N° 591

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2019-2020

Enregistré à la Présidence du Sénat le 2 juillet 2020

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation (1) sur l' ingénierie territoriale et l' agence nationale de la cohésion
des
territoires ,

Par Mme Josiane COSTES et M. Charles GUENÉ,

Sénateurs

(1) Cette délégation est composée de : M. Jean-Marie Bockel , président ; MM. Mathieu Darnaud, Daniel Chasseing, Mme Josiane Costes, MM. Marc Daunis, François Grosdidier, Charles Guené, Éric Kerrouche, Antoine Lefèvre, Alain Richard, Pascal Savoldelli , vice-présidents ; MM. François Bonhomme, Bernard Delcros, Christian Manable , secrétaires ; MM. François Calvet, Michel Dagbert, Philippe Dallier, Mmes Frédérique Espagnac, Corinne Féret, Françoise Gatel, M. Hervé Gillé, Mme Michelle Gréaume, MM. Jean-François Husson, Dominique de Legge, Jean-Claude Luche, Jean Louis Masson, Franck Montaugé, Philippe Mouiller, Philippe Nachbar, Philippe Pemezec, Rémy Pointereau, Mmes Sonia de la Provôté, Patricia Schillinger, Catherine Troendlé, MM. Raymond Vall, Jean-Pierre Vial.

AVANT-PROPOS

« L'ensemble des savoir-faire professionnels dont ont besoin les collectivités publiques et les acteurs locaux pour conduire le développement territorial ou l'aménagement durable des territoires et complété par l'ensemble des concepts, outils et dispositifs mis à la disposition des acteurs du territoire pour accompagner la conception, la réalisation et l'évaluation de leurs projets de territoire » (définition de l'ingénierie territoriale selon la Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale - DATAR 1 ( * ) ).

Mesdames, Messieurs,

Lorsque, à l'occasion de la Conférence des territoires organisée au Sénat le 17 juillet 2017, était faite l' annonce par Emmanuel Macron, Président de la République nouvellement élu, de la création de l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) pour apporter un « appui, en particulier en ingénierie publique, indispensable dans le rural et dans les territoires les plus périphériques » dans une « logique de guichet unique et de simplification de projets pour les territoires ruraux et les villes moyennes en difficulté », dix années s'étaient écoulées depuis le désengagement opéré par l'État des activités d'ingénierie publique relevant du champ concurrentiel. Qu'il s'agisse de la Révision générale des politiques publiques (RGPP) en 2007, puis de la Modernisation de l'action publique (MAP) à partir de 2012, cette décennie de réformes a vu les capacités d'intervention de l'administration territoriale de l'État au profit des collectivités fortement réduites. Concrètement, ont été abandonnées, entre 2012 et 2016, les prestations de maîtrise d'oeuvre, l'Administration de l'application du droit des sols (ADS), l'Assistance technique fournie par l'État pour des raisons de solidarité et d'aménagement du territoire (ATESAT) et, entre autres, les missions de régulation des services publics d'eau potable et d'assainissement.

Parallèlement, à partir de 2010, la Réforme de l'administration territoriale de l'État (RéATE) remodelait profondément, sous un format « allégé », l'organisation départementale de l'État, actant la suppression des Directions départementales de l'équipement (DDE) et des Directions départementales de l'agriculture et de la forêt (DDAF), la fin de toute activité de maîtrise d'oeuvre au profit des collectivités et le « recentrage » de ses moyens sur une posture d'État « expert, incitateur et facilitateur » sous la forme, à partir de 2014, d'un « Nouveau conseil aux territoires » (NCT) confié aux nouvelles directions départementales des territoires (DDT).

Depuis lors, et malgré le désengagement continu des moyens de l'État déconcentré dans les territoires, les annonces présidentielles successives n'ont eu de cesse d'affirmer le maintien du soutien technique de l'État, reconnaissant, en creux, que les besoins des territoires n'étaient pas satisfaits. Ainsi, dès 2012, devant le Congrès des maires de France, François Hollande, Président de la République, déclarait « Je vous annonce que l'État continuera à mettre à disposition des collectivités locales les compétences de ses techniciens et de ses ingénieurs pour vous accompagner sur les projets les plus complexes » 2 ( * ) .

Mais vos rapporteurs ont constaté que l'ingénierie de l'État avait si fortement évolué que certains territoires considèrent aujourd'hui qu'elle a disparu , se sentant « abandonnés » par les services de l'État alors même qu'aux besoins techniques traditionnels qui perdurent (urbanisme, voirie, assainissement, sécurité des ponts, etc.) s'ajoutent de nouveaux besoins, tels que l'ingénierie dédiée au transfert de compétences des routes nationales, à l'environnement et à la transition écologique, à la redynamisation des centres-villes, à l'étude prospective des potentialités d'un territoire, notamment rural, au numérique et à la e-administration.

L'ingénierie territoriale est un thème de travail récurrent pour le Sénat, en particulier à la délégation aux collectivités territoriales, et vos rapporteurs ont pu « puiser à bonne source ».

Ainsi, en 2009, le rapport d'information « Faire confiance à l'intelligence territoriale » présenté par Yves Krattinger et Jacqueline Gourault 3 ( * ) comportait deux recommandations tendant, d'une part, à maintenir à la disposition des intercommunalités et des départements une ingénierie publique au niveau des préfectures et des chambres régionales des comptes et, d'autre part, à confirmer la vocation des départements de mettre à disposition des territoires infra-départementaux les outils de conseil juridique et technique nécessaires.

Puis, en 2010, dans son rapport « Les collectivités territoriales : moteurs de l'ingénierie publique » 4 ( * ) , Yves Daudigny faisait le constat du désengagement de l'État dont les DDE ne devaient plus fournir d'ingénierie publique dans le secteur concurrentiel au profit des collectivités territoriales à partir du 1 er janvier 2012. Sur la base de données objectives toujours d'actualité (80 % des quelque 36 000 communes de France ont moins de 2 000 habitants et 30 000 communes ou intercommunalités celles n'ont toujours pas les moyens d'organiser leurs propres services d'ingénierie) , il proposait quatre pistes de solution visant à garantir la pérennité de l'ATESAT, le développement d'une ingénierie publique territoriale, l'ouverture du réseau scientifique et technique et, enfin, la bonne utilisation des marchés publics.

En 2012, Pierre Jarlier appelait de ses voeux « une nouvelle architecture territoriale de l'ingénierie en matière d'urbanisme » 5 ( * ) en constituant des pôles d'ingénierie départementaux, communautaires ou intercommunautaires mutualisés et en réseau et en finançant l'ingénierie territoriale au moyen de la taxe d'aménagement et de la mobilisation des fonds structurels européens.

Sans oublier, très récemment, la publication, en janvier 2020, par nos collègues Bernard Delcros, Jean-François Husson, Franck Montaugé et Raymond Vall, du rapport intitulé « Les collectivités locales, engagées au service de nos ruralités » 6 ( * ) . Celui-ci comportait sept recommandations spécifiques à l'ingénierie et à l'ANCT ( cf . annexe 1), dont vos rapporteurs ont pu apprécier la pertinence au cours de leurs échanges, au point d'en intégrer la plupart dans leur propre liste de propositions ( cf. infra ).

Dans ce contexte, l'initiative du groupe Rassemblement démocratique et social européen (RDSE) de déposer la proposition de loi portant création d'une Agence nationale de la cohésion des territoires 7 ( * ) s'inscrivait à la fois dans la continuité logique du travail sénatorial et dans le droit fil de l'annonce présidentielle, pour en donner une application concrète et opérationnelle à travers la loi n° 2019-753 du 22 juillet 2019 portant création d'une Agence nationale de la cohésion des territoires .

Le vote de cette loi par les deux assemblées traduisait une ambition partagée, celle du « retour de l'État dans les territoires », mais soulevait en même temps de nombreuses interrogations. Le dispositif adopté serait-il à la hauteur du dessein initial de création d'un guichet unique pour les collectivités ? Les moyens humains et financiers seraient-ils suffisants ? Bref, l'ANCT aurait-elle les moyens de répondre aux attentes des élus locaux ?

La création de l'ANCT ne doit pas se limiter à une réorganisation administrative et à la fusion de trois agences de l'État existantes, sans moyens supplémentaires, le Commissariat général à l'égalité des territoires (CGET), l'Agence du numérique et l'Établissement public de restructuration et d'aménagement des espaces commerciaux et artisanaux (EPARECA). Si l'ANCT n'est qu'un « opérateur d'opérateurs », qui eux-mêmes continuent à fonctionner en silo, le dispositif risque de ne pas changer significativement la donne au niveau local.

La question de la place que l'ANCT occuperait dans les territoires sans faire doublon, déstructurer ou désorganiser l'offre d'ingénierie préexistante, tient au fait que les collectivités - les départements au premier chef - ont développé leurs propres moyens d'ingénierie et d'étude. Selon une formule de l'Assemblée des départements de France (ADF) durant son audition : « l'État a quitté le terrain et les collectivités ont dû répondre au besoin ». Cela explique la crainte qu'à travers l'ANCT l'État ne procède à une recentralisation plus ou moins directe de l'ingénierie qui, par ailleurs, existe de manière autonome à travers les Agences techniques départementales (ATD).

Pour les élus locaux, la priorité est que l'ANCT soit en mesure de sortir de la logique verticale visant à décliner localement les programmes décidés à l'échelle nationale et soit à même de renforcer l'appui aux projets de territoire et l'aide à leur émergence.

Vos rapporteurs, soucieux que leurs travaux ne se cantonnent pas au seul rôle de la nouvelle Agence, ont souhaité, plus largement, écouter les élus et partir des besoins exprimés pour dresser un état des lieux des multiples possibilités d'y répondre. C'est pourquoi ils se proposent de privilégier l'expression d' » ingénierie dans les territoires », qui rend mieux compte de la diversité actuelle des acteurs, au-delà de l'» ingénierie d'État ». Cette expression traduit mieux l'essor de l' ingénierie publique locale pour désigner toutes les ressources d'assistance technique, juridique et financière relevant de la sphère des collectivités territoriales dans toute leur diversité (groupements, syndicats, agences ou sociétés).

Du 9 janvier au 24 avril 2020, vos rapporteurs ont entendu une cinquantaine de personnalités dans le cadre d'auditions réalisées au Sénat, mais aussi en visioconférence pendant la période de confinement liée au Covid-19, et de leurs déplacements à Vesoul (Haute-Saône) et Saint-Brieuc (Côtes-d'Armor) en février 2020, à la rencontre des présidents de conseil départemental, des acteurs locaux de l'ingénierie et des préfets qui seront amenés à remplir la mission de « délégué territorial » de l'ANCT.

Leur travaux ont également intégré un cycle spécifique de questions/réponses et d'auditions avec la présidente et le directeur général de l'ANCT, respectivement Mme Caroline Cayeux et M. Yves Le Breton, pour tenir compte du calendrier de publication des mesures réglementaires d'application de la loi précitée du 22 juillet 2019 portant création d'une Agence nationale de la cohésion des territoires. Ce n'est en effet que le 1 er juin 2020 qu'ont été publiés l'instruction ministérielle relative aux modalités d'intervention de l'Agence et le vademecum sur sa doctrine d'action.

Dans la foulée, le 4 juin 2020, vos rapporteurs ont présenté une communication d'étape exposant leurs premiers constats ainsi qu'une liste de 8 points de vigilance pour prioriser le soutien aux projets locaux dans les missions de l'ANCT. Il s'agissait, dans la perspective de la réunion du conseil d'administration de l'ANCT qui devait adopter sa feuille de route le 17 juin suivant, d'appeler l'Agence à ne pas privilégier une logique verticale déclinant localement des programmes décidés à l'échelle nationale et à dédier des moyens humains et financiers pérennes à sa mission d'» appui en ingénierie sur mesure à des projets locaux ».

Parmi leurs constats, vos rapporteurs ont relevé la difficulté récurrente, pour les collectivités qui disposent de moins de moyens, d'accéder à une ingénierie stratégique et de conception qui leur permette d'identifier les potentialités de développement de leur territoire et de définir des projets. En clair, la logique verticale et descendante des appels à projet venant du haut fait que l'aide ne va pas à ceux qui en ont le plus besoin mais à ceux qui disposent déjà d'une capacité technique minimale pour constituer leurs dossiers. Tout l'enjeu de l'ANCT doit donc être de faciliter et d'accompagner l'émergence des projets locaux.

L'audition, en réunion plénière de la délégation, de la présidente et du directeur général de l'ANCT, le 25 juin 2020, a de la sorte donné lieu à un véritable débat contradictoire sur les modalités d'intervention de l'Agence avant la présentation par vos rapporteurs, le 2 juillet dernier, de leurs conclusions.

Le présent rapport examine les enjeux actuels de l'ingénierie dans les territoires : « Du désengagement de l'ingénierie d'État » (première partie) ; « ... À la montée en puissance de l'ingénierie publique locale... » (deuxième partie) ; « ... quelle place pour l'ANCT dans les territoires ? » (troisième partie). Il formule également 25 propositions, réparties entre une première série de 12 propositions en faveur de l'ingénierie publique locale visant à mieux faire reconnaître le rôle de l'ingénierie publique locale, à adapter les ressources humaines des collectivités aux besoins de nouvelles compétences et à ouvrir de nouveaux moyens financiers en faveur de l'ingénierie publique locale, et une seconde série de 13 propositions spécifiques à l'ANCT pour l'accompagner dans son déploiement à travers les territoires. Cinq objectifs lui sont proposés pour :

- conforter la gouvernance nationale et locale de l'Agence dans le pilotage des politiques transversales ;

- faire de l'Agence le pivot de la mutualisation des ressources locales d'ingénierie ;

- faire de l'Agence un acteur de la différenciation et de la subsidiarité ;

- prioriser une ingénierie « sur mesure » et écouter les besoins des territoires pour faire émerger les projets locaux ;

- faire de l'Agence un outil de lutte contre les inégalités territoriales.

Vos rapporteurs ne peuvent que souhaiter la réussite de l'implantation de l'ANCT dans les territoires - et il est encore tôt pour en esquisser un bilan. En revanche, ils appellent les organes nationaux et locaux de gouvernance de l'Agence à prioriser le soutien aux projets locaux et à adapter leur doctrine d'action aux spécificités du maillage territorial , qu'il s'agisse des échelons communaux, départementaux et de la nécessaire coordination avec les stratégies régionales, mais aussi des intercommunalités et des Pôles d'équilibre territoriaux et ruraux (PETR) qui, dans les territoires de faible densité, constituent la maille adéquate de gestation et de réalisation des projets.


* 1 Anciennement dénommée « D élégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale », puis « Délégation interministérielle à l'aménagement du territoire et à l'attractivité régionale », remplacée en 2014 par le Commissariat général à l'égalité des territoires (CGET).

* 2 95 e Congrès des maires de France, Paris, 20 novembre 2012.

* 3 Rapport d'information n° 471 (2008-2009) de M. Yves Krattinger et Mme Jacqueline Gourault, fait au nom de la mission commune d'information, déposé le 17 juin 2009.

* 4 Rapport d'information n° 557 (2009-2010) de M. Yves Daudigny, fait au nom de la délégation aux collectivités territoriales, déposé le 15 juin 2010.

* 5 Rapport d'information n° 654 (2011-2012) de M. Pierre Jarlier, fait au nom de la délégation aux collectivités territoriales, déposé le 17 juillet 2012.

* 6 Rapport d'information n° 251 (2019-2020) de MM. Bernard Delcros, Jean-François Husson, Franck Montaugé et Raymond Vall, fait au nom de la délégation aux collectivités territoriales, déposé le 16 janvier 2020.

* 7 Proposition de loi n° 2 (2018-2019) de M. Jean-Claude Requier et plusieurs de ses collègues, déposée au Sénat le 2 octobre 2018.

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