B. UN PHÉNOMÈNE RELATIVEMENT RÉCENT EN GUYANE, QUI S'ENRACINE DANS UN CONTEXTE ÉCONOMIQUE ET SOCIAL DIFFICILE

1. Un phénomène en expansion

La route guyanaise, qui constitue une diversification de la route surinamaise, s'est fortement développée depuis 2012 , avec une accélération ces dernières années. Selon plusieurs observateurs, ce développement est à mettre en relation avec l'explosion de la production de cocaïne dans les pays andins à compter de 2013 .

Ainsi, selon l'OFAST, les saisies de cocaïne liées aux filières guyanaises se sont élevées à 2 500 kilogrammes en 2019 contre 129 kilogrammes en 2010. Cela représente 15% des quantités de cocaïne saisies chaque année par les services de contrôle.

De même, 1 200 passeurs ont été interpelés en 2019, contre 88 en 2010 et 601 en 2017.

Ces deux séries de chiffres permettent d'apprécier l'ampleur prise par le phénomène, qui porterait sur un trafic annuel de 4 tonnes , représentant entre 15 et 20 % des entrées de cocaïne dans l'Hexagone 3 ( * ) (20 à 25 tonnes).

Ainsi, la Guyane est désormais le deuxième point d'entrée de la cocaïne en France après les vols internationaux.

2. Un « trafic de fourmis » en cours de structuration

L e trafic de cocaïne en provenance de Guyane est parfois qualifié de « trafic de fourmis » . Il repose en effet sur l'utilisation d'un grand nombre de passeurs recrutés par des réseaux de trafiquants ou en contact avec eux, et qui transportent individuellement de petites quantités de cocaïne en empruntant des vols commerciaux entre Cayenne et la capitale.

Les passeurs récupèrent la cocaïne au Suriname, le plus souvent à Albina, ville surinamaise située en face de Saint-Laurent-du-Maroni, ou en Guyane. Ils sont ensuite acheminés vers Cayenne, dans leur grande majorité via l'axe RN1 en taxis collectifs, mais certains trafiquants privilégient la voie fluviale ou la forêt pour contourner le point de contrôle routier d'Iracoubo. La surveillance de la route principale, en provenance d'Albina, a cependant certainement généré de nouveaux accès le long du fleuve Maroni.

La destination de tous les passeurs de cocaïne est l'aéroport Félix Eboué , proche de Cayenne, où ils tentent de prendre un vol commercial en direction de l'aéroport d'Orly. L'aéroport Félix Eboué a ainsi été qualifié de point de mire ou de goulot d'étranglement par des personnes entendues par la mission d'information.

La route de la cocaïne sur le territoire guyanais

Source : Agence Phare,
La prévention du phénomène des mules en Guyane , 12 avril 2019

Avant l'épidémie de Covid-19 et la quasi fermeture de l'aéroport de Cayenne pendant trois mois, 13 vols en provenance de Guyane atterrissaient chaque semaine à l'aéroport d'Orly. Selon des estimations entendues, 20 à 30 passeurs souhaiteraient emprunter chaque vol entre Cayenne et Orly - ce qui représenterait 7 000 passeurs par an - et 8 à 10 y parviendraient effectivement.

La drogue est transportée in corpore (ingérée ou insérée sous forme d'ovules), « à corps » (dissimulée près du corps) ou dans les bagages. Alors qu'elle était majoritaire il y a quelques années, la proportion de passeurs transportant la drogue in corpore a reculé à environ 28 % du nombre de saisies en 2019. Les bagages et autres modes de dissimulation à corps sont utilisés respectivement dans environ 40 % et 30 % des cas. Ces deux derniers procédés permettent de transporter davantage de cocaïne. Chaque passeur transporterait entre 1 et 20 kg de cocaïne, soit une quantité moyenne de 1,9kg en 2019, contre 1,7 kg en 2018 et 1,5 kg en 2017.

Une part minoritaire du trafic guyanais s'effectue via le transport de fret , maritime ou aérien (notamment le fret express et postal). Ce segment tend à progresser - de même que les vols transitant par les Antilles - à mesure que la lutte contre le trafic par voie aérienne s'accroît. À titre d'exemple, la douane de Guyane a saisi 93,2 kg de cocaïne sur le fret express et postal en 2019, contre 55,3 kg en 2018 et 37,7 kg en 2017. Notons que le fret maritime dédié au Centre Spatial Guyanais, s'il semble être un canal plus exceptionnel, n'est pas épargné. En effet, le 5 août 2019, une caisse contenant 8 kg de cocaïne est tombée d'un navire transportant des éléments de fusée depuis le port de Kourou vers l'Hexagone.

Une fois arrivés à l'aéroport de Paris Orly , les passeurs, pris en charge ou non par des membres du réseau, se dispersent et empruntent différents moyens de transport. Certains s'orientent vers un hôtel de la région parisienne pour l'expulsion des ovules ou la livraison des produits stupéfiants, d'autres poursuivent leur trajet vers une destination finale en province, avec un vol de correspondance ou l'utilisation d'un autre mode de transport comme le train ou le bus. Enfin, une dernière partie des passeurs poursuit son voyage, en train ou en bus, vers les Pays-Bas (de l'ordre de 10 % de la cocaïne en provenance de Guyane saisie en France serait destinée aux Pays-Bas).

Le trafic de stupéfiants transitant par la Guyane a longtemps été le fait d'individus isolés ou de réseaux faiblement structurés prenant appui sur les éléments logistiques assurés par d'autres segments. Historiquement, les principaux animateurs du trafic régional se trouvent au Suriname et, dans une moindre mesure, au Brésil. Les trafiquants guyanais jouaient initialement un rôle de second plan, apportant notamment une aide à l'organisation du trafic par leur maîtrise des voies fluviales du territoire.

Les réseaux guyanais sont toutefois en cours d'autonomisation depuis environ cinq ans face aux groupes surinamais ou brésiliens, et coexistent avec des initiatives individuelles 4 ( * ) , des réseaux familiaux et des micro-réseaux 5 ( * ) .

3. Un phénomène révélateur d'importants déséquilibres économiques et sociaux

Le phénomène du transport de stupéfiants en provenance de Guyane est indissociable du contexte socio-économique dans lequel il survient. La Guyane, est en effet marquée par un important retard économique , le PIB par habitant y étant en 2019 inférieur de plus de 57 % à la moyenne française . Cet indicateur y est parmi les plus faibles des territoires français, seule Mayotte connaissant une situation plus défavorable.

PIB par habitant en 2019

Source : rapport annuel 2020 de l'IEDOM Guyane

Sur le plan démographique, la Guyane est marquée par la jeunesse de sa population . En 2015, 61 000 jeunes âgés de 15 à 29 ans résident en Guyane et représentent 23,5 % de la population totale , contre 16,6 % aux Antilles et 17,8 % dans l'Hexagone, la Guyane étant ainsi le deuxième département français le plus jeune après Mayotte. Cette situation ne devrait pas évoluer à moyen terme ; selon le scénario médian de l'INSEE, le nombre de jeunes pourrait atteindre 80 000 d'ici 2030 , leur part dans la population restant stable 6 ( * ) .

L'insertion socioprofessionnelle des jeunes y accuse un retard avec l'Hexagone particulièrement fort. Le taux de chômage s'élevait à 32 % pour les 18-29 ans en 2018 , soit le double que ce qui est constaté dans l'Hexagone. L'analyse en termes de taux d'emploi fait également apparaître les difficultés de la Guyane. Ainsi, l'offre d'emplois « y est insuffisante : on dénombre 66 000 emplois pour 100 000 actifs. Les plus jeunes éprouvent de difficultés pour entrer dans le marché du travail. Ainsi, seuls 32 % des 18-29 ans de Guyane sont en emploi » 7 ( * ) , contre 57 % dans l'Hexagone.

La part des jeunes (18-29 ans) ni en emploi ni en formation s'y élève à 43 % contre 19 % dans l'Hexagone.

Le déséquilibre géographique de l'offre de formation en Guyane

Les emplois sont inégalement répartis en Guyane : deux emplois sur trois se trouvent dans la Communauté d'Agglomération du Centre Littoral qui regroupe la moitié de la population guyanaise.

L'accès à l'éducation n'est pas le même pour tous. Ainsi, il n'y a pas de lycée d'enseignement général, professionnel ou technologique dans les communes dites « de l'intérieur », ni même de lycée d'enseignement général dans la Communauté de Communes de l'Est Guyanais où vivent 670 jeunes. Toutefois, un lycée avec internat à Maripasoula et une cité scolaire (collège et lycée avec internat) à Saint-Georges de l'Oyapock sortiront de terre dans les prochaines années. Ces établissements vont contribuer au rééquilibrage de l'offre de formation sur le territoire. Dans la Communauté de communes de l'Ouest résident 2 000 jeunes.

L'offre de mobilité, que ce soit dans le département ou pour en sortir, est insuffisante. La moitié des lycées publics de Guyane, les classes préparatoires et la formation universitaire se trouvent à Cayenne ou à Rémire-Montjoly. Seul l'Institut Universitaire de Technologie (IUT) est implanté à Kourou. Toutefois, les lycées de la région proposent des BTS (bac + 2) à Kourou, Mana, Macouria et à Saint-Laurent-du-Maroni.

Source : Insee Analyses, L'insertion professionnelle des 15-29 ans en Guyane, 2019.

Ces difficultés sont accrues dans certaines zones. La part de jeunes (18-29 ans) ni en emploi ni en formation atteint ainsi 49 % dans les « communes de l'intérieur » 8 ( * ) , témoignant des importants déséquilibres territoriaux et des inégalités d'accès aux services publics et aux infrastructures qui marquent le territoire. Saint-Laurent du Maroni, dont sont originaires environ 25 % des passeurs interpellés, ainsi que les autres communes de l'Ouest, sont marquées par d'importants déséquilibres économiques. Ainsi, la Communauté de Communes de l'Ouest Guyanais où résident 35 % de la population guyanaise ne propose que 18 % des emplois du département.

Le faible niveau de vie, l'insuffisance des offres d'emploi et de formations proposées aux jeunes, ainsi que le manque d'accès aux services publics et aux infrastructures constituent autant d'explications au phénomène des passeurs de stupéfiants. Dans ce contexte, le « voyage » susceptible de rapporter de 2 000 à 10 000 euros peut, pour certains jeunes, constituer une alternative acceptable au manque d'avenir offert par leur territoire.


* 3 Selon l'Observatoire français des drogues et toxicomanies.

* 4 Au cours des auditions a été cité le cas d'un jeune Guyanais qui s'était lancé dans le trafic de cocaïne après avoir prospéré dans les mines d'orpaillage illégal.

* 5 Les réseaux restent néanmoins semi-structurés, car, comme l'indique David Weinberger, les trafiquants de drogue qui génèrent le plus de revenus peuvent utiliser des modes de transports plus onéreux et permettant le transport de davantage de marchandises. Le trafic de stupéfiants en provenance de Guyane, de par sa nature même, n'est pas un trafic de cartel mais le fait d'un grand nombre d'acteurs qui cohabitent ensemble.

* 6 Insee Analyses, L'insertion professionnelle des 15-29 ans en Guyane, 2019.

* 7 Ibid.

* 8 La Guyane non-routière comprend les communes d'Ouanary, Saül, Maripasoula, Camopi, Grand-Santi, Saint-Élie et Papaichton.

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