je suis heureuse d'aller travailler. J'ai rencontré de nombreux problèmes, mais tout ce que j'ai fait avait du sens.

Il ne s'agit pas de déclarer que telle ou telle société est the best place to work . Ce serait illusoire. On va essayer de faire du « mieux vivre », collectivement. C'est déjà un premier pas.

M. Philippe FOURRIER, cofondateur de l'agence Ilago

Monsieur Poncet, vous avez évoqué trois piliers : le ratio de rémunération, la redistribution de 20 % des bénéfices et un troisième qui me paraissait beaucoup plus complexe. Pourriez-vous nous expliquer comment cela fonctionne ?

M. Fabrice PONCET

Comme nous ne sommes pas très nombreux, les choses sont plus simples.

Nous essayons toujours de faire en sorte que nos innovations soient conformes au droit du travail. Dans la convention collective figurent des coefficients, des taux, des définitions de fonctions qui ne correspondent pas à notre réalité. Nous sommes donc repartis de notre réalité pour décider de ce qu'on voulait rémunérer.

Certains salariés voulaient rémunérer l'ancienneté, ce qui n'a pas de valeur à mes yeux ! Quelqu'un qui est très bon et qui arrive seulement dans l'entreprise peut très bien davantage que quelqu'un employé depuis dix ans. Cela dit, je suis heureux que les gens restent...

Nous avons identifié des compétences importantes, qu'elles relèvent de la technique, de la communication ou de l'organisation. Nous avons procédé de manière très pragmatique : en termes de technique, quand on sait faire tel type de travail, tel type de gabarit, on est à tel coefficient ; en termes de communication, quand on est capable de gérer un chantier d'un certain montant et de gérer une équipe d'un certain nombre de personnes, on est à tel coefficient. Des taux ont été définis pour chaque compétence et on trace une courbe, au fil du temps, car les niveaux peuvent varier. On a enfin instauré un euro de bonus au taux horaire qui correspond à des compétences autres, comme le sens du service - celui qui va amener des jonquilles pour le jardin ou celui qui va être assidu au service du midi pour charger le lave-vaisselle, par exemple. De même, ce sont des ébénistes qui s'occupent d'une partie des réseaux sociaux.

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