C. LES « MULES », DES PROFILS VARIABLES PRÉSENTANT DES CARACTÉRISTIQUES COMMUNES

1. Un phénomène touchant une population jeune et défavorisée socialement

Malgré l'ampleur du phénomène dit des « mules », leur profil sociodémographique reste aujourd'hui largement méconnu. La connaissance de la population touchée par le phénomène est néanmoins fondamentale, notamment car elle conditionne la nature des dispositifs de prévention pertinents.

La synthèse des données existantes tend à dresser le portrait de jeunes, filles ou garçons, appartenant à la communauté bushinenguée et originaires de l'Ouest guyanais.

Le principal travail académique visant à établir le profil sociologique des passeurs aujourd'hui disponible a été établi par Mme Guéda Gadio et porte sur un échantillon de 515 transporteurs de stupéfiants interpellés et jugés lors d'une audience en comparution immédiate en Guyane depuis le 1 er janvier 2017 9 ( * ) . Les autres données fournies par les interlocuteurs de la mission d'information 10 ( * ) , moins exhaustives, permettent de dresser un profil sociodémographique proche de celui de l'étude de Mme Gadio, dont la mission d'information tient donc à rendre compte.

Cette étude permet notamment de montrer que :

- les hommes sont majoritaires (58 %) ;

- quatre transporteurs sur dix ont moins de 25 ans au moment de leur interpellation, et la proportion de femmes augmente avec l'âge ;

Répartition par âge et par sexe des transporteurs de stupéfiants interpellés en provenance de Guyane (2017-2019)

Hommes

Femmes

Total

Moins de 25 ans

30%

44%

38%

25-30

21%

23%

22%

30-40

27%

19%

22%

40 ans et plus

22%

14%

17%

Source : Guéda Gadio

- les ressortissants Français sont majoritaires (57 %), devant les Surinamais (24 %) et les Néerlandais (14 %), ce qui s'explique logiquement par le fait que les étrangers en situation irrégulière sont moins enclins à la pratique d'un transport illicite de stupéfiants.

L'analyse des données sociologiques met également en évidence l'appartenance du public concerné à des milieux défavorisés . Le niveau scolaire des transporteurs de stupéfiants est faible , puisque 60 % des personnes composant l'échantillon n'ont aucun diplôme 11 ( * ) , et 24 % d'entre eux ne déclare aucune activité professionnelle en cours ou passée. La précarité sociale des transporteurs de stupéfiants s'illustre également par la proportion élevée de personnes hébergée par des tiers , seuls 37 % d'entre eux étant détenteurs de leur propre logement. La forte proportion de célibataire (70 %) témoigne également du fort niveau d'isolement social des individus concernés 12 ( * ) . Cet élément est également relevé par la directrice du centre pénitentiaire de Cayenne, qui constate que « la majorité des détenus hommes ou femmes, mules sont primo-délinquants, ne sont pas consommateurs, ne sont pas ancrés dans la délinquance et sont relativement jeunes. Ils évoquent tous l'envie de pouvoir disposer de liquidités pour des achats futiles (téléphones, chaussures de sport...). Ces personnes n'ont peu ou pas de perspectives et deviennent des professionnels du transport de stupéfiants. » 13 ( * )

Les diverses auditions menées par la mission d'information mettent en avant la prégnance du phénomène dans l'Ouest guyanais , marqué par son niveau fort niveau d'enclavement et la distance avec les services publics.

Zone de provenance des transporteurs stupéfiants interpellés

Saint-Laurent du Maroni

25%

Cayenne

14%

Kourou

6%

Laurent-du-Maroni

9%

Pays-Bas

12%

France hexagonale

18%

Suriname (Marowijne)

3%

Suriname (Paramaribo)

8%

Autres

6%

Source : étude de Mme Guéda Gadio

Le phénomène semble toucher en premier lieu les individus issus de la communauté bushinenguée , particulièrement présente le long du Maroni, dans l'Ouest du département. Outre la localisation de cette population à l'ouest du territoire, cette surreprésentation peut aisément s'expliquer par la marginalité sociale dont pâtit cette communauté . Pour beaucoup de jeunes de l'Ouest guyanais , la langue française n'est pas leur langue maternelle ni leur langue quotidienne . L'importante communauté bushinenguée parle taki taki, saramaka, djuka ou encore bushinengué-tongo. De même, cette communauté est régie par des règles coutumières propres et des croyances héritées du passé africain. Lors de son audition, la maire de Saint-Laurent du Maroni, Sophie Charles a ainsi estimé que le phénomène des « bains d'invisibilité » était un élément central dans la préparation des jeunes recrues. Ces bains purificateurs, donnés par les obiamans 14 ( * ) , ont vocation, selon les croyances locales, à rendre invisibles les passeurs et à faciliter le passage des douanes. Selon l'Agence Phare 15 ( * ) , il apparait que la perception des jeunes sur les obiamans n'est pas uniforme, et qu'une partie d'entre eux leur portent un crédit important tandis que d'autres ne croient pas à l'efficacité des rites magico-religieux.

Si la prépondérance des individus appartenant à la communauté bushinenguée parmi les transporteurs de stupéfiants reste avérée, le préfet de Guyane a indiqué à la mission d'information que ce « profil-type » connaissait des évolutions, afin de mieux tromper les dispositifs de profilage des services de police et de douane : « lorsque les forces de l'ordre se sont mises à cibler des jeunes hommes venant de Saint-Laurent-du-Maroni, les trafiquants ont commencé à faire appel à de jeunes mamans avec des enfants, puis à des personnes plus âgées. Juste avant le début du confinement, nous observions une nouvelle tendance : les trafiquants recrutaient plutôt des jeunes issus de quartiers sensibles de l'Hexagone qui venaient en Guyane et transportaient de la drogue lors de leur trajet de retour. » 16 ( * ) De même, des cas de personnes âgées interpellées pour trafic de stupéfiants en provenance de Guyane ont été rapportés à la mission d'information.

2. Un phénomène banalisé en partie dicté par des motivations économiques

Comme le laissent supposer les données sociologiques des personnes interpellées, ainsi que le portrait sociodémographiques du territoire, les motivations poussant les individus à se livrer à cette activité relèvent en partie d'une logique d' « insertion socio-économique ». Comme l'a indiqué Mme Guéda Gadio lors de son audition par la mission d'information, cette activité est avant tout perçue comme étant un « job » moralement acceptable chez les hommes, dans un contexte généralisé d'absence de perspectives professionnelles. De leur côté, les femmes invoquent des raisons qu'elles estiment plus louables, comme le fait de devoir subvenir aux besoins de leurs enfants ou de régler des dettes liées à l'entretien de leur maison. Les transporteurs de cocaïne ne sont, en général, pas consommateurs de drogue. Le SPIP du Val-de-Marne a indiqué à la mission d'information que « lors des nombreux entretiens effectués auprès de personnes incarcérées pour des faits de trafics de stupéfiants, les motivations avancées sont celles des recours à des alternatives leur permettant de subvenir à leurs propres besoins fondamentaux et/ou à ceux de leur famille . En effet, elles font généralement état de dettes (amendes, créances...) qu'elles n'arrivent pas à honorer avec leurs ressources habituelles. Ces conditions de vie très précaires sont renforcées par d'autres facteurs fragilisant l'équilibre économique des familles (chômage, invalidité/handicap, naissance, décès...). Cet acte est souvent vécu comme un « derniers recours » plus par nécessité que par choix. »

À côté de ces explications liées au contexte de grande pauvreté et de vulnérabilité sociale dans lequel se trouvent les individus transportant de la cocaïne, l'Agence phare relève également, comme autres motivations possibles :

- l'appât de l' « argent facile » , argument largement diffusé par les recruteurs, et les transporteurs de stupéfiants non interpellés de retour en Guyane 17 ( * ) ;

- l'existence de contraintes - psychologiques ou physiques - exercées par les cartels sur les individus ;

- une logique de défiance à l'égard de l'État , également mise en avant par le représentant de l'association Mama Mobi lors de son audition 18 ( * ) , de la part, notamment, des bushinengués de l'Ouest guyanais.

Ces différentes « motivations » et contraintes sont cumulatives . Lors de son audition, la directrice du centre d'hébergement et de réhabilitation sociale (CHRS) Soleillet, qui accueille des femmes guyanaises ayant fait l'objet d'une incarcération pour trafic de stupéfiants, a ainsi indiqué que ces dernières, « plutôt jeunes avec des enfants en Guyane, ont peu de perspectives en Guyane, ou l'expriment comme tel, sur le plan scolaire ou professionnel. Elles sont peu qualifiées, avec peu ou pas d'expérience et s'inscrivent difficilement dans un projet qu'elles auraient eu avant le transport de drogue. Au contraire, le transport de drogue leur donne un statut. » 19 ( * ) A cette absence de perspective s'ajoutent des éléments « de violence, de maltraitance , ainsi que des pressions familiales, certaines femmes indiquant avoir été désignées par leurs familles pour effectuer le transport ».

Le phénomène est, en tout état de cause, marqué par la diversité des parcours et des représentations sur les causes de l'implication des individus dans le phénomène 20 ( * ) . Les différentes auditions menées par la mission d'information tendent toutefois à faire ressortir la prégnance des problématiques socio-économiques comme principale explication individuelle du phénomène.


* 9 A contrario, les transporteurs de stupéfiants interpellés dans l'Hexagone ou n'ayant fait l'objet d'aucune interpellation ne sont pas pris en compte par cette étude. Ce travail n'a pas encore fait l'objet d'une publication finale.

* 10 Centres pénitentiaires de Rémire-Montjoly et Fresnes, notamment.

* 11 Il apparait que 8 % des transporteurs ont un niveau primaire, 26 % un niveau collège, 56 % sont allés au lycée, et 4 % n'ont jamais été scolarisés.

* 12 Cet isolement se manifeste également par l'absence quasiment systématique de leurs proches lors des audiences.

* 13 Audition de Mme Sylvette Antoine, directrice du centre pénitentiaire de Cayenne.

* 14 Pratiquant des obia, c'est-à-dire des forces magiques.

* 15 Agence Phare, La prévention du phénomène des mules en Guyane, avril 2019.

* 16 « La prise de risque contre un système est libératrice et rentable ». .

* 17 Audition de l'association Aurore.

* 18 Audition de Papa Gé, président de l'association Mama Mobi.

* 19 Audition de M. Florian Guyot, directeur général et Mme Valérie Caulliez, cheffe de service de l'association Aurore.

* 20 Audition de Mme Manon Réguer-Petit, Agence Phare.

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