PREMIÈRE PARTIE :
« DU DÉSENGAGEMENT DE L'INGÉNIERIE D'ÉTAT... »

I. LA FIN DES MISSIONS D'INGÉNIERIE DE L'ÉTAT AU PROFIT DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES

A. LES TYPOLOGIES D'INGÉNIERIE CONCERNÉES

1. L'ingénierie du point de vue des services de l'État...
a) L'expression « ingénierie territoriale » relève davantage d'une reconnaissance technique que d'une définition juridique

La table ronde d'universitaires 8 ( * ) organisée en juin 2020, au lancement des travaux de vos rapporteurs, se penchant sur l'expression « ingénierie territoriale », a constaté l' absence de définition juridique , ni même de référence à l'ingénierie territoriale dans les textes dédiés aux collectivités territoriales - l'exception étant circonscrite à la seule mention « mise en oeuvre d'opérations d'ingénierie financière à vocation régionale » à l'article L. 4211-1 du Code général des collectivités territoriales (CGCT) tel que modifié par la loi NOTRe de 2015.

En 2003, le Comité interministériel d'aménagement et de développement du territoire (CIADT) proposait l'organisation d'une « plate-forme d'ingénierie territoriale » animée par la Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale (DATAR) et consacrait ainsi l'expression d'» ingénierie territoriale ». En l'absence de qualification juridique spécifique, le fait technique a toutefois été pris en compte par les organismes publics sous différentes définitions, d'ordre administratif et technique : le Comité des directeurs pour le développement urbain (CODIRDU) définissait l'ingénierie territoriale comme « l'ensemble des savoir-faire professionnels dont ont besoin les collectivités publiques et les acteurs locaux pour conduire le développement territorial ou l'aménagement durable des territoires... », la DATAR ajoutant la précision suivante « ... et complété par l'ensemble des concepts, outils et dispositifs mis à la disposition des acteurs du territoire pour accompagner la conception, la réalisation et l'évaluation de leurs projets de territoire » .

b) Des moyens d'ingénierie traditionnellement fournis par l'État

Définie de manière très large comme « les moyens et compétences des territoires pour mener à bien leur projet », l'appellation d'ingénierie territoriale est devenue fédératrice en reconnaissant un statut technique à des actions de natures diverses telles que « des concepts, méthodes, outils et dispositifs mis à disposition des acteurs des territoires, pour accompagner la conception, la réalisation et l'évaluation des projets de territoire. Cela concerne non seulement les acteurs du développement local, élus, habitants et animateurs locaux, mais aussi l'ensemble des acteurs confrontés aux enjeux du développement territorial » . 9 ( * )

Historiquement, les communes bénéficiaient de longue date de services assurés par l'État, pour la gestion courante de la voirie et l'assistance à leurs opérations de voirie et d'aménagement, sous le nom d'Aide technique à la gestion communale (ATGC). La loi du 29 septembre 1948 avait donné un cadre légal aux prestations effectuées pour le compte des communes dans le cadre de l'ingénierie publique, et la loi n° 92-125 du 6 février 1992 rappelait (article 7) que « les services déconcentrés de l'État peuvent concourir par leur appui technique aux projets de développement économique, social et culturel des collectivités territoriales et de leurs établissements publics de coopération qui en font la demande. Dans ce cas, cet appui est fourni dans des conditions définies par convention passée entre le représentant de l'État et, selon le cas, le président du conseil régional, le président du conseil général, le maire ou le président de l'établissement public de coopération » . Ce dispositif a fonctionné jusqu'en 2001, lorsque l'Assistance technique fournie par l'État aux collectivités pour des raisons de solidarité et d'aménagement du territoire (ATESAT) a remplacé l'ATGC.

Par ailleurs, le champ d'intervention de l'ingénierie publique de l'État couvre un champ très étendu d'expertises et d'appuis spécifiques qu'il peut mobiliser en direction des territoires, dont on peut donner l'énumération suivante 10 ( * ) :

- l'ingénierie de projet permet de mettre en place la gouvernance politique et technique adaptée, apporte de la méthodologie dans la démarche de projet (mode projet, atelier, cadrage des études,...), permet d'identifier les besoins en compétences ou expertises pour conduire le projet. En amont, elle facilite la réponse aux appels à projets souvent inaccessibles aux territoires dépourvus d'ingénierie et ne disposant pas des éléments de projet pour répondre dans des délais très contraints ;

- l'ingénierie administrative concerne l'accompagnement des projets qui nécessitent d'organiser et de coordonner la réponse des services de l'État et des opérateurs ;

- l'ingénierie réglementaire et juridique permet d'identifier les autorisations nécessaires pour réaliser le projet, lesquelles relèvent souvent de plusieurs réglementations (urbanisme, loi sur l'eau, espèces protégées, Installations classées pour la protection de l'environnement -ICPE,...) et facilite l'articulation des procédures pour réduire les délais, par exemple en regroupant les enquêtes publiques. L'expertise juridique disponible dans les services et réseaux de l'État peut aussi être mobilisée, notamment pour les projets innovants ;

- l'ingénierie financière vise à identifier les sources de financement possibles en s'appuyant sur la veille financière mise en place dans certaines Directions départementales des territoires et de la mer (DDT(M)), Directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL) ou préfectures et sur la plateforme « Aides-territoires » développée par la Direction de l'habitat, de l'urbanisme et des paysages (DHUP) ;

- l'ingénierie d'accompagnement de mise en oeuvre des politiques publiques qui sont à vocation partenariale mobilise les services de l'état pour contribuer à l'animation et à la coordination des partenaires ;

- l'identification des besoins en méthodes de participation du public aux projets d'aménagement consiste à structurer les projets en associant le public, le plus en amont possible, pour appuyer les collectivités dans ce domaine.

2. ...ne recouvre pas toutes les compétences techniques nécessaires aux collectivités territoriales

En revanche, sont sortis du giron de l'ingénierie d'État certaines prestations pour lesquelles les collectivités doivent maintenant elles-mêmes assurer ou déléguer la réalisation :

- l'assistance technique aux travaux qui relève de la maîtrise d'oeuvre concurrentielle : l'ingénierie de l'État intervient en amont de la phase travaux et le plus souvent en amont de la phase des études opérationnelles ;

- la maîtrise d'ouvrage déléguée qui elle aussi relève de l'ingénierie concurrentielle : l'ingénierie de l'État facilite la mise en place des bonnes conditions d'exercice de la maîtrise d'ouvrage, qui peut ainsi être exercée directement (ou déléguée) par les collectivités les moins expérimentées ;

- la substitution au travail des bureaux d'étude : l'ingénierie territoriale aide le maître d'ouvrage à identifier les besoins en étude, en méthodologie et en compétences nécessaires, facilitant ainsi le cadrage de la commande ;

- la mise à disposition d'agents de l'État auprès du maître d'ouvrage (les agents de l'État n'interviennent que pour permettre et accompagner la mise en oeuvre des politiques publiques nationales appliquées dans les territoires).

C'est précisément le retrait de l'État de ces services qui pose la problématique de la couverture des besoins des territoires les plus fragiles et les plus démunis , mais aussi des projets complexes qui ne sauraient se développer avec les seuls moyens locaux.

Les deux rapports sénatoriaux précités « Faire confiance à l'intelligence territoriale » en 2009 et « Les collectivités territoriales : moteurs de l'ingénierie publique » en 2010 ont relancé la réflexion en matière de réforme territoriale en alertant les pouvoirs publics sur un nécessaire changement de paradigme - l'ingénierie publique de demain appartiendra aux collectivités territoriales ou disparaîtra - qu'allait connaître ce secteur avec le recul de l'État. Selon des économistes spécialistes du secteur 11 ( * ) , le virage a été pris dès la fin des années 1990, quand « l'État s'est peu à peu retiré de ces prestations d'ingénierie publique sous l'effet [...] du rapport critique de la Cour des comptes (1999), sur la légitimité de l'ingénierie publique au regard des modalités de son financement » dans un objectif de rationalisation et d'économies d'échelle ( new public management ) qui ont eu pour effet de regrouper les moyens d'ingénierie « sur des lieux géographiques qui sont favorables à ceux qui sont déjà les plus centraux et les plus centralisateurs ».


* 8 Contributions des professeurs Claude Janin, Sylvie Lardon, Florence Lerique et Jean-Luc Pissaloux.

* 9 L'ingénierie territoriale à l'épreuve des transitions territoriales, Sylvie Lardon, INRA & AgroParisTech, UMR Territoires Clermont-Ferrand (Wiki territorial, CNFPT Sylvie Lardon, 18 mai 2016).

* 10 Selon la contribution du groupement des Directeurs départementaux des territoires et de la mer (DDT(M)).

* 11 Nathalie Gaussier et Claude Lacour, économistes.

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