B. DU CÔTÉ DE L'OFFRE, UN FOISONNEMENT D'INNOVATIONS

1. Le système alimentaire impacté par le numérique

Les outils numériques transforment le système alimentaire essentiellement à deux niveaux : ils rendent possible l'émergence de nouveaux modes de distribution et permettent la mise sur de marché d'applications au service de la transparence.

a) Vers l'émergence de nouveaux modes de distribution ?

On peut se demander dans quelle mesure les outils numériques pourraient demain remettre en question les chaînes de distribution alimentaire aujourd'hui dominées par les grandes et moyennes surfaces, sachant que celles-ci font preuve d'une grande souplesse pour suivre l'évolution des attentes des consommateurs. En particulier, elles ont déjà opéré un recentrage de leur activité sur les superettes de proximité et ont intégré dans leur modèle économique l'achat alimentaire à distance. Ce dernier s'est surtout développé en France à travers le système du Drive , dont le chiffre d'affaires est passé de 2,2 à 5,9 milliards d'euros entre 2012 et 2017, avec des effets en définitive limités sur l'organisation du système de distribution et sur la répartition de la valeur.

Le numérique pourrait cependant bousculer cette situation de plusieurs façons, soit par l'arrivée sur le marché alimentaire de pure players de grande taille, du type Amazon (ce qui ne changerait pas la structure fortement oligopolistique du commerce alimentaire et pourrait même aggraver le niveau de concentration), soit par le court-circuit des intermédiaires commerciaux actuels. Concernant ce dernier point, il est évident que le numérique facilite la mise en contact directe des consommateurs avec les producteurs agricoles ou industriels et peut donc stimuler le développement de la vente directe et des circuits courts. Ce schéma désintermédié profiterait vraisemblablement surtout à certains types de produits alimentaires (produits frais, vin, etc.).

Dans tous les cas cependant, il faut souligner que la concentration d'une population nombreuse dans les zones urbaines continuera à rendre nécessaire le maintien d'une forme de rationalisation des circuits logistiques alimentaires, avec des opérateurs (industriels et grossistes) capables de réaliser un approvisionnement en gros volumes sur une large gamme de produits et sur une échelle géographique très vaste. Le consommateur veut en effet pouvoir accéder à une offre alimentaire variée, à un coût maîtrisé sans avoir à supporter des coûts de prospection démesurés. Seule une organisation industrielle du commerce alimentaire permet de satisfaire ces trois objectifs. Un émiettement des chaînes logistiques aboutirait sans doute à une hausse des prix au détail, ainsi qu'à une hausse des émissions carbone liées au transport, ce qui rend une telle évolution peu vraisemblable.

Les circuits de distribution de gré à gré ou faiblement intermédiés, notamment les circuits courts, devraient donc croître grâce au numérique, tout en restant des marchés secondaires par leur volume et la variété des produits concernés. C'est vraisemblablement plutôt sur la logistique des derniers kilomètres que devraient se concentrer les changements liés au numérique, avec peut-être le développement d'une forme d'uberisation de la livraison. Ce phénomène affecte déjà le secteur de la restauration, avec par exemple des plateformes du type Uber Eats. Le développement de nouvelles formes de livraison (drones, robots de livraison autonome) permet d'imaginer que, demain, on assistera à une multiplication des microentreprises fournissant les consommateurs en plats prêts à consommer dans les centres urbains.

b) Des applications au service de l'aide à la décision pour le consommateur

Le numérique permet également de fournir aux consommateurs une aide à la décision dans plusieurs domaines. Nous avons déjà évoqué les applications au service de la transparence sur les produits, du type OpenFoodFacts, qui aident à mieux identifier la qualité des biens. On peut imaginer cependant de très nombreuses autres applications, par exemple des assistants permettant de gérer les stocks à domicile (que manque-t-il dans le réfrigérateur ou les placards), y compris de manière dynamique (notamment en analysant les stocks et les besoins d'achats en fonction des événements et des repas inscrits dans l'agenda), ou bien encore des assistants permettant d'identifier les revendeurs de tel ou tel produit ou marque, ou définissant des trajets optimisés pour s'approvisionner en fonction de la géolocalisation (notamment dans une perspective de circuits courts). On peut s'attendre à un foisonnement d'applications et de services nouveaux dans ce domaine dans les prochaines années.

2. Vers l'arrivée massive d'aliments nouveaux ?

Il se développe depuis plusieurs années un grand nombre de projets d'innovations visant à introduire sur le marché des aliments ou des ingrédients alimentaires nouveaux 36 ( * ) : viande de culture, algues ou encore insectes. De nombreuses start-up lèvent des fonds dans ce domaine, à l'image par exemple, d'Ynsect et Innovafeed en France 37 ( * ) . Ces initiatives plus ou moins disruptives représentent pour l'instant des volumes encore faibles d'aliments, mais se veulent une réponse à la forte hausse anticipée de la demande mondiale de protéines pour l'alimentation humaine et animale dans les prochaines décennies 38 ( * ) . Elles se présentent aussi comme un moyen de répondre aux changements des attentes des consommateurs, telles que la demande de protéines alternatives aux protéines d'origine animale pour des motifs liés à la santé, à l'environnement ou à la cause animale, ou bien encore la hausse de la demande d'« alicaments » liée à l'essor d'une conception fonctionnelle de l'alimentation. L'avenir de ces nouveaux aliments reste cependant incertain, car plusieurs questions restent en suspens concernant leur prix, leurs impacts environnementaux et sanitaires, ainsi que leur acceptabilité sociale. 39 ( * )

a) La viande de culture

Quelques start-up existent en France dans ce domaine, par exemple Gourmey, qui cherche à produire un foie gras issu de cellules d'oeuf de cane, ou Vital Meat. Aux États-Unis, on peut citer Memphis Meat, qui a levé plus de 161 millions de dollars. En Israël, Aleph Farms a aussi réalisé de grosses levées de fonds et projette de commercialiser un burger à 100 dollars. On dispose de très peu d'éléments pour évaluer les potentialités de ces technologies, qui en sont encore à un stade de développement amont. Les coûts sont pour l'heure rédhibitoires par rapport aux sources de protéines alternatives et les impacts écologiques restent incertains 40 ( * ) , ainsi que les effets sanitaires 41 ( * ) . Enfin, l'acceptabilité sociale de ces aliments de synthèse reste à vérifier. Cette viande sans élevage ni abattage repose en effet malgré tout sur l'utilisation de produits animaux 42 ( * ) . Par ailleurs, ce type de production alimentaire pousse à un niveau inédit le degré de tranformation des aliments, de sorte que les aliments ultra-transformés actuels, pourtant très décriés, font figure d'aliments peu transformés en comparaison ! Ces aliments nouveaux témoignent d'une vision très technologique du futur de notre alimentation et reposent sans doute sur la croyance de certains que la technologie résoudra tous nos problèmes.

b) Les algues ou micro algues

Elles représentent déjà un marché mondial important, estimé à 4 milliards d'euros en 2017, qui pourrait doubler encore d'ici 2024 43 ( * ) . Les acteurs dans ce domaine sont peu nombreux en France, le marché se développant surtout en Asie du Sud-est. Les macro-algues sont riches en sels minéraux, mais assez pauvres en protéines (protéines de surcroît relativement peu assimilables). Elles sont surtout utilisées comme texturants alimentaires. Les micro-algues, comme la spiruline ou la chlorelle, sont très riches en protéines (et contiennent en outre l'ensemble des acides aminés essentiels), ainsi qu'en nutriments 44 ( * ) , mais elles sont onéreuses, ce qui les destine avant tout à un usage de compléments alimentaires.

c) Les insectes

Ils sont une source de protéines de bonne qualité. L'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) s'est d'ailleurs prononcée en 2013 en faveur du développement de l'élevage d'insectes à grande échelle pour répondre aux besoins de l'alimentation humaine et animale. Les perspectives commerciales sont réelles mais portent davantage sur l'alimentation animale que sur l'intégration d'insectes dans l'alimentation humaine, directement ou sous forme de farines, du fait de la faible acceptabilité sociale et culturelle de ce type d'aliments, au moins en Occident 45 ( * ) . Les marchés possibles sont :

- l'aquaculture. Depuis le 1er juillet 2017, l'Union européenne a autorisé la consommation par les poissons d'élevage de farines d'insectes en substitution à des farines de poisson, qui sont une ressource à la fois peu abondante et peu durable. La production de farine d'insectes pour les poissons est aujourd'hui compétitive et le marché en est au stade de l'industrialisation 46 ( * ) ;

- l'alimentation des animaux de compagnie ( petfood ). C'est un marché très dynamique, où de surcroît les prix de vente sont élevés, dont la farine d'insecte peut sans doute prendre une part ;

- l'alimentation des animaux d'élevage terrestres ( feed ). C'est un marché gigantesque 47 ( * ) , qui croît par ailleurs très vite en raison du dynamisme de la demande mondiale de viande, en particulier dans les pays émergents. Substituer une alimentation animale à base d'insectes aux aliments végétaux actuels (notamment soja) aurait le grand intérêt de réduire la déforestation mondiale. Pour l'heure toutefois, les farines d'insectes sont loin d'être compétitives par rapport au soja et autres protéagineux utilisés en alimentation animale. Par ailleurs, compte tenu de la taille même du marché de l'alimentation animale, un développement massif des farines d'insectes pourrait avoir des effets en cascade sur les marchés agricoles, qu'on ne mesure pas encore bien 48 ( * ) .


* 36 Un récent rapport du CGAAER fait le point sur les perspectives de diversification protéiques : « Diversification de la ressource protéique en alimentation humaine et animale - État des lieux et perspectives », septembre 2019.

* 37 Elles ont levé, à elles deux, plus de 230 millions d'euros. Au plan mondial, on peut citer par exemple AgriProtein en Afrique du Sud, qui a levé 122 millions d'euros, EnviroFlight aux États-Unis (120 millions d'euros) ou encore Protix aux Pays-Bas (qui a levé 45 millions d'euros)

* 38 Cette hausse sera forte si l'ensemble des pays du monde adoptent les régimes occidentaux caractérisés par une surconsommation de protéines. Différentes prospectives montrent en revanche que si la population mondiale respecte les recommandations nutritionnelles en termes d'apports protéiques, on pourrait se satisfaire de la production actuelle mondiale de protéines.

* 39 Données chiffrées fournies par Xavier Boidevezi, secrétaire national de la FoodTech, lors d'une table ronde au Sénat le 6 février 2020 sur le thème « Les aliments nouveaux ».

* 40 Pour produire de la viande de culture, il faut un apport d'énergie et de nutriments, qui doivent eux-mêmes être produits et générent donc des impacts écologiques.

* 41 En particulier, l'effet des doses massives d'anabolisants nécessaires à une croissance accélérée des cellules de viande est un sujet d'interrogations.

* 42 Notamment des cellules souches animales.

* 43 Données chiffrées fournies par Xavier Boidevezi, secrétaire national de la FoodTech, lors d'une table ronde au Sénat le 6 février 2020 sur le thème « Les aliments nouveaux ».

* 44 Vitamines, minéraux, oligoéléments, antioxydants, fer et bêta-carotènes.

* 45 Il faut par ailleurs veiller à la maîtrise d'un certain nombre de risques, notamment allergiques, même si rien ne dit que la consommation d'insectes présente sur ce plan des risques d'une ampleur supérieure à celle de nombreux aliments qui sont actuellement présents dans notre alimentation. L'Anses a rendu un avis en février 2015 relatif à la « valorisation des insectes dans l'alimentation et l'état des lieux des connaissances scientifiques sur les risques sanitaires en lien avec la consommation des insectes ».

* 46 En 2018, la Fédération européenne des entreprises d'insectes (Ipiff) prévoyait une hausse de la production européenne de 2 000 tonnes par an à 200 000 tonnes en 2020, 1,2 million de tonnes en 2025 et 3 millions de tonnes en 2030, soit un tonnage comparable à celui des farines de poissons actuellement. Les entreprises (Ynsect, Innovafeed et Nextalim en France) se sont toutes attelées à la construction, en 2020, de sites de production de plus de 10 000 tonnes

* 47 Plus d'un milliard de tonnes par an dans le monde.

* 48 Les insectes eux-mêmes sont en effet nourris en utilisant des coproduits agricoles, comme la pulpe de betterave par exemple. Un développement massif de ces farines bouleverserait donc les conditions de valorisation de ces coproduits végétaux.

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